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Depuis le XIXe siècle, les financiers publics et leur corps le plus élitiste, l'inspection des Finances,

défendaient le régime monétaire du capitalisme libéral classique, fondé sur l'étalon-or, la stabilité de la monnaie et le « caractère sacré de la dette publique »132. En découlait une stricte orthodoxie

financière, qui exerçait une forte pression sur les dépenses de service public : poids du service de la dette, équilibre du budget, refus de tout financement par création monétaire, condamnation des politiques de relance keynésiennes. Or, dit Margairaz, c'est avec une très grande continuité administrative et socioprofessionnelle que les hauts fonctionnaires qui accèdent à la direction du ministère des Finances après la Guerre, « issus du même sérail que leurs aînés », vont renforcer leur hégémonie : avec une très grande longévité, la « génération d’inspecteurs de la Libération […] va s’affirmer à la tête de l’appareil économico-financier de la France des années quarante-cinq jusqu’au début des années soixante-dix »133. Mais l'auteur montre que c'est au prix d'une « conversion des

mentalités et des pratiques » : l'adoption du keynésianisme et la constitution d'une nouvelle orthodoxie non plus simplement financière, mais économico-financière. Dans cette conception, l'équilibre du budget de l'État doit être intégré au sein d'un équilibre économique plus vaste en

expansion constante, celui du pilotage à distance de la croissance du PIB et de l'alternance des plans

de relance et des plans de stabilisation.

Se met alors en place un nouveau régime de finances publiques. Par ce terme, je désigne ce que Bruno Théret nomme un « régime fisco-financier » : la forme prise par l'interdépendance entre finances publiques et finance privée, à une période précise de l'histoire, dans un pays donné du monde. En effet, du fait de l'étroite corrélation des recettes – sous forme d'impôts, d'emprunts ou de cotisations sociales – avec le mouvement de l'économie, les dépenses de service public demeurent, dans toute forme de capitalisme, dépendantes de la dynamique de l'accumulation privée. Nous étudierons plus précisément ce concept dans le chapitre huit, consacré à la mise en place du régime néolibéral de finances publiques au début des années 1980. Contentons-nous, pour l'instant, de décrire le fonctionnement de sa modalité des années 1945-1974. Théret établit que,

132 B. THÉRET, Régimes économiques de l’ordre politique, op. cit., p. 226‑227.

133 Michel MARGAIRAZ, « Les inspecteurs des Finances au cœur des politiques économiques de la “Grande Croissance”

(1944-1973) », in Fabien CARDONI, Nathalie CARRÉ DE MALBERG et Michel MARGAIRAZ (dir.), Dictionnaire historique des inspecteurs des finances, Paris, IGPDE, 2012, p. 203 ; M. MARGAIRAZ, L’État, les finances et l’économie II, op. cit., p. 1353.

sous l'Ancien Régime et dans le libéralisme du XIXe siècle, « le capital s'appuyait sur le

développement de l'État pour se développer lui-même » : il s'octroyait une part de l'impôt par le biais de la ferme générale ou des intérêts sur la dette publique. Après la Seconde Guerre mondiale, au contraire, l'État « s'appuie sur l'accumulation capitaliste pour assurer sa propre croissance134 ».

Robert Delorme et Christine André ont étudié de manière précise les déterminants des dépenses publiques françaises entre 1870 et 1980. Comment expliquer que le secteur public constitué par l'État, les collectivités locales et la Sécurité sociale, qui en 1938 ne représentait que 26,5% de la production intérieure brute, en représente 40,8% en 1947, puis 50,4% en 1955, pour se maintenir à ce niveau jusqu'à la crise de 1974 ? Entre 1938 et 1974, la PIB a été multipliée par quatre en volume (c'est-à-dire hors inflation). Sur la même période, les dépenses publiques ont été multipliées par 7,6 : celles de l'État par 5,2 et celles des collectivités locales par 6,6, tandis qu'émergeait la Sécurité sociale. Delorme et André ont mis en évidence, dans un chapitre de leur grand ouvrage, les caractéristiques du régime de finances publiques propre au fordisme étatique qui ont rendu possible cette formidable augmentation. Outre la forte croissance de la PIB, il s'agit essentiellement du desserrement de deux contraintes institutionnelles qui furent très fortes durant le libéralisme classique : la contrainte monétaire et la contrainte financière135.

Sur le premier plan, à une très forte soumission de l'État à la discipline monétaire d'une Banque de France gouvernée par les puissances d'argent – dénoncée par les forces de gauche comme un « mur d'argent » durant toute l'Entre-deux-guerres –, se substitue ce que l'on finira par nommer le « circuit du Trésor »136. La découverte, à la fin des années 1930, de certains automatismes dans la

reconstitution de la trésorerie de l'État, finit par inspirer une « politique consciente » sous le gouvernement de Vichy puis de la IVe République137. Concrètement, lorsque des dépenses publiques

et des investissements publics sont injectés dans l'économie, sous la forme par exemple des salaires des fonctionnaires ou des achats réalisés auprès des fournisseurs de l'État, le Trésor est susceptible d'en re-capter une partie sous des formes diverses. Delorme et André énumèrent trois grandes modalités d'alimentation de cette « tuyauterie » financière. Premièrement, le Trésor gère des

134 B. THÉRET, Régimes économiques de l’ordre politique, op. cit., p. 177‑178. 135 R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie, op. cit., p. 603‑632.

136 Outre Delorme et André, l’autre ouvrage classique sur le sujet est François BLOCH-LAINÉ et Pierre de VOGÜÉ, Le Trésor

public et le mouvement général des fonds, Paris, PUF, 1960 ; pour une synthèse récente et claire, cf. Benjamin LEMOINE, L’ordre de la dette, Paris, La Découverte, 2016.

137 R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie, op. cit., p. 615. Les calculs sont effectués à partir des données des auteurs

p. 722-723, sur la base de la PIB et de l'indice des prix p. 720. Tous les chiffres des paragraphes suivants sont issus de cet ouvrage.

dépôts, à commencer par les comptes chèques postaux des PTT, sur lesquels de nombreux travailleurs des services publics et des entreprises placent à l'époque une partie de leur salaire hebdomadaire ou mensuel. Deuxièmement, il récolte « l'épargne liquide et à court terme », sous la forme de bons du Trésor volontairement souscrits par les entreprises. Troisièmement un « plancher de bons du Trésor », mis en place en 1948, oblige toutes les banques à souscrire à un certain pourcentage de titres à court terme à un taux d'intérêt fixé par l'État, c'est-à-dire à lui faire un prêt

forcé hors marché138. Du fait de l'afflux de liquidités vers la direction du Trésor et de ses larges

prérogatives sur un énorme espace de circulation de la monnaie, une partie du pouvoir monétaire passe entre ses mains. Sans cesser d'être une actrice incontournable, la Banque de France, qui malgré sa nationalisation se veut toujours gardienne d'une certaine orthodoxie libérale, est souvent mise devant le fait accompli139. Dès lors le circuit du Trésor représente, dit Benjamin Lemoine, « une

expérience d'enrôlement politique de la monnaie140 ». En période de croissance moindre, elle rend

possible un certain financement du déficit de l'État et de l'économie nationale par création monétaire de la Banque centrale, dont les déséquilibres sont ensuite compensés par un plan de stabilisation lorsque la croissance du PIB remonte. La contrainte monétaire se desserre sans disparaître.

Toutefois, le plan Pinay-Rueff de 1958 cherche déjà à rétablir cette contrainte, et le circuit du Trésor est progressivement déconstruit entre 1966 et le début des années 1970. Les trésoriens se joignent alors à la critique : selon eux, le système détourne une trop grande part de l'épargne au profit des finances de l'État et de l'investissement public, au détriment du rendement global du capital141. Ils contribuent alors activement au remplacement du capitalisme de crédit bancaire

public des années 1950-1960, par le capitalisme de crédit bancaire privé qui caractérise la France du milieu des années 1960 à la fin des années 1970142 – qui après sa nationalisation par le PS sera

reprivatisé puis, à la fin des années 1990, remplacé par un régime centré sur la finance de marché sous l'effet de la déréglementation, de la désintermédiation bancaire puis de la financiarisation des grandes entreprises143.

138 Ibid., p. 619.

139 Suzanne de BRUNHOFF, Capitalisme financier public : influence économique de l’État en France (1948-1958), Paris,

Société d’édition d’enseignement supérieur, 1965, p. 150.

140 B. LEMOINE, L’ordre de la dette, op. cit., p. 57. 141 Ibid., p. 79.

142 François MORIN, La structure financière du capitalisme français [1974], 2e éd., Paris, Calmann-Lévy, 1977 ; André

GAURON, Le temps des modernistes, Paris, Maspero, 1983, p. 153‑172.

143 François MORIN, Le nouveau mur de l’argent [2006], Paris, Seuil, 2012 ; Frédéric LORDON, Les quadratures de la

Au-delà du financement monétaire, sur le marché des capitaux à long terme, les trésoriens de l'ère fordiste peuvent lever des emprunts publics auprès des banques par négociation de gré à gré, hors d'un véritable mécanisme marchand formalisé sous forme d'enchères concurrentielles. Leur remboursement pèse d'autant moins qu'un certain niveau d'inflation est toléré (4,9% par an en moyenne sur la période 1955-1970). Dès lors, la charge de la dette devient négligeable, entre 2 et 5% des dépenses de l'État de 1947 et 1980 – alors qu'elle en dévorait entre 20 et 40% de 1872 à 1914. Si l'on ajoute à cela la possibilité bien encadrée de la création monétaire, il s'ensuit qu'un

budget en déficit n'entraîne plus automatiquement, comme au sein du régime monétaire de l'âge

d'or du libéralisme classique, de coupes dans les dépenses publiques : la contrainte financière diminue.

Reste la contrainte économique qui pèse sur les recettes de l'État : la dépendance des impôts et des cotisations sociales envers la croissance de la production nationale. Alors que l'orthodoxie libérale avait tendance à juger du budget de l'année en fonction de celui de l'année précédente, le cadre de la comptabilité nationale reconnaît pleinement l'interdépendance entre croissance de l'État et accumulation du capital. À partir de la commission du bilan national présidé par Pierre Uri en 1947, le SEEF établit le « budget économique » de la nation : sur la base des comptes passés et des objectifs du Plan, il fait une prévision à un an des recettes et des dépenses des différentes catégories d'acteurs macroéconomiques, et en particulier de l'État. Ce document est alors transmis aux députés avec le projet de loi de finances. À mesure que cette pratique s'institutionnalise, le Parlement commence à voter le budget de l'État sur la base de la prévision à un an de la croissance

de la PIB et des recettes fiscales. Le ministère des Finances apprend ainsi à raisonner au moyen

d'arguments économiques et, dans les années 1960, les journalistes réalisent la même conversion144.

La contrainte économique se présente surtout sous la forme d'une contrainte extérieure de compétitivité, à mesure de la constitution du Marché commun européen entre 1958 et la fin des années 1960. Dès lors, les conséquences des différents prélèvements sur la croissance font peu à peu l'objet de calculs d'experts. Les dépenses de l'administration, des collectivités locales et de la Sécurité sociale demeurent d'ailleurs étonnamment stables entre 1954 et 1974, autour de 50% de la production totale des entreprises non-financières sur le territoire national. Les hauts fonctionnaires et les financiers publics, qui ont historiquement attaché l'accroissement de leurs

144 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 88, 189 et 204 ; A. DESROSIÈRES, « Une comparaison des plans

budgets, l'accumulation des moyens de leur pouvoir et l'augmentation de la puissance de l'État français dans le monde à une forte croissance de la PIB tirée par la dynamique du capitalisme fordiste, sont mis en demeure de l'entretenir en retour. Or le démantèlement progressif des protections douanières en Europe, en soumettant l'industrie française à une contrainte de compétitivité, accentue fortement la pression en faveur de la restructuration, de la taylorisation et de la concentration des grandes entreprises145.

3.3. Le Trésor-banquier : investir dans la mécanisation du travail et la

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