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CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

2.1.1. Théories empiriques

2.1.1.3. Les théories phylogéniques

Si Scheler a montré que la sympathie ne se produit pas à partir de faits empiriques de la vie individuelle (ma perception des mouvements d’autrui, mes expériences personnelles, des événements extérieurs qui m’arrivent, etc.), notre philosophe réfutera aussi l’idée que son origine se trouve dans des faits empiriques de la vie sociale, plus précisément dans l’évolution de l’homme, tel que le propose Darwin. En effet, ce dernier conçoit la sympathie comme une acquisition de l’espèce, c’est-à-dire que la sympathie serait une capacité acquise au cours de l’évolution humaine.202 À ce sujet, d’après Darwin

les animaux grégaires en général et les groupes humains en particulier finiraient par acquérir et développer –sans y réfléchir- des sentiments sympathiques mutuels puisque ceux-ci contribueraient à leur conservation, la sympathie ayant donc « une grande valeur utilitaire ».203 Une fois acquis, les sentiments sympathiques « s’intensifieraient à mesure

que s’élève le niveau intellectuel, le degré de solidarité et d’enchaînement des intérêts des

199 Max Scheler, Nature, p. 80. 200 Ibid., p. 82.

201 Scheler raconte en effet que Buddha « a été élevé dans la richesse, dans le luxe et au milieu de tous les

plaisirs et de toutes les jouissances de la vie, mais il a suffi de quelques exemples de maladie et de pauvreté pour que son cœur s’ouvrit à toute la misère et à toute la douleur du monde et pour que sa vie réelle prît une direction toute opposée à celle qu’elle avait suivie jusqu’alors ». Ibid., p. 81.

202 Ibid., p. 199-200. 203 Ibid., p. 200.

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membres de la collectivité ».204La sympathie ne serait donc qu’un sous-produit ou un « épiphénomène » de l’instinct et de la vie sociale.205 Néanmoins, Scheler affirme que le sentiment auquel Darwin fait référence est non pas la sympathie, mais la contagion affective, étant donné que celle-ci se produit généralement dans le cadre d’une collectivité, sans que cette dernière s’en rende compte.206 D’ailleurs, bien que la sympathie puisse

augmenter « avec le degré et l’intensité de la vie sociale »207, cela vaut également pour

d’autres sentiments même contraires à la sympathie, tels que la brutalité, la cruauté, l’envie ou la jalousie.208 En ce sens, « l’augmentation de la solidarité des intérêts et des contacts entre les hommes a multiplié aussi bien les ‘vices’ que les ‘vertus’ »,209 raison pour laquelle il est erroné de n’attribuer que des traits affectifs positifs à la sociabilité humaine.210

Il s’ensuit que Scheler ne conteste pas que la société puisse influer le développement de la sympathie, puisque cela est visible, par exemple, dans le fait que l’égoïsme inhérent de l’enfant est graduellement remplacé par une attitude bienveillante envers autrui à mesure qu’il s’intègre à la société. Cependant, l’origine de la sympathie n’est pas la vie sociale elle-même, mais « l’élargissement de notre compréhension des faits psychiques d’autrui, de leurs différences et de leur nature »,211 compréhension qui est

possible grâce au fait que l’homme –voire « tout être capable de sentir »212- possède déjà,

en tant que prédisposition innée, la faculté d’éprouver de la sympathie.213Autrement dit, la sympathie est un « don inhérent »214 à la constitution de l’homme, de sorte que celle-là

« n’est pas acquise au cours de la vie individuelle »215 ou sociale. Ainsi, Scheler conclut

que « la vie sociale comme telle n’est pas la cause empirique de la formation et du développement de cette faculté. S’il existe un rapport entre l’un et l’autre, c’est plutôt celui

204 Ibid., p. 200. 205 Ibid. 206 Ibid., p. 31-32, 201. 207 Ibid., p. 201. 208 Ibid., p. 204. 209 Ibid., p. 203-204. 210 Ibid., p. 203. 211 Ibid., p. 198-199. 212 Ibid., p. 198. 213 Ibid. 214 Ibid., p. 204. 215 Ibid., p. 198.

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de coordination parallèle ».216 Bref, au moyen de sa critique aux théories génétiques et phylogéniques, Scheler rend compte du fait que la sympathie n’est pas à l’origine un acte empirique, mais pur. Compte tenu de l’importance de cet attribut pour comprendre la vision schelerienne de la sympathie, il vaut la peine de s’arrêter sur ce point un instant.

Dans ce cadre, l’insistance de Scheler sur le caractère pur de la sympathie s’explique par le fait que la sympathie comprise comme phénomène empirique la viderait de toute valeur et profondeur véritables. En effet, une sympathie empirique serait dépendante du domaine de l’expérience ou du sensible, ne pouvant pas être éprouvée à moins que j’aie tel ou tel vécu, par exemple, après avoir vu quelqu’un qui souffre. Mais même dans le cas où j’aie vécu -directement ou indirectement- une expérience de souffrance, rien n’assurerait que j’éprouverais toujours cette sympathie dans le cadre de rencontres ultérieures avec d’autres personnes souffrantes, puisque tout ce qui découle du domaine du fait, de l’expérience, est susceptible de changement et de variation. Une sympathie empirique serait d’ailleurs un sentiment distribué de façon arbitraire entre les hommes, puisque celle-là serait dépendante de multiples variables : le degré de sensibilité affective de chaque individu, les rencontres possibles avec des personnes souffrantes, etc. Il s’agirait ainsi d’une attitude occasionnelle accessible seulement à quelques-uns ou dans le cadre de quelques situations spécifiques.

Scheler rejette cette vision de la sympathie comme fait contingent, accidentel, en soulignant que celle-là n’est pas « acquise » en regardant un ou plusieurs hommes souffrants -comme si ce sentiment n’existait pas avant ces rencontres-, étant donné que ces expériences peuvent seulement manifester la sympathie, la faire sortir de son état latent, en lui donnant des objets sur lesquels elle peut s’appliquer.217 Néanmoins, ce qui met en

lumière la dimension pure de la sympathie ainsi que sa place dans l’essence ontologique de l’homme –avant toute expérience empirique- est que même sans objet auquel s’adresser, la sympathie ferait encore son apparition, quoiqu’en demeurant inaccomplie. Effectivement, tel que nous l’avons prouvé dans notre premier chapitre, même un « Robinson Crusoe » n’ayant jamais eu aucun contact avec autrui éprouverait la sympathie comme un

216 Ibid., p. 204.

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« sentiment du vide », c’est-à-dire comme un besoin non satisfait de partager avec autrui sa vie intellectuelle, émotionnelle, etc.218 Ayant mis en évidence le caractère pur ou non- empirique de la sympathie, Scheler s’attache ensuite à déterminer la validité des théories qui confèrent à la sympathie une signification ou une portée métaphysique, ce que nous aborderons dans la section ci-dessous.