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2.2 Les théories de la pratique en management de projet

2.2.2 Le tournant des outils

La seconde génération de modèles prend racine dans la lente rationalisation qui s’est opérée par le développement d’outils de gestion et d’ingénierie qui sont venus supporter la réalisation des projets. Il est possible de situer son émergence autour des années 1930. Cette période voit s’ajouter aux outils de design (les plans, les dessins, les maquettes, les croquis), présents depuis longtemps déjà dans les conduites à projets, des outils proprement managériaux. Si ceux-ci ne représentent pas encore au départ un modèle de gestion spécifique (Garel, 2003b), ce qui se déroule prépare le terrain sur lequel la gestion de projet vient prendre pied.

L’émergence de cette génération de modèles se présente dans le contexte des grands projets étatiques qui se déroulent aux États-Unis et en Europe. De multiples variantes de projets d’ingénierie se présentent (grands projets autoroutiers, navals et militaires, barrages, plateformes pétrolières, etc.), on assiste à la montée en complexité des projets et de nouvelles problématiques se dessinent: interactions entre les organisations publiques et privées, analyses multicritères, ordonnancement de plus en plus complexe des tâches, formulation des objectifs, négociation des contrats. Rapidement, des savoir-faire sont développés par les firmes d’ingénierie, les sociétés en charge des grands travaux, les institutions spécialisées dans la conduite du développement socio- économique et les entreprises de haute technologie. Des outils de planification et d’ordonnancement tout comme des techniques d’estimation et de contrôle des coûts sont développés à l’interne et chaque organisation est alors convaincue de l’exclusivité de son expertise (Navarre, 1993). Si aucune démarche de standardisation n’a encore tenté de rendre compte de manière systématique et rigoureuse des bases de ces modèles, dans la foulée du Manhattan Project l’expansion de plus en plus marquée des outils à la fin des années 40 et dans les années 50 vient concrétiser de manière formelle l’émergence de la gestion de projet (Levene, 1996; Morris, 1994).

Les discours propres à la gestion de projet font alors leur apparition. À cet égard, l’article pionner de Gaddis (1959) est souvent considéré comme l’un des premiers à avoir spécifiquement formulé certaines notions à la base du cadre conceptuel de la gestion de projet (Cleland et Ireland, 2002; Söderlund, 2004a). Des discours tentent désormais d’analyser, d’étudier, de codifier, de standardiser et diffuser la pratique. La pratique n’existe plus uniquement hic et nunc dans l’acte de management de projet lui-même. En ce sens, à partir des années 30, un rapide mouvement de rationalisation et de systématisation des savoirs s’opère. Connue sous l’appellation de courant dominant de la gestion de projet (mainstream project management) (Cicmil et al. 2006; Hodgson et Cicmil, 2006a) ou d’école classique de la gestion de projet (Söderlund, 2002; Söderlund, 2004a), ce que nous avons appelé la gestion de projet vient systématiser l’utilisation des outils et normaliser les recommandations relatives à un ensemble de meilleures pratiques (best practices). Des années 30 à 60, les outils de gestion de projet reposent essentiellement sur les techniques quantitatives de la recherche opérationnelle. Vers les années 60, les fondations théoriques s’étendent afin de prendre en considération d’autres volets comme les structures organisationnelles, le leadership et les ressources humaines dans les activités de gestion de projet et la mise en place d’équipes projet (project team building) (Cicmil et Hodgson, 2006a; Packendorff, 1995).

L’objectif de ces travaux consiste à édifier un corpus de connaissances unifié de la gestion de projet et d’établir un ensemble de techniques capables de prescrire l’action managériale (e.g. Project Management Institute, 2008; Cleland et Ireland, 2002; Cleland et King, 1975). Ces travaux s’appuient notablement sur une vision instrumentale des projets et des rapports entre les acteurs. Elle a été passablement critiquée depuis pour les fondations positivistes, normatives, prescriptives, instrumentales et techniciennes qu’elle véhicule (voir par exemple : Hodgson et Cicmil, 2008; Hodgson et Cicmil, 2006a; Hodgson et Cicmil, 2006b; Cicmil, 2006; Cicmil et Hodgson, 2006b; Cicmil et al., 2006; Lindgren et Packendorff, 2006; Bredillet, 2004; Koskela et Howell, 2002; Maylor, 2001; Lundin et Midler, 1998; Midler, 1995). Adoptant résolument un vocabulaire orienté vers le contrôle, la régularité et l’efficacité, la gestion de projet se présente

alors comme la réalisation de l’objet du projet dans le respect des contraintes relatives au triptyque coût-délai-qualité. En résumé, la gestion de projet se définit comme « l’application des connaissances, des compétences, d’outils et de méthodes aux activités d’un projet afin de répondre à ses besoins. » (PMI, 2000, p. 6.)

Ainsi, d’une conception de la pratique comme art de faire, on passe à une conception de la pratique perçue comme une science appliquée. L’exercice de la profession repose sur un travail rigoureux de rationalité technique. L’application de la science fondamentale conduit à l’ingénierie qui à son tour propose des règles et des méthodes applicables à la résolution de problèmes mettant en jeu des choix instrumentaux (Schön, 1983, 1986). Certes, cette conception vient combler plusieurs lacunes relatives à la conception précédente de la pratique en l’engageant, entre autre, dans un véritable projet scientifique et intellectuel. Toutefois, on note que cette nouvelle conception de la pratique s’inscrit dans une projection mécaniste et une praxéologie instrumentale. Celles-ci fondent le paradigme ayant dominé le développement des théories organisationnelles et de la pratique managériale (Morgan, 2006; Tsoukas et Cummings, 1997; Ackoff, 1979). Il découle de ce contexte l’adoption erronée du modèle épistémologique de la science appliquée pour rendre compte de la pratique du management de projet. C’est précisément ce que dénonce Schön (1986), car la pratique professionnelle est alors essentiellement conçue comme une technique :

Rigorous professional practice is conceived as essentially technical. Its rigor depends on the use of describable, testable, replicable techniques derived from scientific research, based on knowledge that is objective, consensual, cumulative, and convergent. (Schön, 1986, p.61.)

L’emploi d’un tel cadre épistémologique est fautif, car le passage de la théorie à la pratique que recouvre le terme « appliquée » ne va pas de soi. Sur le plan de la pratique et de l’acte de management de projet, ceci implique de remplacer les raisonnements réalisés des acteurs de projets par ceux des mathématiciens et des sciences formelles. Or, comme le souligne Schön (1986), ceci ne convient pas à la pratique profesionnelle.

Yet a professional who really tried to confine his practice to the rigorous application of research-based technique would find not only that he could not work on the most important problems but that he could not practice in the real world at all. (Schön, 1986, p. 65.)

Bref, dans l’exercice quotidien de sa pratique, l’acteur de projet n’agit pas selon un mode de raisonnement « more geometrico » et l’acte de management de projet ne consiste pas en une déduction qui découlerait logiquement d’un ensemble de prémisses. La logique mise en évidence par les acteurs en contexte de projet déborde largement le cadre des problèmes formels. En fait, comme l’ont suggéré Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000) dans leur traité sur l’argumentation, dès lors qu’il s’agit d’examiner un contexte et de l’interpréter, les raisonnements humains ne peuvent plus être réduits à la logique formelle puisqu’ils ont recours à des moyens de preuve qui ne sont pas démonstratifs, mais bien argumentatifs. Ces moyens de preuve impliquent que le passage d’une proposition théorique à la pratique, donc d’une proposition généralisée et universelle à une situation de projet singulière, demande des acteurs qu’ils réalisent un effort d’interprétation, de contextualisation, de compréhension, d’évaluation, d’invention, de décision et d’action en tenant compte des facteurs historiques et humains. Bref, l’acte de management de projet n’est pas automatisable, computable et il ne consiste pas à déduire logiquement une conclusion d’un ensemble de prémisses déjà données. Les projets se déploient sur un espace- temps complexe où se trouvent sollicités plusieurs pôles distincts1 simultanément et l’acte de management de projet s’inscrit dans un espace instable oscillant entre de multiples dimensions aussi bien physiques, économiques et sociales que psychologiques, culturelles et politiques. En plaçant l’action managériale dans le cadre d’un environnement incertain et ambigu et non plus dans celui d’un système bien paramétré, la prochaine génération de modèles va proposer le renouvelement de notre conception de la pratique du management de projet.