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2.2 Les théories de la pratique en management de projet

2.2.1 La pratique non écrite

Dans cette première génération, la théorie joue un rôle minimal. Pour être plus spécifique, plutôt que de reposer sur une théorie « scientifique », la pratique du management de projet s’apparente plutôt à une forme d’art. En effet, dans ce type on ne tente pas de théoriser la pratique afin de la l’appuyer par des modèles (théories) rigoureux sur le plan scientifique. La pratique du management de projet existe (certains diront qu’elle existait déjà dans la construction des pyramides d’Égypte), mais celle-ci se réalise de manière heuristique. Les organisations de toutes sortes réalisent des projets, mais ces projets sont conçus et menés à terme à l’intérieur de systèmes de gestion déjà existants. Dans cette première génération, le management de projet n’est toujours pas reconnu comme champ disciplinaire. Cette génération ne produit, à toutes fins utiles, aucun discours théorique. La spécificité propre du management de projet n’est pas légitimée et la pratique ne nécessite aucun fondement qui lui soit extérieur –on peut considérer celle-ci comme autosuffisante. Il n’y a donc pas de théories scientifiques ou de modèles à transmettre ou à acquérir.

Est-ce à dire qu’il n’y a ici aucune théorie? Oui si nous nous plaçons du point de vue purement scientifique. Non si nous nous plaçons du point de vue de la pratique, car dans toute pratique des « théories » sont à l’œuvre. Argyris et Schön (1974) avancent l’idée que les pratiques professionnelles reposent en fait sur un ensemble de théories de l’action, celles-ci étant des théories par lesquelles le praticien décide et agit. C’est ce que font valoir Argyris et Schön (1974), notamment par l’entremise du concept de théorie d’usage (theories-in-use). Sans trop anticiper sur la discussion à venir ce sera, comme le détaillera la quatrième génération, le propre du praticien réflexif schönien (Schön, 1983) que de pouvoir revoir les théories sur la base desquelles il pratique et, éventuellement, de les modifier afin de s’améliorer. Ici, par opposition au modèle de Schön (1983), il ne s’agit pas d’un savoir en action couplé de sa contrepartie réflexive (réflexion en action), mais d’un savoir en action tout court. Dans le savoir en action, la théorie qu’utilise le praticien demeure sur un registre tacite. Cette théorie est pour ainsi dire cachée dans la conscience du praticien. Elle se forge par l’expérience même de la pratique, elle s’inscrit dans cette pratique et existe dans la mémoire et la structure cognitive du praticien ainsi que dans son corps1. C’est en ce sens que cette première génération traduit l’idée de la théorie minimale. Il y a bel et bien des théories qui guident l’agir du praticien, mais ces théories sont, d’une part implicites, et, d’autre part, ne se fondent pas sur des théories ayant été forgées par le biais des méthodes scientifiques. Ainsi, la pratique du management de projet s’acquiert telle une forme d’art; c’est davantage en pratiquant que par l’entremise de discours et de démonstrations sur la pratique que l’on apprend à manager des projets. Comme l’a bien mis en évidence Garel (2003b), la figure du manager de projet s’apparente alors à celle de l’entrepreneur schumpetérien, car sa pratique ne repose ni sur des processus instrumentés, ni sur des théories scientifiques, mais plutôt sur des aspects comme la confiance, le charisme et l’amitié qui permettent d’assurer la coordination et de guider la pratique.

1 Varela et al. (1991) utilisent le terme embodied afin de rendre compte de l’intégration de la structure cognitive des acteurs dans leur corps : « … embodiment has this double sense: it encompasses both the body as a lived, experiential structure and the body as the context or milieu of cognitive mechanisms. » (Varela et al., 1991, p. xvi.)

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette première conception de la pratique se retrouve encore aujourd’hui. Elle est aussi bien revendiquée par des praticiens que des chercheurs. Selon les premiers, gérer des projets ne s’apprend pas sur un banc d’école : le management de projet ne se réduit pas à établir un ordonnancement d’activités ou à optimiser une séquence de tâches. Ceci ne veut pas dire qu’aucune théorie ne soutienne leur pratique, mais que ces théories et le savoir qui en découle se résument à des considérations générales fondées sur des intuitions et des expériences concrètes de management de projet. Une importante littérature, constituée par les écrits des professionnels ayant à gérer des projets et s’adressant essentiellement aux praticiens, représente l’esprit de cette conception de la pratique. Elle insiste sur le fait que la pratique du management de projet ne peut pas être rationalisée. Comme l’affirme Schmaltz (2002), son objectif ne consiste pas à proposer une démarche à suivre.

I have not written this book to tell anyone what to do. Instead, I’ve written it with the idea of helping you discover and use what you already know. I’ve chosen this objective rather than the more common one of simply telling you what to do because I don’t know what you should do. (Schmaltz, 2002, p. ix.)

D’une certaine manière, ce modèle est également appuyé par de nombreux chercheurs et théoriciens selon qui l’action managériale relève effectivement d’un art de bien faire les choses.

Management is not a science. Science is about the development of systematic knowledge through research. That is hardly the purpose of management. Management is not even an applied science, for that is still a science. […] management is more art, based on « insight », « vision », and « intuition ». […] And most management is craft, meaning that it relies on experience –learning on the job. This means it is as much about doing in order to think as thinking in order to do. (Mintzberg, 2004, p. 10.)

Au demeurant, le savoir véhiculé par ce modèle se rapporte bien au concept de savoir tacite qui, en tant que phase prélogique du savoir, suggère que nous connaissons plus que nous ne pouvons dire1. On peut également avancer que cette conception de la pratique relève d’une forme d’intelligence immergée. La pratique –et donc l’acte de management de projet– est faite de ce

que Detienne et Vernant (1974) nomment la mètis des Grecs, c’est-à-dire des aptitudes diverses, un certain flair, de la sagacité, de la souplesse et du raffinement de l’esprit, de la débrouillardise, de l’intuition, du sens de l’opportunité, de l’expérience longuement acquise, etc. Cet art de faire consiste à comprendre, à saisir et à appréhender la pratique par des tours de main, une adresse de l’esprit et des stratagèmes. À la manière d’une pratique quotidienne telle que décrite par de Certeau (1990), cet art relève en fait d’une « pratique du temps ». L’acte de management de projet est alors à la fois inscrit dans le temps, mais y échappe constamment; il s’évanouit en lui- même, perdu dans ce qu’il fait, sans miroir qui puisse en faire la représentation, sans image de ce qu’il est et donc sans discours théorique capable de le rapporter. L’acte de management de projet est considéré comme holistique, d’une complexité telle (en raison des divers facteurs et dimensions à prendre en compte : physique, physiologique, psychique, etc.) qu’il serait impossible à représenter analytiquement, donc discursivement. Ainsi, on serait limité à en parler comme une forme d’art.

Naturellement, d’un point de vue plus rationaliste, cette manière d’entrevoir non pas la pratique en tant que telle, mais le couple connaissance-action apparaît insuffisante. Ce n’est donc ni la caractérisation de la pratique comme forme d’art de faire, ni le rôle que semble y jouer l’intuition per se qui fait problème. C’est plutôt que ce type résulte d’une réflexion incomplète sur l’action managériale, sur l’acte de management de projet en tant que tel. Pour le dire autrement, cette conception de la pratique n’est pas suffisamment détaillée par un discours précis capable d’en rendre compte. Elle résulte selon nous de la croyance qu’une théorie de la pratique s’arrête à la description de celle-ci en des termes souvent vagues et généraux.

Une telle manière de concevoir les rapports entre la connaissance et l’action conduit à favoriser principalement les résultats concrets des activités de management de projet (profits, développement d’un nouveau produit, démarcation de la compétition, élaboration d’une nouvelle stratégie, redéfinition de la stratégie d’entreprise, etc.) puisque dans ce type de résultats concrets, la production de nouvelles connaissances qui viendrait agrandir l’édifice théorique et scientifique

du management de projet n’a pas lieu. Les résultats demeurent au seuil du pratico-pratique. Ces résultats, dans la mesure où ils relèvent d’expériences concrètes de gestion, permettent certes d’enrichir les praticiens du projet de nouveaux savoir-faire, mais ces savoirs doivent immanquablement être réinventés à chaque nouvelle situation de projet.

Au final, on remarque qu’il n’y a aucun effort cherchant à accumuler et à constituer un corpus de connaissances, à le systématiser et à le diffuser; bref à produire un discours scientifique rigoureux concernant une communauté particulière rassemblée autour d’un intérêt commun pour les phénomènes de management de projet. En ce sens, si l’on peut aisément reconnaître l’utilité, la nécessité, la fécondité et donc la pertinence de la pratique, elle demeure sans véritable valeur scientifique. Évidemment, tel n’est pas l’objectif des praticiens. Les acteurs impliqués dans une situation de projet ne cherchent pas à produire de telles connaissances. Ces derniers sont essentiellement intéressés par l’action et les résultats. Leur posture est résolument pragmatique. Ce que l’on retient de cette conception, c’est qu’elle permet de bien mettre en évidence que les praticiens agissent par l’entremise de théories implicites. Toutefois, dans la mesure où ces théories sont à l’œuvre dans la pratique et l’action managériales, où c’est toujours cette pratique que l’on retrouve derrière les divers phénomènes du projet et qui produit pour ainsi dire du projet, alors il est dommage que les raisonnements pratiques, les manières de penser et les actes qui y sont à l’oeuvre ne puissent contribuer à l’amélioration de nos connaissances concernant la pratique du management de projet. Ce sont justement par ces actes et par les théories qui y sont associées qu’une pratique existe et c’est donc en étudiant ceux-ci que nous pouvons espérer construire, sans trop en réduire la complexité, une théorie « pragmatiste » de la pratique du management de projet.