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Un instrument de savoir ancré dans des réseaux de pouvoir étatiques et entrepreneuriaux

Comment ce dispositif fonctionne-t-il en pratique ? Comme le montre François Fourquet – avant Alain Desrosières, de manière plus foucaldienne, et en anticipant également sur les travaux de Bourdieu concernant l'État –, entre le foisonnement de la vie sociale et la cohérence apparente des

113 M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 122. 114 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. IX.

115 Peter MILLER, « Accounting for Progress. National Accounting and Planning in France », Accounting, Organizations

catégories de la comptabilité nationale, « il y a toute l'épaisseur d'une série d'appareils de pouvoir ». Toute transaction économique donne lieu à une multiplicité d'enregistrements qui se superposent les uns aux autres, selon plusieurs découpages comptables ou statistiques de la réalité, au niveau de l'entreprise, de la branche ou de différents services de l'État. Ils ne sont pas toujours cohérents entre eux et servent des fins diverses. Par exemple, l'acquisition par une entreprise des machines qui lui permettront de se restructurer – et par là de modifier sa position face à ses concurrents dans le champ économique, en transformant l'organisation du travail au sein de ses usines et, donc, les rapports de pouvoir entre cadres, contremaîtres et ouvriers –, donne lieu à une chaîne conséquente d'inscriptions avant de prendre place dans la synthèse de la comptabilité nationale :

« la facturation des travaux d'équipement et des achats de machines, le report au sein de la comptabilité d'entreprise (ou ils sont ventilés entre différents comptes : achats, immobilisations, etc.), la transmission du bilan de l'entreprise aux services départementaux du fisc ou du syndicat professionnel, la centralisation par les services centraux du ministère des Finances ou du syndicat professionnel, la transmission à l'INSEE qui réorganise cette multiplicité d'inscriptions selon un code unitaire… »116

De plus, ajoute Fourquet, « chacun de ces enregistrements est traversé par un rapport de pouvoir ». Au sein de l'entreprise, les informations sont codées par des travailleuses de bureau, mises en forme par la direction financière, parfois filtrées par la hiérarchie. Sous Vichy puis dans les années 1950, les questionnaires de l'administration sont adressés aux entreprises par les organisations patronales de branche, et à partir de 1947 codés selon le fichier SIRENE créé par l'INSEE, qui leur attribue un numéro d'identification individualisé tout en conservant le secret statistique117. Les informations transmises au ministère des Finances servent en premier lieu au

prélèvement de l'impôt, avant d'être adaptées à une multiplicité d'usages (dont la statistique économique). Elles sont présentées selon un plan comptable général qui ne s'est imposé que contre des résistances multiples entre 1942, 1957 puis 1982, et reflète un compromis historique provisoire entre les statisticiens d'État, les organisations patronales et la profession comptable118. Ensuite, les

comptables nationaux insèrent ces informations dans une nomenclature qui, à la fois, incorpore certains savoirs économiques notamment keynésiens, et se construit en vue d'une action globale

116 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 342‑343.

117 Michel ARMATTE et Alain DESROSIÈRES, « Les méthodes quantitatives et leur historiographie éclatée (économétrie et

comptabilité nationale) », in Michel ARMATTE, La science économique comme ingénierie, Paris, Presses des Mines, 2010, p. 73‑74. L'acronyme signifie Système national d'identification et du répertoire des entreprises et de leurs établissements. Il prend ce nom en 1975 : avant, il est simplement désigné en tant que Fichier des établissements de l'INSEE.

118 Béatrice TOUCHELAY, L’État et l’entreprise : une histoire de la normalisation comptable et fiscale à la française, Rennes,

de l'appareil économique d'État sur les entreprises. Enfin, au dernier niveau d'abstraction, ces catégories sont utilisées par les économistes de l'administration à des fins de prévision orientée vers l'action, ou par les économistes universitaires à des fins dites de « pure connaissance »119.

Contrairement aux États-Unis ou aux Pays-Bas, qui à la même époque privilégient une modélisation économétrique qui se présente comme un reflet neutre des mouvements de l'économie, la forme de prévision propre à la comptabilité nationale française assume le caractère volontariste et négocié du Plan. Dans le dispositif qui a fonctionné du IIIe au Ve Plan (1958-1970), dit

Alain Desrosières, la cohérence comptable est atteinte par un va-et-vient permanent entre les commissions de modernisation et le « centre de calcul » constitué par les techniciens de l'INSEE, du SEEF et du Commissariat général : « Le cadre détaillé et complexe des doubles équilibres comptables, par agent et par opération, projeté sur l'année horizon du Plan, [est] supposé garantir, grâce à sa décomposition fine, la plausibilité du projet d'ensemble. »120 Lors de chaque itération, les

experts du Plan cherchent à mettre en cohérence les propositions des hauts fonctionnaires et des patrons présents dans les commissions de branche au moyen du tableau de Léontief, pour établir des objectifs à cinq ans en « quantités physiques ». Par exemple, sur la base des différents volumes de production d'automobiles possibles, les experts sont approximativement capables de dire à Renault, Peugeot, Citroën, et à la direction des industries métallurgiques, mécaniques et électriques du ministère de l'Industrie, que cet objectif nécessitera tant d'acier, tant de plastique et tant de transports, que la production d'acier consommera elle-même tant d'énergie, tant de matières premières et tant de machines, et ainsi de suite au sein d'une matrice qui représente la structure d'ensemble du système productif, sur la base de « coefficients techniques » issus de l'analyse des chiffres du passé. Il est ensuite possible, grâce au tableau économique d'ensemble (TEE), de tester la cohérence de cette hypothèse en termes de répartition de la PIB entre salaires, cotisations, impôts et profits121. Enfin, comme nous le verrons dans la section suivante, le tableau d'opérations

financières (TOF) permet à la direction du Trésor de savoir comment mobiliser l'épargne disponible en vue du financement des objectifs du Plan. Le choix politique principal est en fait celui d'une variable dans une équation : le taux de croissance.

119 Il suffit d'ailleurs de se rappeler ce que pouvait être un économiste avant la mesure du PIB, pour comprendre à quel

point la comptabilité nationale a contribué à faire accéder la discipline à la formalisation mathématique.

120 Alain DESROSIÈRES, « Une comparaison des plans français et néerlandais entre 1945 et 1980 » [1999], in L’argument

statistique II, Paris, Presses des Mines, 2008, p. 164.

121 Pour se faire une idée de ce tableau, dit aujourd'hui des entrées-sorties, depuis 1949, cf. INSEERÉSULTATS, « Tableau

des entrées-sorties et Tableau économique d’ensemble », dans Les comptes de la Nation en 2016, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2832720?sommaire=2832834, consulté le 7 mai 2018.

La spécificité de la comptabilité nationale française de l'époque 1958-1970 ne se comprend qu'en sachant que les hauts fonctionnaires qui l'utilisent entretiennent des relations concrètes et des rapports de force avec certains des principaux acteurs dont elle enregistre les mouvements économiques : dirigeants de grandes entreprises et de grandes banques publiques et privées, représentants d'organisations patronales de branche et directions syndicales. Comme l'exprime clairement le comptable national Henri Aujac dans un entretien avec Fourquet, tout en cherchant en amont à mettre d'accord certains participants sur certaines variables, le dispositif produit en aval un reflet simplifié et déconflictualisé de la vie économique :

« Il y a des ambitions, des luttes, le succès des uns, la défaite des autres, vous avez un résultat après coup, que vous mettez en chiffres. […] Dans la comptabilité nationale, vous ne lisez jamais que des comportements qui ont déjà été rendus compatibles : c'est de l'histoire passée122. »

Par exemple, la contractualisation du partage entre salaires et profits visée par la « politique des revenus » en 1963-1964, dans le cadre du IVe Plan, n'a jamais eu de réalité. La distribution finale de

la valeur ajoutée issue des gains de productivité générés durant le quinquennal a continué à dépendre des résultats contingents des luttes entre patrons et travailleurs, portant tant sur les salaires réels que sur l'organisation du travail. En même temps, en amont, cette politique doit être lue pour ce qu'elle est : une tentative de réduire la conflictualité sociale pour limiter les grèves, maximiser la croissance du PIB, et surtout stabiliser un élément essentiel du mode de régulation fordiste du capitaliste : le « compromis » gains de productivité contre accès à la société de consommation.

Aujac exprime une seconde ambiguïté du dispositif français de comptabilité nationale. D'un côté, il s'agit d'un système de chiffres fétichisé, dont les hommes d'État et les économistes peuvent en venir à croire qu'il détermine réellement un système de production et d'échange dont il ne capte pourtant que quelques bribes après-coup. Mais de l'autre, il représente la pièce essentielle d'un

appareil d'intervention de l'État sur les flux économiques, qui ne fonctionne que parce que des

acteurs dominants possèdent les moyens d'influer sur certaines variables soit directement par leur propre action, soit par négociation avec le patronat, soit par contrainte :

« En fait, la comptabilité nationale résonne comme si les pouvoirs publics étaient tout-puissants et comme si les flux de contrôle déterminaient pour l'essentiel la situation d'ensemble du système. C'est

122 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 366. Aujac, membre du SEEF à la fin des années 1950, fut

longtemps directeur du Bureau d'information de prévision économique (BIPE), organisme créé en 1959 par le tandem Bloch-Lainé/Gruson pour favoriser l'utilisation de la comptabilité nationale par les entreprises (elle demeurera marginale et ne concernera que les très grandes entreprises).

extraordinairement gênant. Mais, pour le ministère des Finances, ça peut servir, car il est effectivement tout-puissant sur un certain nombre de paramètres et peut donc modifier certains équilibres financiers ou économiques123. »

2.3. Un ordre symbolique adapté au fordisme étatique et structurant sur la

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