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PARTIE I CONTEXTUALISATION HISTORIQUE : LA PSYCHANALYSE DE

Chapitre 4 – La psychanalyse au 21 ème siècle 119 

1) Le tournant libéral 119 

Après l’indépendance, l’Inde a mis en place une économie socialiste rigide, caractérisée par une planification quinquennale, la suprématie du secteur étatique dans la gestion de l’industrie, d’importantes barrières douanières visant à favoriser un développement autocentré et un encadrement strict des échanges avec l’extérieur, n’autorisant par exemple à importer que ce qui ne peut être produit en Inde et interdisant l’importation de presque tous les biens de consommations. Les intérêts économiques étrangers sont étroitement contrôlés et le gouvernement se montre extrêmement soucieux d’éviter toute dépendance vis-à-vis d’autres pays. De même, l’investissement privé, le crédit et les opérations de change sont soumis à d’étroits contrôles et le système d’imposition est lourd et compliqué. Tout cela décourage le système productif, soumis à un système d’autorisations très contraignant. A partir des années 1970, ce carcan fait l’objet de critiques de plus en plus virulentes, et des mesures d’assouplissement commencent à être prises à partir des années 1980. Ces réformes, limitées dans un premier temps, finissent par conduire à une véritable rupture en 1991. Confrontée à des déficits budgétaires croissants depuis deux décennies, l’Inde obtient un prêt d’urgence du FMI et reçoit, en échange d’une politique d’ajustement structurel, un prêt de 10 milliards de dollars de la part du FMI et de la Banque Mondiale. Le gouvernement central, dirigé par Narasimha Rao, s’engage dans une politique de libéralisation qui doit permettre la réduction des déficits publics et encourager le développement économique du pays. Les coupes budgétaires de l’Etat se multiplient, les contraintes bureaucratiques qui encadraient le secteur privé sont fortement réduites et les investissements privés sont encouragés dans de très nombreux domaines, depuis les télécommunications jusqu’aux transports, depuis l’énergie jusqu’à l’informatique et plus globalement aux services, dont la part au sein de l’économie indienne progresse nettement. Les barrières douanières sont allégées, passant de 85 % à 25 % en moyenne au cours de la décennie, les quotas d’importation sont revus à la baisse et la roupie est dévaluée pour stimuler les exportations. Le marché boursier est libéralisé et ouvert aux investisseurs étrangers. Les entreprises étrangères peuvent désormais investir bien plus facilement en Inde et les entreprises indiennes peuvent emprunter auprès d’institutions financières internationales (Etienne 2006). Cette politique de libéralisation, en nette rupture avec le modèle socialiste, s’accompagne de l’entrée de nouveaux acteurs internationaux jusqu’alors peu présents en Inde. Alors que jusqu’ici, l’Etat central et les Etats fédéraux étaient les principaux acteurs impliqués dans

les questions de santé – avec une tension permanente entre une forte volonté centralisatrice et une réalité territoriale très hétérogène, parfois en grand décalage avec les objectifs planifiés –, ces deux acteurs, qui n’en forment in fine qu’un, la puissance publique, se voient de plus en plus concurrencés par de nouveaux professionnels de la santé : institutions internationales, investisseurs privés, ONG, économistes de la santé, managers en gestion hospitalière, associations de patients, compagnies d’assurance. Face à cette démultiplication des acteurs, l’Etat indien ne disparaît pas mais voit son rôle en partie redéfini autour de sa capacité de pilotage et de contrôle des politiques publiques et des initiatives privées. L’Etat essaie de coordonner des logiques d’actions différentes entre divers acteurs dont les intérêts ne sont pas forcément convergents, et au nombre desquels il compte lui-même. Il rencontre toutefois de grandes difficultés à assurer ce rôle de coordinateur et de régulateur. La thèse de Bertrand Lefebvre (2011) sur les hôpitaux privés de Delhi montre combien la puissance publique a du mal à imposer des régulations au secteur privé dans le domaine de la santé. En cela, les politiques de libéralisation entreprises par l’Inde dans les années 1990 sont à resituer dans le contexte plus large du succès planétaire, après l’effondrement du système communiste, de l’impératif néolibéral de réduire le poids de l’Etat dans le financement de l’économie. Selon Marcel Gauchet (2017), on peut définir le néolibéralisme comme l’application des principes du libéralisme classique à la situation créée par la globalisation économique et politique. Alors que l’espace des libertés individuelles que le libéralisme classique voulait protéger des empiétements du pouvoir politique était celui de l’Etat-nation, le néolibéralisme sort la sphère des contrats et des droits individuels de l’espace national pour en faire la norme d’un espace global homogène. D’après Peter Miller et Nikolas Rose (2008), le concept de néolibéralisme renvoie aussi à une triple évolution par rapport à la gestion libérale classique des politiques publiques : une prépondérance croissante des experts des « sciences grises » du calcul, de la comptabilité et de l’audit, au détriment des sciences humaines et sociales ; une autonomisation progressive des technologies de gouvernement et des autorités régulatrices vis-à-vis de l’État ; une nouvelle représentation des sujets de gouvernement, conçus désormais comme des individus autonomes qu’il s’agit de responsabiliser davantage. Le tournant libéral de l’Inde s’inscrit donc d’emblée dans un contexte international marqué par la succès des idées néolibérales, qui inspirent en grande partie les réformes économiques des gouvernements indiens successifs à partir des années 1990.

Les changements d’ordre économique décrits plus haut s’accompagnent d’un esprit nouveau qui voit notamment la progression des valeurs libérales et individualistes articulées autour de l’idée de liberté individuelle. Nous aurons l’occasion d’y revenir de façon approfondie, notons simplement pour l’heure que le renouveau de la psychanalyse à Delhi que nous allons décrire à

présent a pour toile de fond les profondes transformations économiques et sociales qui traversent la société indienne depuis les années 1990.