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PARTIE I CONTEXTUALISATION HISTORIQUE : LA PSYCHANALYSE DE

Chapitre 4 – La psychanalyse au 21 ème siècle 119 

4) Le cadre juridique 173 

L’importance croissante des psychothérapeutes en Inde a conduit la puissance publique à essayer d’encadrer juridiquement la profession. L’Etat indien a entrepris ces dernières années de refondre en profondeur son cadre législatif en matière de santé mentale. En 2016, une proposition de loi est faite par le parlement pour mieux encadrer le traitement des personnes souffrant de troubles psychiques. Il s’agit initialement de se mettre en conformité avec les normes internationales, et notamment avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées que l’Inde a signée en 2007. Plus globalement, cette loi entend remédier aux très graves défaillances dans la prise en charge des patients psychiatriques qu’ont fait ressortir les études internationales, publiées notamment par l’OMS : mauvais état des hôpitaux psychiatriques, surchargés, peu accueillants et ressemblant parfois plus à une prison qu’à un lieu de soin (38 % des hôpitaux ont la structure d’une prison et 57 % possèdent de hauts murs), consultations ultra-brèves (souvent moins de cinq minutes) ne fournissant aucune information ou explication au patient ou à sa famille, mauvaise qualité de la relation avec les soignants produisant un manque de confiance en l’équipe médicale, manque d’intimité (y compris parfois pour aller aux toilettes ou se laver), coût élevé des traitements et mauvaise qualité des soins, manques de lits (contraignant certains patients à dormir par terre). L’état des hôpitaux psychiatriques publics et des services de santé mentale dans les hôpitaux généraux publics laisse donc beaucoup à désirer, en plus d’être très majoritairement concentrés dans les villes alors que 69 % de la population vit dans les campagnes (recensement 2011). En 1999, le rapport de la National Human Right Commission sur l’état des hôpitaux psychiatriques a conclu que les conditions d’hospitalisation en santé mentale sont tellement

déplorables qu’on est en droit de considérer que les droits des patients psychiatriques sont outrageusement violés (cité dans Sébastia 2010).

La question des conditions de vie et de soin des personnes souffrant de maladie mentale s’est en outre imposée de façon violente dans les débats publics à la suite de la tragédie d’Ervadi en 2001, dont on a déjà brièvement parlé : vingt-huit malades sont morts dans un dargah (sanctuaire soufi) suite à un incendie parce qu’enchaînés, ils n’ont pas pu fuir. Dans le débat qui suivit cette catastrophe, des psychiatres et des activistes ont dénoncé l’état déplorable de la psychiatrie en Inde, qui oblige les familles à se tourner vers d’autres formes de thérapies. Les psychiatres dénoncèrent en particulier l’inertie des services de santé, très lents à appliquer la réforme de la psychiatrie stipulée par le Mental Health Act de 1987, qui remplace l’Indian Lunacy Act de 1912 (Sébastia 2010). C’est dans ce contexte que l’Inde entend se doter d’une nouvelle loi pour mieux protéger les patients psychiatriques. La proposition de loi faite en août 2016 présente des avancées significatives, saluées par les professionnels de la santé mentale (Das 2017). La loi affirme avec force le droit à des soins psychiatriques de bonne qualité, près de chez soi et gratuits pour ceux qui n’ont pas les moyens de les financer. Dans un monde médical où la part du secteur privé n’a cessé de croître et avec lui la marchandisation des soins, cette loi semble réaffirmer le rôle de l’Etat en matière de santé publique et lutter contre l’exclusion croissante des pauvres dans les institutions sanitaires. Le projet de loi est en effet avant tout pensé pour les plus démunis (ie les détenteurs d’une carte attestant qu’ils vivent en-dessous du seuil de pauvreté), et il est implicitement reconnu que ceux qui en ont les moyens se tourneront vers le secteur privé, rompant ainsi avec l’idéal affiché après l’indépendance d’un système de soin universel, égalitaire et gratuit pour tous (Sarin et Jain 2017). Les principes d’accès au soin pour les plus pauvres sont toutefois assez flous et il faudra attendre pour observer comment ils pourront être mis en pratique39. De même, cette loi cherche à mettre fin aux mauvais traitements des patients psychiatriques : le fait de stériliser, d’enchaîner ou de violenter d’une quelconque façon un patient est formellement interdit et passible de poursuites judiciaires ; les traitements par électrochocs sont interdits pour les enfants et mieux régulés pour les adultes (obligation d’utiliser des anesthésiants) ; les patients psychiatriques ont le

39 On peut avec raison se poser la question de la transposition de ces textes de loi dans les pratiques au vu, par exemple,

de l’incapacité de l’Etat à faire appliquer la loi aux hôpitaux privés qui ont bénéficié d’un partenariat public-privé et qui ont bien souvent pu violer leurs engagements en toute impunité. Comme le montre Bertrand Lefebvre (2011), l’Etat n’a pas réussi à imposer un cadre réglementaire solide au secteur privé, avec des règles claires et des définitions précises des droits et devoirs de chacun. Par exemple, il est stipulé que l’hôpital doit soigner gratuitement 40 % de patients pauvres, mais le contrat ne précise pas ce qui doit être gratuit (les consultations ? l’hospitalisation ? les médicaments ?) ni ce qu’il faut entendre par pauvre (en-dessous de quel seuil est-on pauvre ?). Dans l’exemple du secteur hospitalier privé, les manquements de l’Etat ont conduit des ONG et des activistes à porter plainte contre la puissance publique, et la défaillance des mécanismes de régulation s’est payée d’une judiciarisation croissante de cette régulation. De la même façon, on peut craindre que les droits et les principes très généraux exposés dans la nouvelle loi de santé mentale ne manquent de précision et perdent ainsi de leur force coercitive.

droit – et peuvent donc recourir à la justice en cas contraire – de vivre dans un environnement sécurisé et salubre, de maintenir la confidentialité de leur dossier médical, d’avoir accès à de la nourriture de qualité et à un minimum d’espace privé, de vivre « dans une communauté », de ne pas être mis à l’écart de la société et de mener, dans la mesure du possible, une vie normale ; les femmes atteintes de troubles psychiques ne peuvent être séparées de leurs enfants de moins de trois ans, sauf en cas de danger pour les enfants ; les institutions de santé mentale ont l’obligation légale de rémunérer correctement les patients quand ceux-ci travaillent pour elles. Cette loi rejette le traitement punitif de la maladie mentale, notamment en dépénalisant le suicide, jusque-là considéré comme un crime contre soi-même – quand bien même les personnes ayant tenté de se suicider n’étaient presque jamais poursuivies par la justice – et désormais tenu pour le signe d’un « stress intense ». En outre, cette proposition de loi entend promouvoir une conception plus active et moins infantilisante du patient souffrant de troubles psychiques. Par exemple, la nécessité d’obtenir le consentement de la personne avant de l’hospitaliser, sauf en cas de réel danger, est clairement affirmée, tout comme le droit à l’information sur sa maladie, sur son traitement et sur ses effets secondaires. De même, la loi prévoit qu’un individu adulte puisse désigner au préalable, auprès d’un praticien reconnu par le conseil médical, la personne qui le représentera et prendra les décisions à sa place au cas où il en viendrait à perdre la lucidité et à être incapable de faire les choix le concernant. Ces dispositions légales visent à rendre les patients acteurs de leur parcours de soin et à saper la toute-puissance dont jouissent parfois les professionnels de santé mentale, en particulier les psychiatres. L’esprit général du texte est inspiré par les principes de démocratie sanitaire et d’autonomie des patients, même lorsqu’ils souffrent de troubles psychiques graves (The Gazette of India 2017).

Les dispositions citées ci-dessus sont généralement bien accueillies par les acteurs du secteur de la santé mentale. Néanmoins, d’autres aspects de la proposition de loi ont déclenché une forte mobilisation chez certains professionnels, et en particulier chez les psychothérapeutes. En effet, ce projet de loi ne reconnaît le titre de « professionnels de santé mentale » qu’aux praticiens de certaines professions : les psychiatres, les psychologues cliniciens, les travailleurs sociaux en psychiatrie, les infirmiers psychiatriques, les détenteurs de diplômes reconnus par l’Etat en homéopathie, naturopathie, ayurveda, unani (médecine arabo-persane) et siddha (médecine du sud de l’Inde). Par « psychologues cliniciens », la proposition de loi entend toute personne ayant obtenu un master de psychologie clinique ou un Mphil de psychologie dans une institution reconnue par le Rehabilitation Council of India et par la University Grant Commission. Seuls les psychologues accrédités par ces organismes peuvent être légalement considérés comme « professionnels de santé

mentale ». De très nombreux psychothérapeutes sont de fait exclus de cette définition, notamment ceux qui n’ont qu’un master de psychologie (et non un master de psychologie clinique ou un Mphil de psychologie) mais aussi ceux qui ont obtenu un master de psychologie clinique ou un Mphil de psychologie dans une université non reconnue par les organismes d’habilitation cités plus haut (ce qui englobe un grand nombre de petites universités et d’universités récentes, ainsi que toutes les universités étrangères) et bien sûr ceux qui ont été formés dans un institut de psychanalyse. Le projet de loi créé donc un vaste débat : qui est habilité à exercer comme psychothérapeute ? Est-ce qu’un master de psychologie suffit, même s’il n’est pas très orienté vers la clinique ? Face à la multiplication des counsellors et des therapists, certains psychologues certifiés soutiennent que des personnes dépourvues de toute qualification exercent indûment ce métier et sont donc favorables à une régulation bien plus stricte de la profession. D’autres, au nombre desquels les psychanalystes de Delhi, très en pointe sur cette mobilisation, sont favorables à l’inclusion d’une catégorie large de « psychothérapeutes » dans la loi, qui comprenne les « psychotherapists, counsellors and psychoanalysts » et prenne acte de la diversité et du pluralisme des professionnels qui travaillent effectivement dans ce domaine. Les psychanalystes de Delhi reprochent en outre au projet de loi d’adopter une définition strictement biomédicale de la maladie mentale et d’en nier la dimension psycho-sociale ; de se situer dans une dynamique uniquement curative et de négliger toute approche préventive ; de ne considérer que les psychopathologies lourdes et de ne pas prendre suffisamment en compte les souffrances psychiques moins graves, pour lesquelles les individus cherchent aussi à consulter des professionnels de santé mentale. Tout cela expliquerait que le projet de loi reste très psychiatrique et ne reconnaisse pas la grande variété des acteurs sur le terrain, en particulier les psychothérapeutes mais aussi les hypnothérapeutes, les art-thérapeutes, les musicothérapeutes, et autres praticiens des thérapies alternatives qui ont prospéré dans les hôpitaux privés – même si les soignants de médecines « traditionnelles » comme l’unani ou l’ayurveda sont quant à eux reconnus par le texte législatif. Les psychanalystes reprochent au Rehabilitation Council of India d’être d’orientation très biomédicale et de ne pas reconnaître les formations qui promeuvent d’autres traditions thérapeutiques. Par exemple, bien que l’université Ambedkar soit reconnue par la University Grant Commission, son Mphil de psychothérapie psychanalytique n’est pas reconnu par le Rehabilitation Council of India. Cela signifie qu’aucun psychothérapeute sortant de l’université Ambedkar – ni ceux ayant un master de psychologie, ni ceux ayant un Mphil de psychothérapie psychanalytique – n’est susceptible d’être considéré comme un « professionnel de santé mentale » par ce projet de loi. De très nombreux autres psychothérapeutes, d’orientation comportementale et cognitive ou humaniste, sont également concernés par ce problème. Dans cette perspective, ces thérapeutes non reconnus ne pourraient peut-être plus être engagés par des institutions, et les séances qu’ils donnent dans leur cabinet privé pourraient être illégales – même s’il est très probable

que la pratique en libéral continuerait comme auparavant. Il y a donc un réel enjeu à être reconnu comme professionnels de santé mentale par cette loi. Cela a conduit ces thérapeutes à se rapprocher et à se concevoir comme une profession unique – psychothérapeute – malgré les différences d’orientation clinique. L’idée a germé de créer un Psychotherapy Council of India pour ne plus dépendre du Rehabilitation Council of India.

Après des mois de mobilisation, le projet de loi est passé au parlement en avril 2017 et entrera en vigueur en juin 2018. Le texte de loi n’a pas été substantiellement modifié en ce qui concerne les psychothérapies, et seuls les psychologues certifiés sont reconnus comme professionnels de la santé mentale. Néanmoins, le débat ne semble pas achevé : un député du Congrès a déposé un ultime amendement avant l’entrée en vigueur du texte pour inclure les psychothérapeutes et les psychanalystes à la liste des professionnels reconnus. A l’heure où j’écris ces lignes – avril 2018 –, on ne connaît toujours pas le fin mot de l’histoire. Il est probable que le processus de constitution d’un arsenal juridique à même d’encadrer la profession de psychothérapeute soit loin d’être achevé. L’Etat semble déterminé à réguler la profession de psychothérapeute et les psychothérapeutes, de leur côté, semblent avoir pris conscience de la nécessité de s’organiser afin de poursuivre la professionnalisation de la psychothérapie et de s’imposer socialement comme un acteur qui compte dans le champ de la santé mentale. Sur les réseaux sociaux, certains thérapeutes appelaient à saisir l’opportunité offerte par cette nouvelle loi pour sortir de leur isolement et arrêter de se concevoir comme un club en marge de la société. Ces évolutions législatives en cours témoignent in fine de ce que les thérapies par la parole, qui se sont multipliées en Inde depuis deux décennies, sont en train d’être intégrées et reconnues au sein des méthodes de traitement acceptables et légitimes en matière de santé mentale.