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En management de projet, le cadre de la rhétorique a été utilisé par quelques auteurs (Bower et al, 1997; Corvellec, 2001). Adoptant un point de vue essentiellement macro sur les échanges entre différents acteurs organisationnels, Bower et al. (1997) se sont attelés à illustrer le processus de construction de règles de conduite implicites et l’impact de ces règles sur les décisions des acteurs. En s’appuyant explicitement sur La nouvelle rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca

(2000), Corvellec (2001) a pour sa part suggéré que les débats en contexte de projet ne reposent pas uniquement sur des divergences quant à l’impact ou la nécessité des projets en tant que tels, mais également sur des divergences quant aux savoirs admissibles et pertinents dans le traitement des questions entourant les projets. En design, Cross et Clayburn Cross (1996) ont observé certaines tactiques de persuasion utilisées par les designers afin de favoriser l’adoption de concepts auxquels ils sont émotionnellement attachés. Dans le même sens, Brereton et al. (1996) décrivent comment les activités de conception évoluent à travers les interactions sociales et l’adoption de stratégies de persuasion. En s’intéressant aux échanges entre les acteurs situés dans un même espace discursif, Trousse et Christiaans (1996) ont pour leur part illustré le processus de design par une série de mouvements argumentatifs (argumentative moves). Pour sa part, Fleming (1998) a montré comment les arguments étaient utilisés afin d’expliquer, de prédire et de justifier les projets. Selon lui, la parole est utilisée afin de créer et de réviser un artéfact. Enfin, en sollicitant le cadre de La nouvelle rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000), Stumpf et McDonnell (2002) ont développé un code permettant d’illustrer le rôle de l’argumentation dans des activités résolution de problème (problem-framing activities). Ces chercheurs ont proposé d’utiliser ces schèmes comme outil de diagnostic afin d’aider les équipes de conception à améliorer leur propre processus de design.

Nous avons indiqué, à la fin de la revue de littérature (section 2.2), que l’intérêt de la recherche se rapportait à la pratique et à la pensée en action des acteurs de projet. Cependant, cette perspective demeurait vague et il s’avérait nécessaire de préciser les contours de cette problématique générale. On comprend que les concepts mis en évidence par le cadre théorique sont venus structurer davantage cette problématique. Nous avons suggéré dans un premier temps que les questionnements qui y étaient reliés pouvaient être rapportés au concept de processus de design (design thinking). Dans un second temps, ce processus a été caractérisé à partir d’une perspective pragmatique. Celle-ci a présenté ce processus comme étant un processus situé, c’est-à-dire inscrit dans une situation. C’est l’exploration de cette situation par les acteurs projet qui a été comparée à une forme d’enquête. Les travaux de Schön (1983) ont suggéré de considérer cette enquête

comme une conversation maintenue entre les designers et la situation de design. En conservant ce cadre, mais en insistant sur le fait que les situations de design sont composées par des interactions, l’aspect proprement conversationnel de l’enquête est ressorti. C’est par l’entremise de cet aspect qu’ont ensuite été introduits le vocabulaire ainsi que certaines considérations relatifs à la rhétorique.

Ainsi, les concepts clés que nous avons identifiés (le processus de design, la situation, l’enquête, les questionnements, les théories d’usage, les interactions verbales, les accords, le réel, le préférable, les faits, les valeurs, les logiques d’action, etc.) permettent de pénétrer davantage la problématique générale au seuil de laquelle nous avait laissés la revue de littérature. Les concepts déployés au sein du cadre théorique donnent à cette problématique une structuration conceptuelle forte et lui confèrent son originalité. L’objectif inhérent à cette problématique consiste à développer une compréhension du processus dans lequel oeuvrent les acteurs de projet. Cette problématique propose en ce sens d’investiguer comment les acteurs de projet, dans les interactions verbales qu’ils entretiennent les uns avec les autres, engagent une enquête, questionnent une situation et se proposent d’agir dessus.

Du point de vue de la pratique professionnelle, comprendre le phénomène des interactions et des communications s’avère capital. Les difficultés communicationnelles inhérentes aux échanges entre les acteurs et au travail d’équipe constituent en fait un phénomène souligné par maints auteurs. Crozier et Friedberg (1977) ont non seulement illustré que les systèmes techniques ne peuvent fonctionner sans communication, mais également que la fragilité même de ces systèmes s’avère largement tributaire des échanges entre les acteurs. Les organisations se présentent ainsi comme un enchaînement de processus d’interactions et de communications et peuvent être considérées comme un véritable système communicationnel (Mucchielli, 1998). Mintzberg (1980) a pour sa part fait de la communication un des trois domaines fondamentaux du travail de gestionnaire. Face aux mutations récentes des modes d’organisation et aux exigences d’une coordination accrue et complexifiée des acteurs, la communication apparaît toujours comme

élément décisif. Or, l’acte de communiquer est complexe. Les travaux comme ceux de Watzlawick (1978, 1972) ont largement illustré la complexité des échanges et des communications. En management de projet, les praticiens qui gèrent les projets doivent nécessairement interagir et communiquer les uns avec les autres afin de trouver les solutions les mieux adaptées aux situations uniques auxquelles ils font face.

Ainsi, en prenant comme objet principal d’observation les interactions verbales et en sollicitant le cadre théorique que nous venons d’exposer, nous rechercherons de quelle manière décrire le processus dans lequel les acteurs projet sont engagés. Les questions suivantes seront soulevées : quelle part jouent les accords sur le réel et quelle part jouent les accords sur le préférable? de quoi sont constituées les interactions verbales à l’origine des enquêtes réalisées par les acteurs? quelles théories d’usage les acteurs projet injectent-ils dans les situations de projet?

Au final, retenons deux questions de recherche distinctes.

La première, à l’origine de l’article III, se rapporte aux questions que s’adressent les acteurs engagés dans les conduites à projet. Dans la mesure où l’enquête peut être considérée comme un processus de questionnement (au sens de Dewey [1938]), il s’avère pertinent d’investiguer la matière de ces questionnements qui fondent pour ainsi dire le point de départ de l’enquête. Cette question de recherche peut s’énoncer comme suit :

• À partir du discours constitutif des échanges entre les acteurs, comment

pouvons-nous caractériser le processus d’enquête que les acteurs réalisent afin de saisir une situation de projet?

Afin de répondre à cette question de recherche, le concept relatif aux types d’accord a été de prime importance; celui-ci se trouve en fait au cœur de notre travail d’interprétation et de modélisation théorique. Ce premier effort emprunte également les notions de jugement de fait et de jugement de choix qui caractérisent entre autres le modèle de Bos (2004). Mentionnons

d’emblée qu’il nous permet de mettre en évidence la distinction entre les questionnements portant sur le réel et les questionnements portant sur le préférable.

La seconde question s’inscrit dans le droit fil de la première. Elle se propose d’investiguer davantage le préférable en contexte de projet. Dans la mesure où celui-ci consiste en une sorte d’inclination pour l’action, il rejoint bien le concept de théorie d’usage (theory-in-use) élaboré par Argyris et Schön (1974). Le concept du préférable constitue en fait une manière d’élaborer le contenu de certaines théories d’usage employées par les acteurs projet. Il s’agit ainsi d’investiguer les interactions verbales afin d’en extraire les principaux schèmes du préférable issus des conduites à projet. Par ces schèmes, qui véhiculent des logiques d’action différentes, les acteurs s’appuient, s’opposent, s’orientent et mettent en évidence l’incertitude caractéristique des situations de projet. La question de recherche peut se présenter comme suit :

• Sur la base des interactions verbales, est-il possible de mettre en évidence des

logiques d’action à partir desquelles les acteurs agissent dans les situations de projet?

L’objectif consiste à construire un modèle typologique des logiques d’action à partir desquelles le préférable émerge dans les conduites à projet et à illustrer ces conduites par un ensemble de pratiques types. Les résultats inhérents à cette question de recherche sont présentés au chapitre 5. Ceux-ci mettent en évidence le caractère pragmatique des diverses logiques d’action employées par les acteurs, mais également leur caractère à la fois contestable, critiquable, discutable et litigieux. Pour opérer ici un retour vers la pensée simonienne, il s’agit d’indiquer la présence des prémisses éthiques telles que nous les donnent à voir les interactions verbales.

The important point for the present discussion is that any statement that contains an ethical element, intermediate or final, cannot be described as correct or incorrect, and that the decision-making process must start with some ethical premise that is taken

as “given”. This ethical premise describes the objective of the organization in question. (Simon, 1997, p. 59, souligné par nous.)

Explicitées sur la base de données empiriques, ces prémisses vont nous inviter à plaider en faveur d’une logique d’action plurielle, souple et étendue.

La revue critique de la littérature étant faite, le cadre théorique ayant été déployé, la problématique de recherche ainsi que les principales questions de recherche qui en découlent ayant été énoncées, l’objet de cette étude est désormais dûment posé. Il s’agit maintenant de préciser le corpus sur lequel va reposer notre étude et quelles méthodes nous allons employer afin de la réaliser.