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CHAPITRE 3. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI:

3.2.2. Formes de l’amour

3.2.2.1. L’amour vital

Examinons maintenant l’amour vital, le premier dans l’échelle amoureuse. Cet amour se caractérise par le fait qu’il porte sur les valeurs de ce que Scheler appelle le « noble » ; son contraire, la haine vitale, portant par contre sur les valeurs du « vil ». Notre philosophe utilise ces termes dans un sens similaire à celui sous-jacent dans l’expression « noblesse de sang » ou un « cheval noble » : il s’agit de la reconnaissance de l’objet en question comme étant « un exemplaire magnifique de son espèce »466 dû au fait qu’il est

dans le point culminant de sa vie ou qu’il possède des qualités vitales qui le distinguent, qui l’élèvent au-dessus d’autres « exemplaires ». Ainsi, le noble est une valeur associée à l’excellence vitale de l’objet, laquelle peut renvoyer à sa physionomie, sa vigueur physique, sa bonne santé, sa capacité reproductive, etc. La valeur contraire, le vil, porte donc sur les

463 Max Scheler, Nature, p. 252. 464 Max Scheler, Nature, p. 252-253.

465 Cf. le tableau 1 dans l’annexe en fin de ce mémoire pour un résumé des formes de l’amour ainsi que de

leur corrélat axiologique et de leur prototype de relation amoureuse correspondants.

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êtres saisis comme malades, épuisés ou dans une étape de décadence vitale ; il s’agit d’êtres qui manquent de distinction ou d’attributs remarquables du point de vue vital.467 Dans ce

cadre, le prototype de l’amour vital est l’amour sexuel, ce qui entraîne qu’il existe une correspondance précise entre ce dernier et les valeurs vitales.

Effectivement, l’amour sexuel se fonde sur la reconnaissance d’autrui comme un individu de qualités vitales exceptionnelles, thèse qui est confirmée par le fait que l’attraction érotique s’oriente vers celui qui fait preuve, par exemple, d’une force physique ou d’une beauté physique admirable, ou encore d’une vie particulièrement vigoureuse, réussie, remarquable, etc. L’amour sexuel se dirige donc vers l’objet qui incarne un type précis de valeurs vitales. Toutefois, il s’avère que plusieurs individus pourraient éventuellement incarner cette strate de valeurs (de beauté, vigueur, etc.), de sorte que l’amour sexuel –pour qu’il soit tel et non pas uniquement jouissance sexuelle- doit faire un

choix toujours en cherchant le meilleur « spécimen » : celui dans lequel il pressent ces

qualités au plus haut degré et qui deviendra finalement son « partenaire de reproduction ».468 Cela réaffirme l’appartenance de l’amour sexuel à la sphère vitale ainsi

que son importance dans ce domaine, puisque c’est grâce au choix favorisé par ce type d’amour que les amoureux contribuent à l’objectif principal de la vie, lequel n’est pas la simple multiplication quantitative, mais la véritable amélioration ou « ennoblissement » de l’espèce.469

À la lumière de ce qui précède, il est clair que dans l’amour sexuel l’autre se révèle, non pas encore comme une personne unique et irremplaçable, mais comme un « exemplaire », quoiqu’exceptionnel. Un trait fondamental de cet amour est donc son caractère non-individuel, comme le montre le fait que l’être humain peut être attiré du point

467 Ibid., p. 90-91.

468 Ibid., p. 172. Ma traduction.

469 Cf. Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 172. Par contre, ce choix ne se fait pas à partir

d’un calcul froid et réfléchi, mais d’une visée intuitive, d’un pressentiment de l’existence de ces valeurs dans l’individu aimé sexuellement. Selon les mots de Scheler, « grâce à l’amour sexuel, les individus qui l’éprouvent entrevoient par anticipation les meilleurs mélanges possibles de valeurs devant être transmises par hérédité, et cela sous la forme, non d’une ‘représentation’ ou d’une ‘notion’, mais sous celle d’une véritable intuition instinctive de valeurs ». Max Scheler, Nature, p. 179. Je souligne.

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de vue érotique par plusieurs « exemplaires » de son espèce.470 À cet égard, remarquons que l’accent de Scheler sur la nature vitale de l’amour sexuel, ou dit autrement, sur sa place exclusive dans la sphère de la vie cherche également à s’opposer à d’autres conceptions de cette forme d’amour très répandues à l’époque,471 lesquelles commettent l’erreur de placer

l’amour sexuel soit au-dessus, soit au-dessous de la sphère qui lui revient. Ces conceptions sont : 1. La vision « romantique »472 ou spiritualiste (Simmel, Grotjahn); 2. La vision

bourgeoise ou utilitariste ; 3. La vision naturaliste dont le représentant principal est Sigmund Freud. Étant donné que nous avons déjà analysé la vision freudienne de l’amour sexuel et les erreurs sous-jacentes à ladite théorie, nous n’examinerons que les deux premières.

D’abord, la vision romantique accorde à l’amour sexuel une place et une importance égale aux valeurs supra-vitales ou spirituelles (de culture) telles que l’art, la connaissance et la justice.473 La spiritualisation de l’amour sexuel implique que celui-ci serait la forme d’amour la plus élevée, la plus personnelle et une fin en soi.474 Cependant, d’après Scheler,

derrière cette apparente élévation de l’amour sexuel se cache une dévalorisation de ses véritables exigences. En effet, pour l’amant romantique, ce qui alimente sa passion est l’expérience même de l’amour sexuel et non pas l’individu auquel cet amour est dirigé. Autrement dit, la caractéristique principale de l’amour romantique est qu’il est orienté non pas vers le bien-aimé comme tel, mais vers les sensations ou les sentiments que ce dernier produit dans l’amant, sentiments qui en fait s’accentuent ou s’enflamment lors de l’absence du bien-aimé. Par contre, une fois que celui-ci est présent, ce prétendu « amour » s’évanouit

470 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 177. Le fait que l’amour sexuel soit non-individuel ne veut pas

dire qu’il soit frivole ou irresponsable, puisqu’il est appelé –comme nous l’avons déjà mentionné- à faire un choix parmi les possibles partenaires érotiques, choix fondé sur le pressentiment de valeurs vitales. La non- individualité rattachée à l’amour sexuel renvoie donc au fait que celui-ci n’est pas encore en mesure de viser les valeurs les plus personnelles et uniques à l’autre.

471 Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 173. 472 Max Scheler, Nature, p. 177.

473 En effet, comme le montre le tableau 1 dans l’annexe ci-jointe, c’est plutôt l’amour psychique qui doit être

placé au même rang que ces valeurs spirituelles de culture.

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et l’amant romantique est capable de se déplacer facilement d’un objet à un autre afin d’éveiller à nouveau ces sentiments extatiques ;475 pour cette raison,

chercherait-on vainement chez lui [l’amant romantique] l’élan élémentaire et l’orientation droite et unilatérale de la passion amoureuse. Il ne se sent jamais lié par cette obligation impérieuse, exclusive, ayant tous les caractères d’un instinct, qui caractérise le véritable amour sexuel. Il est engagé simultanément dans de ‘nombreuses’ complications sentimentales, et dont chacune est susceptible d’engendrer un de ces ‘états d’âme’ que nos romantiques décrivent avec tant de complaisance et dont ils exagèrent si singulièrement la valeur et l’importance.476

En ce sens, même si la vision romantique de l’amour sexuel n’est pas en fin de compte si élevée, Scheler critique néanmoins le discours spiritualiste des romantiques, en mettant l’accent sur le fait que l’amour sexuel –comme nous l’avons déjà souligné- appartient à la sphère de la vie et non pas à celle de l’esprit.477 Cela veut dire que l’amour

sexuel doit être clairement distingué de l’amour proprement personnel, ce dernier étant celui qui est en mesure de pressentir les valeurs les plus hautes et uniques à la personne. Dans le contexte de la sphère vitale, l’amour sexuel possède toutefois une primauté par rapport aux autres formes d’amour vital (amour de la vie, de la nature, etc.), comme le montre le fait que « dans les limites de la sphère vitale, on parle de l’amour sexuel comme de l’‘amour’ tout court, comme de l’amour par excellence ».478 En effet, il est bien connu

que l’expérience de ce type d’amour peut représenter « dans ses expressions et manifestations les plus élevées, l’efflorescence la plus délicate, le point culminant, le sommet illuminé de la vie de l’homme ».479 C’est précisément l’importance de l’amour

475« Le romantique ne conçoit l’amour que sous la forme d’une ‘aspiration’ qui, loin de trouver sa satisfaction

dans l’acte sexuel (et beaucoup de romantiques l’évitent délibérément) et de croître avec lui, finit le plus souvent par s’évanouir et disparaître. L’‘éloignement’ est considéré par le romantique comme un moyen favorisant les rêveries voluptueuses; aussi l’‘amour romantique’ subit-il le plus souvent une baisse sensible en la présence de la personne aimée ». Max Scheler, Nature, p. 178.

476Ibid.

477Ibid., p. 300 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 257. Rappelons que, d’après Scheler, la sphère de l’esprit

est la plus personnelle et individuelle de l’homme. En ce sens, le philosophe considère que l’amour sexuel, laissé à lui-même, n’est pas capable d’atteindre le centre le plus intime, l’unicité du bien-aimé, raison pour laquelle il nie son statut d’acte spirituel. Ce sont plutôt l’amour psychique et surtout l’amour spirituel, en tant que formes d’amour plus profondes, qui permettent la révélation de la personne aimée comme unique et irremplaçable. Cette thèse deviendra plus claire lorsque nous abordons, dans les pages qui suivent, les formes supérieures de l’amour. Leonardo Rodríguez Duplá, Leonardo, « El amor », p. 177.

478 Max Scheler, Nature, p. 300.

479 Ibid., p. 175. Scheler souligne néanmoins qu’« en tant que fonction vitale psychique l’amour sexuel ne

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sexuel dans la vie -comprise comme l’une des sphères anthropologiques- de l’homme qui explique pourquoi les poètes lui ont dédié leurs meilleurs vers480 et pourquoi les amoureux sont prêts à sacrifier ses propres besoins et d’autres valeurs vitales au nom de cet amour.481Ainsi,

dans le système de nos instincts vitaux et dans le système correspondant de nos manifestations amoureuses, l’instinct sexuel et l’amour sexuel représentent [...] un facteur primordial et fondamental en ce sens que toutes les autres variétés d’amour vital et de vie instinctive vitale tirent toute leur force et toute leur vivacité de cet instinct le plus central de la vie qu’est l’instinct sexuel [...]. On peut donc dire que l’amour sexuel n’est pas une simple variété de l’amour vital, mais sa variété fondamentale, en même temps que la base de toutes les autres variétés d’amour [vital] [...].482

Si les doctrines romantiques confèrent à l’amour sexuel –au moins en théorie- un statut trop élevé, trop spiritualisé, la vision bourgeoise voit dans ledit amour un simple instrument pour atteindre des objectifs superficiels et mondains, à savoir le plaisir et la procréation. En ce sens, la mentalité bourgeoise (capitaliste) – laquelle était en plein essor à l’époque de Scheler483- se caractérise par la « subordination des valeurs de vie aux valeurs

480 Leonardo Rodríguez Duplá, « La esencia », p. 71.

481« Malgré la plus grande urgence que présentent pour la conservation de l’individu le besoin de manger et

d’autres besoins analogues, leur satisfaction est souvent négligée au profit de celle de l’instinct sexuel qui, à la faveur de l’amour sexuel, attire un individu vers un autre individu déterminé; et qu’il n’existe pas de valeur vitale que l’individu ne soit prêt à ‘sacrifier’, dans des circonstances données, à l’amour sexuel ». Max Scheler, Nature, p. 300-301.

482 Ibid., p. 300.

483 Scheler résume le processus historique qui aurait permis l’ascension des valeurs bourgeoises de la façon

suivante : « L’édifice de la société nouvelle, produit de la poussée bourgeoise commencée au XIIIe siècle, de

l’émancipation du tiers état par la Révolution française et du mouvement démocratique qui l’a suivie, exprime bien, sous ses dehors politiques et économiques, l’aspect extérieur de cette transmutation des valeurs qui, elle, résulte d’une explosion de ressentiment accumulé petit à petit par une orientation de la vie de plus en plus puissante et générale et qui a réussi à faire triompher ses valeurs propres. À mesure que les marchands et les industriels parvenaient au pouvoir (notamment en Occident), que leur manière d’être, leurs estimations, leurs goûts, leurs réactions devenaient facteurs de sélection jusque dans la profondeur de la culture, à mesure que le symbolisme et l’imagerie impliqués dans leurs façons d’agir supplantaient les vieux symboles religieux, leur manière même de juger des valeurs devenait partout la norme même de la ‘morale’ tout court » (Scheler, Max, L’homme du ressentiment, p. 163-164. Souligné dans l’original). Comme le remarque la citation précédente, Scheler trouve l’origine de ce processus dans le ressentiment –celui du bourgeois, dans ce cas-, un concept qu’il reprend de Nietzsche et qui peut être défini, de manière générale, comme « un auto-

empoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C’est une disposition

psychologique, d’une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté du jugement. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice ». Max Scheler, L’homme du

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d’utilité »484 ; en d’autres termes, le bourgeois renverse l’ordre objectif des valeurs en

plaçant les valeurs sensuelles (comme l’agréable et l’utile) au-dessus des valeurs vitales, c’est-à-dire des valeurs associées au noble, ne voyant dans le bien-aimé qu’un simple objet de plaisir ou bien un simple moyen pour perpétuer la race, pour assurer sa descendance.485

Pour sa part, le mariage spécifiquement bourgeois poursuit des fins aussi égoïstes, puisque le choix du conjoint se fait en fonction de son statut social, économique et en général de tout facteur qui puisse garantir un niveau élevé de bien-être personnel.486

Scheler s’oppose à cette perspective en affirmant que l’amour sexuel, en tant que « manifestation la plus sublime de la vie »487, est appelé à dépasser les valeurs les plus basses (les valeurs sensuelles) et faire un choix, non pas parmi les individus qui puissent mieux combler le désir de jouissance, de reproduction, de confort personnel ou de statut social élevé, mais parmi ceux « qui attestent une vie noble, florissante et pleine de force, en se détournant de ceux qui témoignent d’une vie lasse, vulgaire, dépérissante ».488 Ainsi,

l’amour sexuel ne devrait pas « plus être sacrifié à la puissance, à l’honneur, à des considérations utilitaires, pécuniaires, matérielles, à la ‘santé de la race’ ou à la ‘prospérité nationale’, qu’à la simple accumulation quantitative des êtres humains ».489 Si l’amour

sexuel mérite d’être sacrifié, cela doit être fait seulement au nom des valeurs plus hautes dans la hiérarchie axiologique, par exemple, afin de « permettre l’épanouissement des possibilités spirituelles d’une personne ».490

484 Max Scheler, L’homme, p. 163. Souligné dans l’original.

485D’autres manifestations de la transmutation des valeurs opérée par la vision bourgeoise sont « que l’on

érige la valeur professionnelle du marchand ou de l’homme d’argent, la qualité qui fait réussir et prospérer ce type humain, en valeur morale universellement valable, voire même suprême dans l’ordre des valeurs. L’intelligence, le coup d’œil, le flair, le sens de la ‘sécurité’ et la facilité à ‘se retourner’, sans oublier les qualités plus profondes dont celles-ci dépendent, l’habileté à monnayer toutes les circonstances, l’application et la persévérance dans le travail, l’épargne, l’exactitude dans les négociations et dans la conclusion des contrats : telles sont désormais les vertus cardinales auxquelles on subordonne le courage, la hardiesse, le sacrifice, la joie du risque, l’esprit chevaleresque, la vitalité, le sens de la conquête, l’indifférence à l’argent, l’amour de la patrie, la loyauté envers la famille, la race, le prince, le sens du commandement et du gouvernement, l’humilité, etc. ». Max Scheler, L’homme, p. 164. Souligné dans l’original.

486 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 183. 487 Max Scheler, Nature, p. 176.

488 Ibid., p. 299. 489 Ibid., p. 176. 490 Ibid., p. 181.

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