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Au moment même où il forge le concept de gouvernementalité, Michel Foucault établit son lien avec la naissance de l'économie politique comme savoir de gouvernement. Dans l'Europe des XVIe

et XVIIe siècles, la raison d'État vise à l'augmentation du pouvoir du souverain d'une manière

largement autoréférentielle, comme s'il ne dépendait pas de celui de ses sujets mais se faisait contre eux. Avec le développement de la gouvernementalité, ce qui importe toujours davantage à l'État, c'est au contraire la maximisation des processus sur lesquels il se branche et desquels il tire sa puissance. C'est le cas notamment de l'« État de police » de la monarchie absolue de la fin du XVIIe

105 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 23. Selon Fourquet, les trois sources de la comptabilité nationale

sont : « 1) Les estimations du revenu national, dans une tradition qui va de William Petty à Kuznets en passant par Colson, Gini et beaucoup d'autres ; 2) les échanges interindustriels et le tableau de Leontief, dans l'objectif d'analyse de la structure économique et technique de l'appareil productif [formalisé dès 1936, ce tableau forme la base de toute planification en volume] ; 3) l'idée d'un système de compte en partie double, trait distinctif de la comptabilité. »

et du XVIIIe siècle, Foucault définissant précisément cette notion de « police » comme « l'ensemble

des moyens par lesquels on peut faire croître les forces de l’État tout en maintenant le bon ordre de cet État106 ». Dès lors, à des fins de mesure de la puissance nationale et de comparaison avec les

autres États de l'équilibre westphalien, les gouvernants entrent dans la nécessité de connaître ces processus, et c'est pourquoi « police et statistique se conditionnent l'une l'autre »107. Rien de bien

nouveau en un sens dans la volonté étatique de gouverner l'économie, puisque comme le rappelle François Fourquet : « Les premiers économistes sont des conseillers d'État, des amis du souverain, qui entendent l'aviser sur la meilleure façon de faire croître la richesse nationale et d'y puiser par l'impôt la matière de sa puissance108. » Le colbertisme n'était-il pas déjà une politique industrielle ?

Mais l'État de police, attelé dit Arnault Skornicki à l'administration paternaliste d'une société conçue comme un ensemble de corps, d'états et de statuts au moyen du règlement109, ne disposait

pas de techniques de pouvoir propres pour mettre en œuvre sa « rationalité ». Le tableau économique de Quesnay, à l'époque des physiocrates, pouvait difficilement servir à autre chose qu'à commander par ordonnances et édits royaux. Quant au libéralisme classique du XIXe siècle,

l'art de gouverner qui le caractérise consiste essentiellement en une définition stricte des limites de l'État et de la distinction public/privé : au-delà de la lourde intervention administrative nécessaire pour instituer le marché, mise en évidence par Polanyi110, il possède peu de possibilités d'agir sur

lui et demeure, par construction, impuissant et tenu par le mécanisme de la dette publique. L'utilitarisme lui-même ne dispose que de l'instrument de la loi pour s'appliquer, les calculs de Bentham fonctionnant davantage comme métaphore qualitative que comme mathématique de la décision111. Surtout, nous avons aujourd'hui extrêmement de difficultés à nous imaginer que,

malgré l'origine du concept de « revenu national » dans la naissance même du savoir économique – ses premières estimations sont effectuées en France par Boisguillebert et Vauban à la fin du XVIIe

siècle, et des savants continuent d'en faire tout au long du XIXe siècle112 –, le capitalisme libéral et

106 « La statistique, c'est le savoir de l’État sur l’État, entendu comme savoir de soi de l’État, mais savoir également des

autres États. » Michel FOUCAULT, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 321.

107 Ibid., p. 323.

108 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 6 ; cf. également Arnault SKORNICKI, L’économiste, la cour et la

patrie : l’économie politique dans la France des Lumières, Paris, CNRS, 2011.

109 Arnault SKORNICKI, La grande soif de l’État. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies ordinaires,

2015, p. 197‑198.

110 Karl POLANYI, The Great Transformation [1944], Boston, Beacon Press, 2001. 111 P. DARDOT et C. LAVAL, La nouvelle raison du monde, op. cit.

l'État libéral classique aient pu se développer sans disposer et sans chercher à disposer d'une véritable quantification de la production nationale comme le PIB.

La question centrale pour définir une gouvernementalité est la suivante : comment l’État conçoit-il et modélise-t-il les processus, extérieurs à lui, sur lesquels il se branche ? Au travers de quels savoirs de gouvernement, reliés à quels moyens d'action concrets ? Il s'agit bien, en accord avec le programme de recherche lancé par Foucault au moment où il élabore ce concept, de « passer à l'extérieur de l’État » en effectuant trois déplacements113. D'abord, il faut passer de l'étude

d'objets déjà constitués à l'analyse de la constitution même des domaines du savoir et, plus précisément, des savoirs de gouvernement. En l'occurrence, c'est justement au moment où les flux de matière, d'énergie, de produits, de monnaie et de capitaux qui traversent le territoire sont la cible d'un interventionnisme étatique global et coordonné, qu'ils deviennent l'objet de nouvelles connaissances quantitatives, avec la création de l'Institut de conjoncture, de l'INSEE puis du service des études économiques et financières (SEEF) à la direction du Trésor. Un nouvel objet de savoir se cristallise et se solidifie, que je désigne pour simplifier par l'expression d'« économie nationale ». Ensuite, il ne faut pas partir de l'institution mais des technologies de pouvoir : d'où la focalisation sur la comptabilité nationale et sur la spécificité de sa version française. Enfin, il faut passer de l'analyse des fonctions prises par un dispositif, à l'analyse des stratégies de pouvoir dont il est l'enjeu. De ce point de vue, montre François Fourquet, l'histoire des comptes de la nation se confond tout simplement avec celle de « la conquête par l'État de la direction de l'économie dans un but de puissance114 ». La comptabilité nationale est depuis l'origine, commente Peter Miller, une

« comptabilité du pouvoir national » : en donnant « la capacité à l'État d'intervenir au point où les énergies de la population influencent la performance économique », elle rend « calculable et gouvernable [manageable] la vie économique et sociale »115.

2.2. Un instrument de savoir ancré dans des réseaux de pouvoir étatiques et

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