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CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

2.1.2. Théories métaphysiques

La quatrième critique schelerienne s’adresse aux théories métaphysiques de la sympathie, dont la doctrine de la pitié –ou sympathie dans la souffrance- de Schopenhauer. Cependant, remarquons que d’après Scheler ces théories sont déjà plus précises par rapport aux théories empiriques en ce qu’elles conçoivent la sympathie, non pas comme une connaissance rationnelle219 ou un fait psychophysique,220 mais comme une expérience de nature prélogique et irréductible à l’empirique.221 Cela dit, leur erreur principale est

d’insister à tort sur le fait que la sympathie aurait la fonction métaphysique de nous révéler l’unité « caché » de l’être. En effet, ces théories -appelées aussi « métaphysico-monistes »- partent du principe que le monde, derrière sa pluralité apparente, posséderait une seule substance, une essence supra-individuelle,222 laquelle ne serait perceptible qu’au moyen de la sympathie.223

Dans ce cadre, Scheler affirme que l’importance métaphysique de la sympathie ne repose pas tant sur sa fonction de nous fournir telle ou telle connaissance positive ou réelle –comme celle de l’unité du monde- que sur sa capacité à supprimer une connaissance

218 Ibid. Cf. la section 1.2.1. du premier chapitre.

219 À cet égard, Schopenhauer affirme que « la participation aux maux d’autrui, participation immédiate, qui

n’est pas longuement raisonnée et qui n’en a pas besoin, voilà la seule source pure de toute charité [...] et d’où découlent tous ces actes que la morale nous prescrit sous le nom de devoirs de vertu, devoirs d’amour, devoirs imparfaits. Cette participation tout immédiate, instinctive même, aux souffrances dont pâtissent les autres, la compassion, la pitié, voilà l’unique principe d’où naissent ces actes, du moins quand ils ont une valeur morale ». Arthur Schopenhauer, Le fondement de la morale, trad. A. Burdeau, Paris, Aubier/Montaigne, 1978, p. 139.

220 Max Scheler, Nature, p. 92-93.

221 Ibid., p. 90. En effet, Schopenhauer souligne que « ce phénomène [de la pitié] est, je le répète, un mystère :

c’est une chose dont la Raison ne peut rendre directement compte, et dont l’expérience ne saurait découvrir les causes », Arthur Schopenhauer, op.cit., p. 141. Souligné dans l’original.

222 Comme l’affirme Schopenhauer, au fond il n’aurait qu’« un seul et même être qui se manifeste dans tout ce

qui vit », Arthur Schopenhauer, op.cit., p. 186-187.

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illusoire qu’il appelle « égocentrisme ». Cette attitude renvoie à « la tendance à identifier des valeurs personnelles avec les valeurs du monde environnant, et les valeurs du monde environnant avec le monde des valeurs en général ».224 Dit autrement, l’égocentrisme

entraîne la prise à tort de notre réalité individuelle comme « le monde », c’est-à-dire comme la réalité dernière, comme ayant « une portée cosmique, universelle ».225 Bref,

l’égocentrisme n’est que l’absolutisation de ma propre valeur et de ma propre réalité et, ce faisant, je relativise autant la valeur que la réalité d’autrui. En ce sens, l’égocentrique ne manque pas de conviction que les autres possèdent une certaine valeur et qu’ils existent, mais les deux –la valeur et l’existence d’autrui- sont subordonnés aux intérêts et à l’être de l’égocentrique. L’existence d’autrui est alors assumée, mais cette existence constitue une « existence d’ombre »226, pas aussi précieuse, solide ou palpable que celle de l’égocentrique lui-même.227

D’après Scheler, l’illusion égocentriste décrite ci-dessus peut être surmontée uniquement au moyen de la sympathie, puisque c’est elle qui révèle « l’égalité de valeur existant entre notre moi et les autres hommes »228 ainsi que la « solidité » de la réalité de

ces derniers.229 En effet, saisir la valeur d’autrui entraîne nécessairement le sortir d’une « existence d’ombre », puisque tout ce qui se dévoile comme porteur de valeur, comme précieux à nos yeux, cesse d’exister de manière marginale pour nous; son existence devient aussi « solide » que la nôtre. Pour cette raison, Scheler affirme que « dès que cette égalité de valeur nous est révélée, l’autre devient pour nous aussi réel que notre propre moi ».230

Revenant sur la thèse fondamentale des théories métaphysico-monistes, à savoir que la sympathie nous révélerait l’essence unitaire du monde, Scheler finit par la rejeter

224 Ibid., p. 94. À cause de son lien étroit avec les valeurs, Scheler qualifie l’égocentrisme de « timétique »,

terme qui vient du mot grec  qui signifie « valeur » ou « prix ». Ibid.

225 Ibid., p. 93. Scheler distingue trois types d’égocentrisme: s’il affecte la façon dont on conçoit les objets du

monde réel, il s’appelle solipsisme; s’il touche la conduite pratique, il renvoie à l’égoïsme et, finalement, s’il se manifeste dans la vie amoureuse, il porte le nom d’auto-érotisme. Ibid., p. 93-94.

226 Ibid., p. 94.

227 La différence entre l’égocentrique et le non-égocentrique se rattache donc au degré de réalité que chacun

des deux attribue aux autres. Dans ce cadre, il n’est pas difficile de dégager les conséquences morales de la métaphysique erronée de l’égocentrique: si je conçois la réalité des autres comme subordonnée à la mienne, ils ne seront pour moi que des objets dont je peux m’en servir pour mon propre bénéfice. Ibid., p. 95.

228 Ibid., p. 96. 229 Ibid., p. 94, 96. 230 Ibid., p. 96.

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précisément parce que la sympathie entraîne la conscience, non pas de l’affinité, mais de la

différence et de la distance entre les personnes. En effet, la personne qui éprouve une vraie

sympathie reconnaît toujours que « son point de départ n’est pas le même que celui de ses voisins »,231 de sorte que « l’impuissance où nous demeurons, lors même que nous nous

réjouissons ou souffrons avec un autre, à nous réjouir ou à souffrir comme il se réjouit ou souffre lui-même, fait partie de la compréhension propre à la sympathie véritable ».232 Bref,

la sympathie, tout en reconnaissant l’existence d’autrui en tant qu’autrui, reconnaît également l’écart entre mes propres vécus affectifs et ceux d’autrui, étant donné que

ses états affectifs sont absolument impénétrables, ne peuvent être éprouvés et vécus par un autre exactement de la même manière dont ils sont éprouvés et vécus par elle. La conscience qu’en tant qu’hommes finis nous ne pouvons pas voir exactement ce qui se passe dans l’âme des autres (nous ne sommes d’ailleurs pas toujours capables de nous faire une idée exacte de ce qui se passe dans notre propre âme) est inhérente, et essentiellement inhérente, à toute sympathie.233

Ainsi, ce fait s’oppose à la thèse de la sympathie comme révélatrice d’une prétendue unité cosmique, puisque si ce sentiment a pour fonction primordiale de briser l’illusion égocentrique en nous révélant la valeur et la réalité de l’autre –aussi réelle et solide que la mienne-, il n’est pas possible que la sympathie nous révèle en même temps l’inexistence de ladite altérité.234 Bref, si la sympathie a une portée métaphysique, celle-ci n’est pas la révélation de l’unité, mais de la différence essentielle entre moi et autrui.235

2.2. La conception schelerienne de la sympathie

La critique de Scheler aux idées couramment acceptées sur la sympathie nous a déjà fourni quelques pistes concernant la conception schelerienne de ce sentiment, la plus importante étant qu’en distinguant entre la sympathie et d’autres expériences affectives tels que la contagion, Scheler a mis en évidence l’irréductibilité et la singularité de la première. Ce point clé établi, notre philosophe s’attache maintenant à élaborer une classification et une description ponctuelles des sentiments intersubjectifs ou, dit autrement, des formes de

231 Ibid., p. 103.

232Jérôme Porée, op.cit., p. 105. 233 Max Scheler, Nature, p. 106. 234 Ibid., p. 104-105.

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partage affectif en vue de mieux cerner la particularité et la place de la véritable sympathie dans ce contexte. Cette démarche permet à Scheler non seulement de dégager la nature essentielle du sentiment en question, mais aussi d’approfondir sa portée métaphysique et morale. Dans ce cadre, il convient de remarquer que Scheler emploie le terme de « sympathie » en deux sens : d’une part, la sympathie au sens large (Sympathie) renvoie non pas à un sentiment unique, mais à l’ensemble des vécus émotionnels correspondant à la sphère intersubjective, ce qui entraîne qu’« à toutes les formes de rencontres humaines correspondent des formes déterminées de sympathie »;236 d’autre part, la sympathie au sens concret (Mitgefühl) fait référence à la participation affective (par opposition à la contagion affective ou à la reproduction affective mentionnées auparavant) dans la vie psychique d’autrui.237 Compte tenu de cette distinction, nous examinerons les différentes formes de

sympathie au sens large, tout en soulignant la spécificité de la sympathie au sens concret, c’est-à-dire en tant que participation affective.