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La psychanalyse indienne, lieu d’une modernité indigène 68 

PARTIE I CONTEXTUALISATION HISTORIQUE : LA PSYCHANALYSE DE

Chapitre 1 – La psychanalyse à l’époque coloniale 38 

3) La psychanalyse indienne, lieu d’une modernité indigène 68 

A – La psychanalyse, une science indienne ?

Les psychanalystes indiens ont cherché à repenser la psychanalyse à l’aune de leur contexte socio-culturel, en la réinscrivant dans une histoire proprement indienne, dans le prolongement des traditions de méditation et d’introspection. Ainsi, en dépit d’une position parfois assez défensive au sein du groupe de Calcutta face à l’universalisme revendiquée de la pensée freudienne, les psychanalystes indiens ne souffrent pas particulièrement d’un complexe d’infériorité par rapport aux psychanalystes occidentaux. Au contraire, plusieurs psychanalystes affirment, à l’unisson avec nombre de psychologues indiens de l’époque, que les Indiens sont culturellement prédisposés à l’étude du psychisme humain. Ils soutiennent que les Indiens se sont toujours intéressés à la psychologie et aux sciences de l’esprit, comme en témoignent les textes sacrés hindous, la philosophie indienne et l’intérêt très marqué des Indiens pour la spiritualité. En ce sens, les Indiens auraient un avantage comparatif considérable sur leurs collègues occidentaux dans l’étude du psychisme humain. Dans l’introduction qu’il donne à la Section de Psychologie, lors de la Conférence de Philosophie Indienne de 1930, Bose écrit par exemple : « Dans aucun système de philosophie occidentale la psychologie n’a eu une importance comparable [à celle qu’elle a eue dans la philosophie indienne]. (…) Un psychologue est donc plus dans son élément dans la philosophie indienne que dans le domaine de la pensée occidentale » (Laskin 2013 : 426). Il montre ensuite, en s’appuyant sur les Vedas et les Upanishads, que les anciennes philosophies hindoues déploient une réelle psychologie, fondée sur une méthode scientifique. Une telle affirmation s’adosse à une conviction très partagée dans les milieux modernistes de l’époque : l’hindouisme est parfaitement compatible avec la science, pour peu qu’on expurge les anciens textes sacrés de leurs excroissances superstitieuses et qu’on se concentre sur les connaissances scientifiques qu’ils contiennent. Dans cette entreprise, la psychologie apparaît comme la discipline la plus à même de faire la jonction entre la modernité scientifique et les textes védiques. Tout cela permet aux Indiens de se sentir pleinement légitimes dans le domaine des sciences de l’esprit. Ces sciences occupent donc une place médiane, à la fois ancrées dans la tradition indienne et résolument modernes. Cette double position leur permet d’asseoir une double légitimité : la légitimité des nouvelles disciplines qu’ils promeuvent (la psychologie et la psychanalyse) auprès de leurs compatriotes hindous et leur propre légitimité scientifique dans ces mêmes disciplines auprès de leurs collègues occidentaux.

La conviction d’une prédisposition culturelle indienne pour les sciences de l’esprit doit en outre être resituée dans le cadre du discours nationaliste élaboré au cours du 19ème siècle. En effet, comme le montre l’historien Partha Chatterjee (1993), les nationalistes construisent leur discours sur la nation indienne sur une dichotomie entre l’intérieur et l’extérieur, le spirituel et le matériel, l’essentiel et l’inessentiel. L’intérieur représente la vie intime des Indiens, leur vie spirituelle, celle qui demeure hors de l’emprise des colonisateurs. L’extérieur représente au contraire le monde matériel, le monde du pouvoir économique et politique, de la science et des technologies, tous domaines dans lesquels les Indiens ont été vaincus par les Britanniques. Dans ces domaines, les Indiens doivent donc reconnaître la supériorité des Occidentaux, ils doivent étudier patiemment leurs productions de façon à pouvoir rivaliser un jour avec eux. Dans le domaine spirituel en revanche, les Indiens jouiraient d’une supériorité indéniable sur les Occidentaux, réputés matérialistes, voire immoraux. La spiritualité devient le signe fondamental de l’identité culturelle des Indiens. Et plus ceux-ci excellent dans les domaines matériels, plus ils doivent veiller à préserver leur vie spirituelle, dans laquelle réside leur identité véritable, de la main mise du pouvoir colonial. Ainsi, quand les psychanalystes et les psychologues revendiquent une supériorité indienne dans les sciences de l’esprit, ils reprennent à leur compte la dichotomie formée par le discours nationaliste entre le matériel, domaine des Occidentaux et le spirituel, domaine des Indiens. Ainsi s’explique la conviction largement partagée dans les milieux intellectuels de l’époque que c’est dans le domaine spirituel (et psychologique) que l’Inde peut apporter une réelle contribution au monde.

B – La psychanalyse, une science à double usage

Ce n’est nullement une discipline constituée, appuyée sur un ensemble stabilisé de concepts, de savoirs et de pratiques, qui arrive en Inde dans les années 1910. C’est une discipline en train de se faire. Coupés des réseaux de productions de connaissances psychanalytiques par son éloignement géographique et culturel, les psychanalystes indiens n’en produisent pas moins des connaissances, parfois très éloignées de la doxa qui est en train de se constituer en Europe. Ainsi, la psychanalyse n’est pas vue à Calcutta comme une discipline étrangère, encore moins comme une discipline imposée par le monde occidental ou par la puissance coloniale britannique. Elle est principalement conçue comme un produit local constitué à partir d’apports divers, certains exogènes, d’autres endogènes. En tant que produit local, elle est travaillée par les enjeux qui sont ceux de la société bengalie dans la première moitié du 20ème siècle. L’enjeu majeur de l’époque est bien sûr la lutte nationaliste contre l’occupant britannique, et cette lutte s’est aussi, quoi qu’assez discrètement,

jouée sur le terrain de la psychanalyse. Comme nous l’avons vu en effet, à Calcutta, la psychanalyse a pu servir à la fois d’appui à la colonisation, lorsqu’elle a été pratiquée par des Britanniques, et de résistance à l’impérialisme culturel qui accompagne la domination politique, lorsqu’elle a été pratiquée par des Indiens. Cette utilisation contradictoire de la psychanalyse s’explique peut-être par la profonde ambivalence inhérente à la pensée freudienne, qui s’inscrit dans le projet d’émancipation des Lumières, avec les dérives impérialistes qui ont pu être les siennes, tout en démystifiant puissamment ce projet et les valeurs qu’il véhicule. Si la psychanalyse séduisit fortement une partie de l’élite éduquée de Calcutta, c’est sans doute en raison de la double critique qu’elle porte potentiellement en elle : critique de l’Europe moderne et critique du « monde sauvage » (1995 : 124-125). C’est ainsi qu’Ashis Nandy explique l’accueil peu chaleureux réservé à Jung lors de sa venue en Inde, et plus globalement le désintérêt des psychanalystes bengalis pour la pensée jungienne : les Indiens cherchaient dans la psychanalyse une façon critique de s’inscrire dans la modernité, pas un retour à la tradition19. La psychanalyse est un outillage théorique hautement emblématique de la modernité, que les Indiens se sont réapproprié et ont pu retourner contre les Britanniques.

L’utilisation contradictoire de la psychanalyse à Calcutta résulte aussi du contexte socio- historique de production de la psychanalyse indienne. A Calcutta, la psychanalyse est tout à la fois une discipline occidentale et indienne, une pratique impérialiste et un instrument de réappropriation de soi. La psychanalyse indienne est une technique de soi hybride conçue par et pour une élite déchirée de contradictions internes. En tant que pratique d’élaboration subjective, la cure analytique se constitue en Inde comme le lieu d’une réflexion sur l’identité fracturée d’Indiens aux prises avec une domination multiforme. La réappropriation indienne de la psychanalyse est donc traversée par les enjeux coloniaux de l’époque mais, précisons-le, d’une façon qui échappe au paradigme simpliste qui oppose la domination des savoirs occidentaux à la résistance des savoirs et des subjectivités indigènes. Les Indiens se réapproprient la psychanalyse de façon à en faire une théorie du psychisme humain et une pratique clinique qui fassent sens dans leur contexte socio-culturel. Le succès, circonscrit mais réel, de la psychanalyse indienne auprès de l’élite bengalie de Calcutta atteste de sa capacité à symboliser les conflits qui la traversent, à s’inscrire dans une conception du monde qui lui parle et ainsi à produire une réelle efficacité symbolique. Bose, la figure de proue de la psychanalyse indienne, a toujours été reconnu comme un clinicien d’une rare finesse par ses contemporains et n’a jamais eu à se plaindre du manque de patients : d’après la numérotation qu’il a donnée de ses cas cliniques, on sait qu’il a conduit environ mille cures en l’espace d’une trentaine

19

Sur le lien entre la perception romantique et orientaliste de l’Inde qu’avait Jung et l’évitement dont celui-ci fit l’objet de la part des psychanalystes indiens, cf. aussi Kapila 2007.

d’années de pratique (Nimylowycz 2003 : 60). Les psychanalystes indiens ont donc su explorer les potentialités transformatrices de la psychanalyse, qu’ils ont sortie de son environnement naturel pour la réinscrire dans une continuité historique et sociale proprement indienne.

Conclusion

Dès ce premier moment, plusieurs spécificités de la psychanalyse indienne apparaissent : la conception de la psychanalyse comme discipline littéraire et philosophique plutôt que médicale et scientifique, et la proximité plus grande de la psychanalyse avec la psychologie (notamment comportementale) qu’avec la psychiatrie ; la centralité de la question culturelle, la méfiance vis-à- vis de l’universalisme revendiquée de la psychanalyse occidentale et l’importance des débats et des réflexions autour de la forme que doit prendre la cure en contexte indien ; la conception plus active du rôle du psychanalyste et l’acceptation sereine de l’influence du thérapeute sur le patient ; la volonté très nette de penser une psychanalyse non-solipsiste, adossée à une conception non- individualiste de l’homme ; la conception de la thérapie comme lieu où s’élaborent les tiraillements d’une subjectivité moderne, aux prises avec de profondes transformations dans les façons de vivre et de penser. Comme nous allons le voir, ce premier moment de la psychanalyse indienne va être vite oublié. Il existe une nette rupture entre la fondation de la psychanalyse à Calcutta et la psychanalyse telle qu’elle existe aujourd’hui à Delhi, dans le sillage de la refondation qu’en fera Sudhir Kakar, avec pour toile de fond les profonds changements qui traversent la société indienne depuis le début des années 1990. Il n’empêche, cette période fondatrice laisse déjà apparaître certains des thèmes qui constitueront les fils rouges de l’histoire de la psychanalyse indienne et qui donnent aujourd’hui encore une coloration spécifique à la cure analytique et plus globalement aux psychothérapies en contexte indien.

Chapitre 2 – La psychanalyse pendant la période nehruvienne