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CHAPITRE 3. PARTI MÉTHODOLOGIQUE

3.2 Analyse des données par catégories conceptualisantes : une démarche de

3.2.5 Les limites de la théorisation

Il apparaît maintenant essentiel d’exposer quelques limites propres à notre démarche.

Avec le protocole proposé, il est évident que nous ne pouvons pas prétendre à une quelconque représentativité statistique. Bien que la théorisation ancrée puisse conduire à la quantification des données1 (Glaser et Strauss, 1967), cette étude ne propose pas ce type d’analyse.

On peut mentionner ensuite que le parti méthodologique adopté ne permet pas de constituer les liens avec le contexte général des projets. On demeure au plan microscopique, c’est-à-dire celui de l’acte de management de projet. On se contente ainsi d’étudier différentes rencontres et plus précisément encore les interactions verbales par lesquelles se concrétisent les échanges entre les acteurs. La complexité du projet se trouve donc nécessairement réduite. De plus, on ne cherche pas à suivre l’évolution du processus d’enquête. Ceci exigerait du chercheur qu’il soit constamment sur place afin de suivre pas à pas le déroulement des événements dans le temps. Une stratégie de collecte de données fondées sur les rencontres d’équipes ne permet pas de réaliser un tel suivi. Ainsi, l’étude cible plus modestement les pratiques telles qu’elles se présentent hic et nunc.

On peut aussi souligner que notre hypothèse de travail pose une structure fondamentale2 commune à la base des pratiques professionnelles. Peu importe l’allégeance disciplinaire (management, ingénierie, design, etc.), cette structure demeure pour nous la même. Insistons sur le fait que cette hypothèse prend prise dans des conceptions connues en design, notamment celles de Simon (1996), de Schön (1983) et de Boutinet (2005). Notre tâche ici ne consiste pas à valider l’hypothèse de cette structure fondamentale. Comme indiqué en introduction, notre modèle cherche plutôt à détailler cette structure du point de vue d’une théorie générale du projet. Pour cette raison, on parle moins des disciplines considérées séparément que des pratiques associées

1 « The theory should provide clear enough categories […] they must be clear enough to be readily operationalized in quantitative studies when these are appropriate. » (Glaser et Strauss, 1967, p. 3.)

aux conduites à projet. Ce sera la tâche d’études subséquentes d’enrichir notre modèle et de le préciser sur la base de protocoles de recherche capables de mettre en évidence les particularités disciplinaires.

Un troisième élément à souligner relève de la nature des données collectées. On a clairement vu que cette étude se propose d’approcher, un peu à la manière de l’école philosophique de l’analyse du langage ordinaire, ce que les acteurs d’un projet disent lorsqu’ils énoncent pour eux-mêmes et les autres ce qu’ils font ou veulent faire, ce qu’ils sont en train de faire ou ce qu’ils s’apprêtent à faire, ce pourquoi ils le font ou veulent le faire, comment et avec quels moyens ils le font ou se proposent de le faire, etc. Il y a un avantage indéniable à considérer l’action ou à approcher ce que signifie agir pour un acteur dans cette perspective. En effet, celle-ci évite l’intuition du vécu privé des acteurs. Ou, pour le dire autrement, cette perspective prend comme point de départ les énoncés publics de l’action et s’appuie donc sur les objectivations de l’expérience des acteurs dans le discours. Mais cet avantage constitue aussi une limite puisque de cette manière nous n’atteignons pas les délibérations intimes des acteurs. L’étude se situe au niveau des formes objectives dans lesquelles s’organise l’expérience de l’enquête chez les acteurs de projet. Or, dans la perspective de creuser davantage ce que sont les pratiques inscrites dans les conduites à projet, cette dimension privée, réflexive et proprement phénoménologique apparaît essentielle. Ce sera, encore une fois, la tâche d’autres études de percer ce registre en employant pour ce faire des méthodes appropriées. Comme le souligne Patton (2002), une manière de vraiment connaître l’expérience d’une autre personne, c’est de faire soi-même cette même expérience, d’expérimenter soi-même le phénomène d’étude. À cet égard, une méthode comme la recherche- action semblerait tout indiquée. Ceci nous permet par le fait même de remettre de l’avant l’importance, pour un champ scientifique relatif à une pratique, du profil profesionnel des chercheurs1.

Ensuite, dans le cas de l’article III, on reconnaît la présence de la « contamination » possible des données par les modèles de la formation du jugement élaboré par Bos (2004) et celui des points de départ de l’argumentation caractéristiques de la rhétorique de Perelman et Olbrechts-Tyteca

1 On peut évidemment penser à d’autres méthodes, notamment celles de l’analyse de protocoles (protocol analysis) et de la pensée à voix haute (think aloud protocol) issues des travaux de H.A. Simon. Voir Ericsson & Simon (1993).

(2000). Cependant, il ne faut pas oublier d’une part que cette étude fut présentée en partie pour son originalité pédagogique et, d’autre part, que l’effort de théorisation qu’elle amorce est poursuivi au chapitre 5. En reprenant les termes de Paillé et Mucchielli (2005), la théorisation offerte à l’article III présente un modèle vivant. En fait, dans l’esprit de la théorisation ancrée, les modèles doivent demeurer ouverts. De la sorte, l’effort de théorisation s’inscrit dans un processus continu et jamais achevé1. La théorie est localisée et se ramène uniquement aux conditions spécifiques de la recherche et de ses terrains. De nouveaux contextes, de nouvelles données et de nouvelles perspectives théoriques sont toujours susceptibles de venir questionner ce modèle. Dans une perspective positiviste, une telle démarche de théorisation est critiquable puisqu’elle ne parvient pas à un produit théorique qui serait pour ainsi dire clos et universel. Ce qui est considéré comme un avantage par certains (perspective interprétativiste-constructiviste) est considéré comme une faiblesse par d’autres (perspective positiviste)2.

Nous considérons évidemment cette théorie-comme-processus (theory as process) d’un bon œil. L’incomplétude de notre modèle ne « constituera pas une imperfection regrettable, mais une condition nécessaire à l’anticipation, par simulation, d’émergences possibles de comportements nouveaux » (Le Moigne, 1999, p.41). Dans la perspective que nous adoptons, le modèle du phénomène n’est donc plus seulement la carte du territoire (Le Moigne, 1999). Ici « la connaissance est construite par le modélisateur qui en a le projet, dans ses interactions permanentes avec les phénomènes qu’il perçoit et conçoit » (Le Moigne, 1999, p.23). Le modèle construit doit nous permettre d’arpenter et d’explorer ce territoire, c’est-à-dire nous aider à agir dessus, à le modifier ou à le transformer dans des conditions favorables. C’est parce que le modèle est appelé à intégrer le monde de la pratique et de l’enseignement (il ne reste pas uniquement dans le monde de la théorie), qu’il doit rester ouvert : ouvert aux nouvelles observations, ouvert aux nouvelles conditions, ouvert aux nouvelles possibilités. Ceci nous ramène à la posture caractéristique de cette thèse que nous avons qualifiée de « pragmatiste » ou

1 « Our strategy of comparative analysis for generating theory puts a high emphasis on theory as process; that is, theory as an ever-developing entity, not as a perfected product. » (Glaser et Strauss, 1967, p. 32.)

2 Notons également que l’effet de contamination évoqué ici est inhérent à la méthode de théorisation ancrée. Il constitue en fait un point faible de la méthode. En effet, les cadres conceptuels orientent le regard du chercheur alors qu’idéalement, les concepts devraient émerger du terrain et des phénomènes. Or, sans chercheur pour les faire parler, les phénomènes ne parlent pas tout seuls. Ils demeurent muets et indifférents aux concepts!

de « pragmaticiste ». Notre parti reconnaît en effet l’importance de « pragmatiser » les connaissances théoriques1. En insistant davantage que ne le fait la théorisation ancrée sur l’importance de cette « pragmatisation » et en réhabilitant dans une telle démarche de théorisation une posture réflexive, c’est en fait les repères clés de la recherche-projet qui se trouvent sollicités.

Conclusion : sommaire du chapitre 3

En lien avec le cadrage de l’étude exposé en introduction, le parti méthodologique convoque les repères de la recherche-projet, c’est-à-dire le parti philosophique du pragmatisme. La recherche- projet a été présentée comme méthode générale, comme positionnement approprié pour la recherche en management de projet. Elle insiste sur l’importance de contribuer aux plans théorique et pratique et se pose comme voie féconde pour la formation de praticiens réflexifs en management de projet.

Par la suite, nous avons précisé l’ancrage de l’étude au paradigme interprétativiste. Les principaux éléments théoriques de ce paradigme ont été exposés. La présentation de ces éléments théoriques a permis d’illustrer la cohérence intellectuelle unissant le parti méthodologique, le cadre théorique ainsi que la problématique de recherche. Sur la base de cette cohérence interne, un choix éclairé de méthode pouvait être réalisé. La théorisation ancrée s’est montrée tout indiquée. Les principaux éléments constitutifs du processus de recherche ont ensuite été clairement exposés. Les limites de ce processus ont également été identifiées.