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2.2 Les théories de la pratique en management de projet

2.2.3 Le tournant de l’acteur

Vers la fin des années 80 et au début des années 90, émergent de nouveaux modèles dans le champ du management de projet. Ceux-ci apparaissent par l’entremise d’un mouvement d’insatisfaction issu de l’incapacité des modèles précédents à livrer les résultats promis en matière d’efficacité dans les conduites à projet.

Despite its long development, the concepts and techniques of project management now available to the general practitioner, however advanced and specific they may be, are often inadequate to the overall task of managing projects successfully. (Morris, 1994, p.2).

Morris (1994) avance alors que le positionnement de la discipline est mal orienté.

Surely it should really be the ‘management of projects’ rather than ‘project management’: i.e. the management of the process of establishing the project’s objectives and its definition; of assessing it so that it is set up with the maximum chance of being successful technically, commercially, socially, etc. for all the parties (‘stakeholders’) it affects; and of accomplishing it efficiently and effectively. (Morris, 1994, p.viii).

Ainsi, les travaux de cette troisième génération sont venus enrichir la vision mécaniste des projets en abordant le management de projet sous des perspectives nouvelles. On pense certes aux aspects financiers et économiques, mais aussi aux aspects politiques, stratégiques, sociaux, environnementaux, technologiques et communicationnels des projets. Comme l’ont relevé plusieurs auteurs, cette période se caractérise en fait par une multiplication de travaux qui ont mis de l’avant un ensemble éclectique de perspectives afin d'approfondir notre compréhension des activités à projet (Lalonde et al., 2009; Cicmil et al., 2006; Hodgson et Cicmil, 2006a; Söderlund, 2004a, 2002). On assiste non seulement à l’introduction de perspectives comme celles de la sociologie, de l’économie, des théories organisationnelles, des théories du comportement et du management stratégique (Söderlund, 2004a), mais aussi celles des théories de la complexité, de la narratologie, des sciences de la communication et de la psychosociologie (Lalonde et al., 2009).

En fait, devant la complexité grandissante des projets (Williams, 2005) et leur incidence sur la vitalité des organisations (Lundin et Midler, 1998), le cloisonnement rationaliste caractéristique de l’appellation gestion de projet (project management) ne semble plus permis. Outre la variété épistémologique et théorique qui s’installe, on remarque que les questionnements se dirigent notablement vers les acteurs, leurs interactions et leurs comportements et engagent des analyses sociales et politiques inhérentes aux conduites à projet (Blackburn, 2002; Buchanan et Badham, 1999; Shapira et Berndt, 1997; Parkin, 1996; Hellgren et Stjernberg, 1995; Kreiner, 1995, 1992; Packendorff, 1995; Bansard et al., 1993; Cova et Holsius, 1993; Bryman et al., 1987; Morris, 1994). On tente alors d’une part de lever le voile sur le facteur humain qui demeurait jusque-là fort peu exploré et, d’autre part, on étend la trame temporelle du projet en amont, c’est-à-dire en remontant vers les enjeux caractéristiques des phases de conception.

Les travaux entourant le phénomène de « projectification » ou de « contexte projectifié » ont joué un rôle particulièrement important. Ceux-ci ont insisté sur le fait que le projet crée un mode de vie distinct, c’est-à-dire qu’il possède un comportement unique se distinguant nettement du modèle de l’organisation permanente (Ekstedt et al. 1999; Lundin et Söderholm, 1995; Midler, 1995). Parce que le projet impose un rapport au temps particulier en imposant des contraintes importantes et des délais très courts, la nécessité d’en questionner les répercussions sur les acteurs s’imposait de plus en plus. Le projet se présente alors sous la figure d’un « théâtre des passions » (Kreiner, 1992). Il est considéré comme un lieu de stress où l’ambiguïté est élevée et sa conduite constitue un véritable processus de management de l’anxiété (Bryman et al., 1987). D’autres travaux investissent pour leur part les comportements stratégiques des acteurs ainsi que les manières avec lesquelles les entreprises font la promotion de leurs projets (Bansard et al., 1993). L’investigation des phases amont, avec l’importance que prennent les négociations contractuelles, sont particulièrement importantes (Cova et al., 1994). Ces négociations en amont reposent notablement sur des facteurs socioéconomiques qui exigent non seulement la mise en place de stratégies appropriées, mais également des investissements considérables en termes de temps et d’injection de ressources (Cova et al., 1994; Cova et al., 1996). D’autres travaux,

s’inspirant pour leur part de la sociologie des sciences et des théories du réseau d’acteurs, p. ex. Callon (1986) et Latour (1995a), ont également souligné l’importance des stratégies déployées en s’attardant, par exemple, à l’engagement des acteurs (Ross et Staw, 1993), au rôle des leaders de projet (Blackburn, 2002; Parkin, 1996) et à leurs intérêts dans la création d’un réseau et la stabilisation d’un projet (Linde et Linderoth, 2006). La plupart des travaux caractéristiques de ce tournant et plus particulièrement ceux qui se sont penchés sur les phases de conception des projets s’opposent à la vision traditionnelle rigide du projet en posant le projet comme une entreprise incertaine, ambiguë, floue, etc. (Williams, 2005; Hellgren et Stjernberg, 1995; Kreiner, 1995; Sahlin-Andersson, 1992).

Bien que ces travaux aient permis de souligner les failles de l’épistémologie dominante sur laquelle s’étaient appuyées les décennies précédentes de recherche en management de projet, l’objectif épistémologique de ces nouveaux construits théoriques par rapport au management de projet (et donc par rapport à une pratique!) n’a pas, à notre connaissance, été explicitement énoncé. Il apparaît que cet objectif consiste à fournir un cadre interprétatif à partir duquel le praticien pourrait éventuellement considérer une situation et agir. C’est en ce sens que nous parlons ici d’une pratique inspirée par la théorie. Contrairement au second type, on ne propose pas ici aux praticiens d’appliquer une théorie, mais de solliciter la théorie comme s’il s’agissait d’une lunette capable d’enrichir la compréhension des contextes de projet sous les angles, tous différents, que proposent les théories : l’angle de l’anxiété générée par le projet, du rapport de pouvoir entre les acteurs, des coûts de transaction, des récits partagés par les acteurs, du leadership, des communications, des stratégies déployées en amont, etc. Autrement dit, alors que la conception précédente du lien théorie-pratique propose l’application d’un modèle ou d’un outil selon un rapport prescriptif, les modèles issus du tournant de l’acteur suggèrent plutôt de solliciter les différentes théories descriptives du management de projet dans un rapport théorie- pratique interprétatif. Rapporté au plan de la pratique, le cadre interprétatif que procurent les théories devrait aider le praticien à prendre une décision plus juste ou, à tout de moins, à agir en tenant compte d’un ensemble de dimensions du projet plus complet. Il s’agit donc de pouvoir

réaliser une lecture des situations de projet en en respectant la complexité et à munir les praticiens de regards disciplinaires provenant, par exemple, de la sociologie –chose que les modèles prescriptifs et fonctionnalistes étaient incapables de faire. Avec le temps, ce cadre interprétatif s’est évidemment étendu à d’autres disciplines (la psychologie, la psychosociologie et le marketing parmi d’autres se sont joints à la sociologie) et les modèles descriptifs du management de projet se sont ainsi multipliés (Lalonde et al., 2009).

Malgré les avancées qu’ont permises ces modèles, il est important de soulever ici aussi certains inconvénients inhérents à la relation qui est postulée entre la théorie et la pratique du management de projet. La première difficulté qui se profile concerne la multiplication des cadres pouvant être sollicités afin d’expliciter les phénomènes de management de projet. La complexité des conduites à projet est telle qu’aucun cadre ne saurait a priori être éliminé. L’interprétation de ce qui se déroule dans un contexte de projet est en définitive sans fin. Ainsi, la question qui se pose est celle de savoir jusqu’où poursuivre la multiplication des modèles théoriques capables de décrire les phénomènes de management de projet. Ou, pour le dire autrement, dans la mesure où l’on commence à étudier le management de projet à partir de nouveaux cadres théoriques pouvant constituer un tel cadre interprétatif, il semble tout simplement impossible de fixer le contenu de ce cadre. On voit rapidement et facilement que cette problématique épistémologique s’étend et se répercute sur la problématique pédagogique, car c’est là qu’il faudra en définitive déterminer le corpus qui sera enseigné aux étudiants.

En management de projet, voici maintenant plus de 15 ans que de nouveaux modèles descriptifs sont produits. Or s’ils ont permis de critiquer, souvent sévèrement, les modèles théoriques issus du courant dominant, ils ne semblent pas s’être suffisamment intéressés à leur relation avec le monde de la pratique. Il ne s’agit pas ici de contester les contributions scientifiques de ces modèles théoriques qui enrichissent, sans aucun doute, les disciplines scientifiques auxquelles elles se rapportent (c’est-à-dire la sociologie, la psychologie, etc.). Toutefois, lorsqu’elles sont rapportées au plan de la pratique du management de projet, ces contributions sont moins

évidentes. Ceci nous conduit à une seconde difficulté majeure, celle de la pertinence de ces construits pour les praticiens. En effet, jusqu’à quel point les praticiens introduisent-ils ces cadres théoriques dans leur pratique et comment pouvons-nous en rendre compte? On doit rappeler qu’en management de projet la sollicitation d’un cadre relatif aux sciences sociales et humaines fait sens dans la mesure où les praticiens peuvent en saisir la pertinence non pas uniquement pour leur érudition scientifique et leur culture générale, mais aussi, et peut-être surtout pour leur pratique quotidienne du management de projet. Ainsi, la recherche en management de projet ne doit pas uniquement consister à solliciter de nouveaux cadres et à proposer de nouveaux modèles théoriques du management de projet. Elle doit aussi cibler en quoi ces nouvelles connaissances peuvent éclairer et féconder la pratique professionnelle des acteurs impliqués dans les conduites à projet. Ceci implique que les chercheurs qui sollicitent de tels cadres doivent montrer qu’il est possible d’édifier des discours théoriques qui ne se résument pas à une psychosociologie ou une sociologie du management de projet. Dans la mesure où le management de projet est aussi une pratique, les construits théoriques doivent s’affranchir de la seule production d’un discours savant se limitant à un exercice scientifique de mise en perspective et de contextualisation du management de projet. Dit autrement, ce que l’on reproche aux chercheurs de cette génération de modèles, c’est d’avoir privilégié le point de vue d’autres disciplines, par exemple celui de la sociologie. Face à leur objet de recherche, ils se sont posés comme des chercheurs. Or, le management de projet ne se limite pas à ce qui, d’ordinaire, est suffisant pour les sciences descriptives. Face à leur objet d’étude, les chercheurs devraient plutôt se poser comme des praticiens-chercheurs ou, à tout de moins, des chercheurs-praticiens. Dit autrement, le chercheur doit constamment avoir à l’esprit le souci de la pratique professionnelle. Si l’absence de ce souci s’avère compréhensible pour le chercheur en sociologie, elle nous apparaît comme une lacune pour les disciplines professionnelles. Le positionnement revendiqué par le praticien-chercheur doit être exposé par l’entremise du parti méthodologique et repose sur une décision de départ qui modifie la perspective à partir de laquelle les phénomènes de management de projet sont considérés. La critique ne repose donc pas ici sur le plan de la description du phénomène, mais

plutôt sur un plan stratégique antérieur par lequel le chercheur se positionne face à son objet d’étude et décide, ou pas, de s’impliquer dans cet objet.

Enfin, on notera une dernière limite caractéristique de cette génération. Si concentrer les efforts de théorisation sur les relations sociales entre les acteurs et comment ces relations se construisent dans les contextes de projets s’avère une entreprise nécessaire, elle n’apparaît pas suffisante à l’édification d’une théorie de la pratique du management de projet. Les processus sociaux sont en effet une des parties visibles du processus complexe du projet et restreindre les investigations à ces parties visibles entretient, à la manière de la première conception de la pratique, une conception artistique et intuitive de l’acte de projet en tant que tel. Ce type de conception de l’acte de projet, affranchi de son registre réflexif, néglige l’effort théorique destiné à penser l’action humaine. À cet égard, elle ne parvient pas à capter pleinement la complexité des pratiques associées aux conduites à projet. Cette dernière difficulté nous amène au seuil d’un nouveau tournant et au point d’émergence d’une quatrième génération possible de modèles théoriques se rapportant à une conception distincte de la pratique.

2.2.4 Le tournant pragmatique et pragmatiste (ou pragmaticiste) de la