• Aucun résultat trouvé

PARTIE I CONTEXTUALISATION HISTORIQUE : LA PSYCHANALYSE DE

Chapitre 2 – La psychanalyse pendant la période nehruvienne 72 

2) L’émergence d’une psychologie culturaliste 78 

La question de l’Inde ne disparaît toutefois pas totalement du champ de la santé mentale. En effet, alors que la psychologie et la psychiatrie majoritaires dans le sous-continent, inscrites dans une tradition empiriste et positiviste, mettent en avant une conception scientifique et aculturelle de la psychè humaine, un petit nombre de psychologues et de psychiatres se mettent à insister sur la nécessité de penser l’ancrage indien des questions de santé mentale. C’est ainsi qu’à côté de la tradition scientifique et positiviste de la psychiatrie et de la psychologie se structure peu à peu une tradition de psychologie culturaliste, désireuse d’indianiser ou d’indigéniser la psychologie occidentale.

A – La psychologie, une science au service de la nation

Dès la période coloniale, les psychologues ressentent la nécessité de mettre leur science au service de l’humanité, et peut-être de façon plus importante encore, dans ce contexte de lutte indépendantiste, au service de la nation. La volonté de s’engager dans la vie de la cité, hors des milieux intellectuels et universitaires, est caractéristique de la psychologie comme de la psychanalyse, dont on a déjà souligné le degré d’implication dans la sphère sociale pendant la première moitié du 20ème siècle. Le sentiment d’avoir une mission sociale fait alors pleinement partie de l’idée que la profession se fait d’elle-même. Directeur de la section de psychologie appliquée de l’université de Calcutta, Manmathanath Banerji, qui préside la section de psychologie du Congrès Indien de la Science en 1934, le dit de façon très claire : « On ne peut nier que la psychologie expérimentale constitue la plus jeune de toutes les sciences expérimentales, mais il semble que la psychologie, parce qu’elle est la science de l’esprit [et] qu’elle guide le monde phénoménal, est destinée à jouer le premier rôle, le plus important… pour le bien-être de l’humanité dans un futur proche. » Il poursuit en encourageant ses collègues à mettre leur science au service « des besoins actuels de l’Inde… [qui] ne peuvent être résolus que par l’application de la psychologie » (cité dans Laskin 2013 : 415-416 et 434). Dans les représentations collectives des années 1920-1940, au sein du monde des psychologues bien sûr mais au-delà, comme en témoigne une étude de la presse grand public en anglais au Bengale (Laskin 2013 : 432-433), la psychologie doit guider le monde – et particulièrement l’Inde – à travers les périls de la modernité. La conviction d’avoir une mission pousse les psychologues à faire des enquêtes « sociales ». Par exemple, Narendranath Sengupta, le père de la psychologie expérimentale indienne, conduit une longue enquête sur la psychologie des mendiants, publiée en 1943 dans l’Indian Journal of Social Work dans un article intitulé « Mental Traits of Beggars ». Cet engagement des psychologues sur les questions sociales et politiques conduit à partir des années 1940 les pouvoirs publics à solliciter leur aide. En 1945, par exemple, le gouvernement de la province du Bihar créé, au sein de son département, une section de psychologie consacrée à l’éducation pour conduire des enquêtes et des tests psychologiques dans les écoles. En outre, la Seconde Guerre mondiale voit une explosion des activités psychologiques sollicitées par l’Etat, en particulier parce que l’armée s’appuie sur l’expertise de psychologues indiens. C’est ainsi qu’en 1945, le gouvernement indien recrute un psychologue et un psychiatre comme conseillers du nouveau Employment Selection Bureau, créé pour sélectionner les meilleurs officiers militaires. Les membres de l’Association indienne de psychologie se félicitent d’ailleurs du large recours aux techniques psychologiques par le

gouvernement, dans lesquelles ils voient « une très grande richesse apportée par la science de la psychologie, d’une utilité pratique immense pour l’Inde » (cité dans Laskin 2013 : 435).

La période coloniale se caractérise donc par une réelle implication des psychologues (expérimentaux comme psychanalystes) dans la sphère sociale et par une reconnaissance croissante de l’utilité de la psychologie par l’Etat. Mais alors que les psychanalystes perdent de leur influence et cessent peu à peu de s’investir dans la société après la mort de Bose en 1953, les praticiens de la psychologie scientifique sont encouragés par les pouvoirs publics à mettre leur science au service de la nation. La nécessité d’adosser le développement de l’Etat au développement scientifique est une conviction largement partagée dans les années 1950-1960. Le discours nationaliste qui triomphe après l’indépendance se débarrasse vite de la défiance gandhienne envers la modernité scientifique, économique et politique et se caractérise au contraire par une foi inébranlable dans la modernité. Comme le montre Partha Chatterjee (1986), Nehru et les dirigeants politiques qui sont à la tête de l’Etat pensent que le discours gandhien a constitué un détour nécessaire pendant la lutte nationaliste – car lui seul a pu mobiliser les masses paysannes contre les colonisateurs – mais qu’il faut désormais se débarrasser au plus vite de cette perspective jugée réactionnaire et lancer l’Inde sur la voie de l’industrialisation et du progrès. L’Etat indien est alors conçu par les élites dirigeantes comme une entité neutre au-dessus des divisions de la société, à qui il revient de moderniser la société et de transformer les masses rurales inéduquées et superstitieuses en citoyens éclairés aptes à vivre dans le monde moderne. En accord avec cette vision tutélaire d’un Etat instituteur du social, d’ambitieux efforts sont faits pour implanter un esprit scientifique dans la société indienne. Le rôle politique et médiatique de personnalités scientifiques est mis en avant. Le scientisme des élites dirigeantes est profond et sans équivoque. C’est aussi l’époque où l’idéologie du développement pénètre en profondeur la société indienne, sous-tendue par la vision nehruvienne d’un progrès socialiste qui doit sortir l’Inde de la pauvreté et de la tradition et la guider vers la prospérité et la modernité. Les classes supérieures adhèrent dans leur grande majorité à ce projet, et se conçoivent comme une avant-garde éclairée qui a pour tâche, maintenant que l’indépendance est acquise, de construire la nation et de sortir les masses de la misère et de l’obscurantisme (Jodhka et Aseem 2016). C’est dans ce contexte que les psychologues se tournent vers une psychologie sociale qui se penche sur les grands défis auxquels l’Inde est confrontée (Sinha 1994 : 36). On les convoque pour étudier les pauvres (paysans ou ouvriers), on leur réclame des analyses sur le monde du travail (le monde de l’agriculture, le monde de l’industrie, le monde de services publics), on les fait venir lors de conflits inter-religieux, comme à Aligarh entre 1950 et 1952 (Laskin 2013 : 435). Bref, sans atteindre les proportions qui seront atteintes plus tard, à partir des années 1990-2000, on

les reconnaît comme des experts parmi d’autres du monde social, qu’ils s’efforcent de décrire pour guider l’action publique et sur lequel ils agissent directement en cas de crise.

Animés par le souci d’être utiles à leur société, ces psychologues ont le désir de penser leurs pratiques à partir des données concrètes de la société indienne. Toutefois, les études des années 1950 et 1960, majoritairement centrées sur la dimension psychologique de phénomènes socio- économiques, reprennent le plus souvent des études faites en Europe ou aux Etats-Unis, qu’elles essaient d’adapter aux enjeux de la société indienne de leur époque. Ces études donnent l’impression de plaquer des cadres conceptuels et méthodologiques pensés ailleurs sur un monde dont les coordonnées sont fondamentalement différentes. De nombreux travaux s’avèrent même être des reproductions de travaux occidentaux, le plus souvent américains, malhabilement transposés à la société indienne. Par exemple, comme le montre Ashis Nandy (1974 : 8), des études sur le racisme anti-Noirs aux Etats-Unis sont reprises pour parler du rejet des Dalits et des travaux sur l’antisémitisme européen servent de base à des articles sur les difficiles relations intercommunautaires (communalism). Les institutions sociales propres au monde indien, comme le système des castes, ou les problèmes récurrents du sous-continent, comme les tensions entre hindous et musulmans, ne font pas l’objet d’une théorisation propre. Majoritairement formés en Occident, les psychologues indiens ont une forte tendance à reprendre, avec souvent une décennie de retard, les orientations théoriques, les outils méthodologiques et même les choix thématiques qui se trouvent être à la mode dans les écoles de psychologie américaines. Ainsi, une grande partie de la production psychologique de cette époque est assez déconnectée du terrain indien, en dépit de la volonté affichée des psychologues d’être utiles à leur société. Comme les psychanalystes donc, les psychologues de cette époque reprennent de façon non critique des théories occidentales. La différence est que les psychologues, plus nombreux et mieux répartis dans le sous-continent, sont animés d’un souci nettement plus patent de servir leur société, et sont davantage sollicités par les pouvoirs publics à cette fin.

B – La volonté d’indianiser la psychologie

Face à la tendance, très prégnante dans le monde de la psychologie indienne, à reprendre des théories et des méthodes forgées en Occident, un petit nombre de psychiatres et de psychologues lancent un nouveau mot d’ordre à partir des années 1970 : il faut indigéniser ou indianiser la psychologie et développer une sensibilité culturelle jugée absente. Porté par des membres éminents

de la psychologie expérimentale, comme Durganand Sinha, professeur de psychologie à l’Université d’Allahabad, ainsi que par des figures de proue de la psychiatrie, comme Jaswant Singh Neki, chef du département de psychiatrie dans le plus grand centre hospitalier universitaire de Delhi (AIIMS), ce nouveau mot d’ordre est contemporain du développement de la psychologie interculturelle à l’échelle internationale, dans le monde occidental comme dans le monde postcolonial, ainsi que de l’intérêt renouvelé pour la notion de culture dans le monde des sciences humaines et sociales, dans le sillage du culturalisme américain, très influent dans les années 1960. C’est dans ce contexte plus général de montée en puissance de la question culturelle que certains psychologues et psychiatres se mettent à critiquer les productions théoriques de leurs propres disciplines. Ils se plaignent de ce que la psychologie indienne ne serait qu’une pale copie de la psychologie européenne ou américaine, à la fois dans la méthode, dans le choix des sujets pertinents et dans la reprise non critique des catégories conceptuelles et nosographiques. Dans un article de 1965, Durganand Sinha (1965 : 20) dresse déjà ce constat :

Personne n’a véritablement essayé d’utiliser le riche héritage de notre pensée philosophique pour formuler les questions de recherche de la psychologie moderne. Dans leur zèle à être scientifiques, les psychologues indiens modernes ont fermé les yeux sur les psychologies présentes dans leurs propres systèmes de pensée et sont constamment éblouis par la psychologie scientifique moderne occidentale. En Inde, il en a résulté le développement d’une psychologie dépourvue de réel ancrage. Au lieu de déployer une vigoureuse psychologie scientifique ancrée dans les traditions indiennes, nous n’avons su développer, au mieux, qu’une copie pâle et insipide de la psychologie américaine ou britannique. Il est urgent d’établir une vraie méthodologie pour étudier les concepts de philosophie indienne et bouddhiste à la lumière de la psychologie expérimentale moderne.

Il est intéressant de noter que, contrairement à ce que dit Sinha, ces questions ont déjà été abordées par les psychologues expérimentaux des années 1930 et 1940. Mais comme pour la psychanalyse à la même époque, le souvenir semble s’en être perdu.

Ce renouveau culturaliste est pensé à plusieurs niveaux. Tout d’abord, soulignent ses promoteurs, il faut encourager la recherche en psychologie faite par des chercheurs locaux, plutôt que par des chercheurs venus d’universités occidentales, de façon à favoriser l’indépendance intellectuelle et financière de la psychologie indienne. A cette fin est créé en 1969 le Conseil indien pour la recherche en sciences sociales (Indian Council of Social Science Research), dont l’objectif est de promouvoir, de financer et de soutenir la recherche dans les différentes sciences sociales.

L’accent est mis sur la nécessité de définir des objets de recherche qui soient pertinents dans le contexte indien. De nombreux psychologues indiens, cherchant une reconnaissance internationale, ont en effet tendance à reprendre à leur compte les thèmes qui sont à la mode dans le monde occidental, et particulièrement américain, de façon à pouvoir facilement s’inscrire dans des équipes de recherche internationales et dans des perspectives comparatistes. Cela a pour effet, comme nous l’avons vu, d’encourager les parallèles hâtifs et peu réfléchis, d’écarter du champ de vision des psychologues les phénomènes qui ne se peuvent être mis en parallèle avec ce qui se passe dans d’autres pays et d’empêcher une réelle théorisation des institutions sociales proprement indiennes quand celles-ci sont tout de même prises comme objets de recherche. A partir des années 1970, le mouvement d’indianisation qui s’impose peu à peu comme une voie parallèle, bien que minoritaire, à la psychologie décrite comme occidentale ou « mainstream » pousse certains chercheurs à se pencher sur des thèmes perçus comme spécifiquement indiens. Alors que dans les décennies qui suivent l’indépendance, les psychologues ont concentré leur attention sur des thèmes socio- économiques, qui reflétaient très bien les préoccupations d’une économie socialiste planifiée, les années 1970 et surtout 1980 voient la montée en puissance des études culturelles. On passe des études sur le développement agro-économique, les enjeux sanitaires au sein des familles, la pauvreté et les inégalités, les tensions inter-castes et inter-religieuses, ou encore la diffusion des innovations scientifiques aux études sur les valeurs et croyances propres à la société indienne, l’importance de la hiérarchie et de l’interdépendance dans le monde hindou, la culture professionnelle ou le modèle de leadership les plus pertinents et les plus efficaces en contexte indien. La grille de lecture culturelle s’impose dans la façon dont un certain nombre de psychologues construisent leurs objets d’étude. A leurs yeux, tout mérite d’être étudié sous l’angle de la culture. La culture devient le prisme qui donne une coloration particulière à l’ensemble des phénomènes sociaux, la catégorie surplombante à l’aune de laquelle toutes les dimensions de la vie sociale doivent in fine être rapportées.

Outre les choix thématiques, ce sont aussi les méthodes de collecte de données qui sont interrogées par la psychologie culturaliste. Les méthodes recommandées dans les manuels anglo- saxons de psychologie ne semblent pas adaptées aux populations rurales et tribales peu instruites, qui constituent la majeure partie de la population indienne. Des efforts sont donc entrepris pour repenser les méthodes de collecte des données et les outils méthodologiques. Il en va de même pour les cadres théoriques et les modèles conceptuels qui permettent d’interpréter les données recueillies. Jusqu’aux années 1970 au moins, la tendance dominante dans le monde des psychologues est en effet de comparer des résultats obtenus avec les mêmes méthodes dans différents pays, en

s’appuyant sur un même modèle théorique – forgé en Occident – , et d’attribuer ensuite les différences trouvées à des différences culturelles. Par exemple, on établit grâce à une série de tests psychologiques le moindre besoin de réussite personnelle ressentie par les Indiens comparés aux Américains, et on explique ensuite cette différence par l’absence d’éthique protestante dans le sous- continent. L’Inde apparaît ainsi, comme dans beaucoup de ces études, comme une figure du manque. La psychologie culturaliste reprend ce type d’études et proposent d’autres façons d’expliquer les résultats obtenus. Ainsi, dans l’étude en question, le moindre besoin de réussite personnelle ressentie par les Indiens est rapporté à l’importance d’une conception relationnelle et collective de la réussite personnelle en Inde, invitant à redéfinir le concept de « réussite » en fonction des idéaux sociaux de la société indienne (Sinha 1994 : 46). Bien d’autres exemples similaires pourraient être donnés, qui tous témoignent de la nécessité ressentie dans une partie du monde de la psychologie des années 1980 de penser l’Inde à l’aide de catégories indiennes et/ou hindoues25. C’est dans ce but que certains psychologues, ainsi qu’un petit nombre de psychiatres gagnés à la cause culturaliste, se mettent à analyser les textes sacrés hindous, les médecines savantes indigènes, comme l’ayurvéda, l’unani (médecine arabo-musulmane) ou le siddha (médecine tamoule), et les pratiques considérées comme parapsychologiques de la tradition indienne comme le yoga et la méditation. Ces psychologues pensent pouvoir y découvrir les façons supposément traditionnelles de conceptualiser et de soigner la maladie mentale. Ils étudient les effets thérapeutiques des recettes médicinales présents dans les textes des médecines savantes indigènes, essaient de comprendre la logique qui préside à leurs organisations nosographiques très élaborées, créent de nouvelles entités nosographiques spécifiquement indiennes, reprenant à leur compte le concept de syndrome lié à la culture (culture-bound syndrome), alors en plein effervescence dans la psychiatrie culturelle et l’anthropologie médicale américaines, utilisent des instruments électroniques sophistiqués pour étudier les états altérés de conscience visés par la méditation, ont recours à des tests physiologiques et psychologiques pour mesurer les effets de la pratique régulière du yoga sur des troubles psychiques comme l’anxiété, l’insomnie, les troubles bipolaires ou certaines psychoses, etc. (Sinha 1994 : 47-48 et Sébastia 2010 : 5-7). Ces efforts visent à faire ressortir l’ethnocentrisme de la psychologie et de la psychiatrie occidentales et la nécessité de prendre en compte les facteurs culturels dans les enjeux de santé mentale, tout en soumettant les pratiques censées appartenir à la plus pure tradition indienne aux méthodes expérimentales modernes, ce qui témoigne de l’autorité non controversée que conserve la science comme outil de légitimation.

25

Cette tendance est aussi sensible dans le monde de l’anthropologie, comme en témoigne le titre du célèbre ouvrage de McKim Marriott India through Hindu Categories (1990).

Rappelons toutefois que cette psychologie culturaliste, portée par certains grands noms issus de la psychologie expérimentale et de la psychiatrie, reste numériquement minoritaire dans le sous- continent. Comme le montre Manasi Kumar (2006), les deux traditions – psychologie culturaliste et psychologie « mainstream » ou occidentale – se sont développées de façon parallèle, sans dialoguer et sans que l’une réussisse à faire bouger les lignes de l’autre. Cette dualité correspond aujourd’hui encore largement au paysage de la psychologie dans le sous-continent. La psychologie culturaliste n’est donc pas parvenue, comme elle l’aurait voulu, à féconder la psychologie « occidentale » (c’est-à-dire essentiellement la psychologie comportementale et cognitive) majoritairement présente dans les universités et les laboratoires.