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CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

2.2.2. Formes supérieures de sympathie

Dans les pages qui précèdent, nous avons vu que la sympathie ou participation affective (Mitgefühl) entraîne nécessairement que la joie ou la souffrance d’autrui se révèlent à nous comme appartenant à autrui, sans que ses sentiments « migrent » vers nous, comme c’est le cas dans la contagion affective. Nous avons également souligné que la sympathie n’implique pas non plus de parvenir à « an ecstatic union between two people »,284 ce qui est par contre le résultat de la fusion affective. En effet, la sympathie ne cherche pas à s’identifier avec l’autre, mais à entrer en rapport avec lui et, pour ce faire, on ne doit pas sentir comme l’autre, mais sentir avec lui285 à partir de la compréhension de sa vie psychique. Mais la sympathie ne s’agit pas uniquement de comprendre le sentiment d’autrui comme dans la reproduction affective, mais d’y participer ou de le partager.286 Il y

a donc une différence importante entre comprendre et participer aux sentiments d’autrui, puisque je pourrais bien « me faire une idée complète des états d’âme d’autrui [...] sans éprouver pour cela la moindre sympathie ».287Ainsi, bien que la sympathie présuppose la reproduction affective, puisque « toute participation à la joie ou à la souffrance d’autrui suppose une connaissance quelconque des états d’âme d’autrui, de leur nature et de leur qualité »,288 la sympathie exige, outre la connaissance, l’intention de prendre part aux sentiments d’autrui289 (que ce soient de joie ou de souffrance290).

284Dillard-Wright, David, « Sympathy and the non-human: Max Scheler’s phenomenology of interrelation », Indo-Pacific Journal of Phenomenology, 7, 2, 2007, p. 3.

285 De cette façon, « sympathy is a relational unity rather than a unity of identification » (A. R. Luther, op.cit.,

p. 36). Cette idée de la sympathie comme relation est mieux perçue dans le terme allemand Mitgefühl à cause du préfixe Mit qui signifie « avec ». Ibid., p. 26.

286 La sympathie « involves the added component of actual participation in the Other’s feeling as presented in

vicarious feeling » (Eugene Kelly, op.cit., p. 116). Une forme de sympathie (Mitgefühl) peut-être même supérieure, mais que Scheler n’examine pas en détail est le sentiment éprouvé en commun ou la « pénétration affective réciproque » (Miteinanderfühlen) dont le seul exemple donné par notre philosophe est la situation dans laquelle « le père et la mère se tiennent auprès du cadavre de leur enfant aimé » (Max Scheler, Nature, p. 26-27). Dans ce cas, les deux parents « ressentent en commun, éprouvent en commun, subissent en commun, non seulement ‘la même’ situation, au point de vue de sa qualité et sa valeur, mais aussi la même réaction émotionnelle à cette situation » (Ibid., p. 27). Il s’agirait donc d’un partage affectif, d’une sympathie plus intense ou pénétrante que, par exemple, la sympathie provenant d’une personne qui présente ses condoléances aux parents. Ibid., p. 26-27, 151 ; Max Scheler, Wesen, p. 23, 107.

287 Max Scheler, Nature, p. 21. 288 Ibid., p. 20.

289 Ibid., p. 27.

290 En effet, d’après Scheler la sympathie est subdivisée en deux catégories : la sympathie dans la joie

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Dans ce cadre, Scheler affirme que dans la sympathie, nous reconnaissons que le partage du sentiment d’autrui sera toujours incomplet et inadéquat dû au fait que nous sommes deux personnes distinctes, mais, ce faisant, nous reconnaissons également « that the other possesses the same hidden inner life that I also possess ».291 Ainsi, la sympathie

ne supprime pas la distance ou la différence entre moi et autrui : elle m’invite à aller à sa rencontre, tout en m’engageant à respecter les limites de son individualité.292 Bref, la

sympathie est « the reaching towards another as other, a revelation of the other as he is and lives ».293 Cela réaffirme la thèse schelerienne que la sympathie, du point de vue métaphysique, entraîne la révélation de la valeur de l’existence d’autrui. En d’autres termes, la sympathie « est accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi extérieur, voire que le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre

moi »;294 ainsi, l’existence d’autrui devient aussi solide et aussi précieuse que la mienne. Cela met en évidence une différence fondamentale entre la fusion et la reproduction affectives, d’une part, et la sympathie, d’autre part, puisque, contrairement aux premières,

comme « pitié » ou « compassion ». Scheler se demande d’ailleurs pourquoi la pitié a toujours été plus étudiée et plus appréciée que la sympathie dans la joie. En répondant à cette question, les philosophes pessimistes comme Schopenhauer affirment que cela découlerait du fait que « la somme des souffrances dépasserait infiniment la somme du bonheur » (Ibid., p. 206), mais d’après Scheler cette thèse n’est pas suffisamment démontrée. D’autres soutiennent qu’il est plus difficile de partager la joie que la souffrance d’autrui car la première inciterait à la jalousie, tandis que la dernière entraînerait un sentiment de soulagement à cause du fait que c’est l’autre qui souffre et non pas nous ; par contre pour Scheler cette attitude ferait preuve d’une fausse sympathie. On dit encore que la valeur supérieure de la pitié résiderait dans le fait que celle-ci serait en mesure de devenir « le point de départ d’une activité secourable » (Ibid., p. 207), c’est-à-dire d’actions pratiques, ce qui n’est pas le cas pour la sympathie dans la joie. Cependant, Scheler affirme que cette valeur accordée à la pitié à cause de ses conséquences pratiques découle d’une perspective purement utilitariste. En ce sens, Scheler conclut que, du point de vue moral, la sympathie dans la joie a même plus de valeur que la pitié, puisque la première « est souvent obligée, pour se manifester, de lutter contre l’obstacle qu’elle trouve dans l’envie » (Ibid.), ce qui témoigne « d’une plus grande noblesse d’âme » (Ibid., p. 207; cf. p. 87-88). Les termes allemands sont repris de Max Scheler, Wesen, p. 142.

291 David Dillard-Wright, op.cit., p. 3.

292 « Throughout his writing, Scheler works to preserve difference as a foundational part of the experience of

sympathy […]. In his theory, sympathy is not a transfer of another’s experience into my own consciousness, nor is it a reproduction drawn from my own experience in order to approximate the other’s experience. Scheler preserves a sphere within the other that remains unknown to me, that is forever private and enclosed […]. Sympathy can advance to the boundary of that inner realm, but never beyond […]. The reason Scheler spends so much time separating arguments based on emotional ‘infection’ and ‘vicarious reenactment […] from sympathy proper is that he sees that, in order for sympathy to remain genuine, it must preserve both the foreign nature of the other and my own wilful capacity to sympathize. Scheler reserves the label of sympathy for cases in which I feel for another despite my inability to really know what the other person is experiencing ». David Dillard-Wright, op.cit., p. 3. Souligné dans l’original.

293 A. R. Luther, op.cit., p. 89. 294 Max Scheler, Nature, p. 151.

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qui peuvent s’adresser à des objets irréels -comme un personnage littéraire-, la sympathie entraîne nécessairement « le postulat de la réalité du sujet avec lequel on sympathise ».295

Par ailleurs, outre sa signification métaphysique, est-ce que la sympathie possède aussi une signification, une valeur morale? D’après Scheler, la sympathie a effectivement une valeur morale positive, mais il faut par contre la préciser et la nuancer, puisqu’il ne s’agit pas d’une valeur absolue. Remarquons d’abord que, d’une façon générale, la sympathie a une valeur positive à l’égard de la contagion affective, étant donné que cette dernière « n’apporte rien à la compréhension d’autrui ».296 Néanmoins, lorsque nous analysons plus en détail le phénomène de la sympathie, sa valeur devient moins évidente.

En effet, la valeur positive ou négative de la sympathie dépend premièrement de « la valeur que présente la situation ayant provoqué la souffrance ou la joie d’autrui ».297 Dit

autrement, le seul fait de sympathiser avec quelqu’un ne confère pas une valeur morale absolue à cette sympathie, puisque nous devons nous demander si la personne et les circonstances spécifiques avec lesquelles nous compatissons sont elles-mêmes morales. Par exemple, si je compatis avec un criminel qui est affligé de ne pas avoir réussi à tuer sa victime, ou bien si je partage la joie qu’une personne éprouve en torturant une autre –ce qui est possible pour la sympathie-, peu importe la profondeur de ma participation affective, celle-ci n’aura aucune valeur morale positive. Deuxièmement, la valeur de la sympathie varie selon la couche affective à laquelle elle s’adresse; par exemple, la sympathie qui a pour objet un sentiment psychique comme la souffrance possède une valeur inférieure que celle qui porte sur un sentiment spirituel tel que le désespoir, puisque celui-ci découle du « noyau intime de la personne, [...] [du] centre de son affectivité ».298 D’après ces

arguments, il est donc erroné d’attribuer une valeur morale absolue à la sympathie, puisque sa valeur présente des variations selon le contexte émotionnel dans lequel elle se déroule. Compte tenu de cette variabilité, Scheler rejette la thèse selon laquelle la sympathie pourrait être le fondement ou la source des valeurs morales, comme le propose la morale de la

295Max Scheler, Nature, p. 152. 296 Patrick Lang, op.cit., p. 179. 297 Max Scheler, Nature, p. 209. 298 Ibid.

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sympathie abordée au début de ce chapitre.299 En ce sens, « l’erreur de la morale de la sympathie n’est pas de donner une valeur éthique à la sympathie, mais de lui donner une valeur exclusive et d’y subordonner toutes les autres valeurs ».300

Pour reprendre la réflexion sur les formes de sympathie ainsi que sur leur interrelation, la sympathie proprement dite fonde la forme suivante, à savoir l’amour de l’humanité. En effet, si la sympathie est capable de nous dévoiler la réalité et la valeur de tout être vivant en général (en incluant les animaux, l’ensemble de la nature, etc.),301 l’amour de l’humanité révèle la valeur spécifique de l’être humain, ce dernier compris comme espèce, comme une catégorie homogène.302 Cet amour entraîne que « chaque homme n’est aimé que pour autant qu’il représente un ‘exemplaire’ de l’espèce ‘homme’ ».303Autrement dit, il s’agit d’une « general benevolence »304 envers tout homme

à cause du seul fait d’être homme. L’amour de l’humanité ne fait donc « aucune distinction morale et spirituelle entre les hommes, ne marque aucune préférence pour les uns aux dépens des autres ».305 Dans ce cadre, autant la sympathie que l’amour de l’humanité sont

indifférents aux valeurs, en ce sens qu’ils peuvent se manifester indépendamment des

valeurs positives ou négatives rattachées à leurs objets ou aux actions de ces derniers.306 Comme l’affirme Scheler, l’amour de l’humanité « ne fait aucune distinction entre un compatriote et un étranger, entre un criminel et un juste, entre valeur raciale et infériorité raciale, entre instruction et manque d’instruction, voire entre bon et mauvais, etc. Comme

299 Ibid., p. 210.

300 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 239. Ma traduction. 301 David Dillard-Wright, op.cit., p. 8.

302Ce type d’amour renvoie donc à ce que l’on appellerait la philanthropie ou l’altruisme. Max Scheler, Nature, p. 152 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 238.

303Max Scheler, Nature, p. 156. 304 Michael D. Barber, op.cit., p. 116. 305 Max Scheler, Nature, p. 155.

306 Lorsque Scheler affirme, concernant la sympathie, qu’elle est indifférente aux valeurs, il ne veut pas dire

que la sympathie ne nous révèle aucune valeur, puisque nous avons déjà vu qu’elle nous révèle la valeur de l’existence d’autrui, en nous rendant sensibles à ses joies et à ses souffrances. En ce sens, Scheler renvoie plutôt au fait que la sympathie demeure aveugle à la qualité axiologique de ces joies et de ces souffrances d’autrui, à la valeur morale des expériences affectives d’autrui avec lesquelles nous sympathisons. C’est pour cette raison qu’il est possible pour la sympathie « de compatir à des tristesses ou de faire écho à des plaisirs qui compromettent le progrès spirituel de ceux qui les ressentent » (Maurice Dupuy, op.cit., p. 430), tel que nous l’avons mentionné à la page précédente, lors de notre discussion concernant la valeur morale de la sympathie.

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la sympathie, il porte sur tous les hommes, uniquement parce que ce sont des hommes, dans leur distinction spécifique de l’animal d’une part, de Dieu de l’autre.307

De son côté, l’amour de l’humanité, en tant qu’amour générique, fonde l’amour de la personne spirituelle. Cet amour –que nous approfondirons dans notre troisième chapitre- est celui qui s’adresse à la spécificité, à l’unicité d’un être humain concret. Pour cette raison, c’est l’amour spirituel qui peut pénétrer « dans des couches de plus en plus profondes »308 jusqu’à « atteindre le point où commence l’être personnel de l’homme ».309 Il est à noter que l’amour de la personne spirituelle se fonde sur l’amour de l’humanité, car avant que je puisse accéder à ce centre spirituel et personnel, je dois être en mesure de concevoir l’existence de ce dernier dans les hommes en général, dans tout homme sans distinction. Ainsi, c’est à partir de la bienveillance généralisée que je peux par la suite me centrer sur l’unicité d’une personne spécifique, comme le montre le fait historique que « l’amour chrétien de la personne spirituelle n’a pu devenir une réalité que sur le terrain préparé par l’« humanitas » des derniers prophètes et de l’antiquité qui avait réussi, à la faveur de processus historiques compliqués, à battre en brèche la hiérarchie de l’amour de la Grèce et de la Rome anciennes : amour de l’ami et haine de l’ennemi, respect pour l’homme libre, mépris pour l’esclave ».310 Enfin, l’amour de Dieu constitue le « sommet »

des formes de sympathie, car Dieu est « l’amour infini »,311 la personne la plus parfaite (« personne de toutes les personnes »312), celui qui possède « la qualité morale la plus

élevée et dans sa modalité infinie »,313 de sorte que l’amour, en tant que mouvement

intrinsèquement orienté vers des valeurs supérieures,314 trouverait son aboutissement dans

la sphère la plus haute, « la sphère de l’infini ».315

Scheler conclut son analyse en insistant sur le fait qu’il existe une coopération, un ordre logique entre les formes inférieures et supérieures de sympathie, de sorte qu’« il est

307 Max Scheler, Nature, p. 152. 308 Ibid., p. 155. 309 Ibid. 310 Ibid., p. 157. 311 Ibid., p. 245. 312 Ibid., p. 118. 313Ibid., p. 245.

314 « Love is always a movement from lower to higher values ». Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 69. 315 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 344. Ma traduction.

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impossible de développer pleinement chez l’homme une force affective présentant une valeur supérieure et, de ce fait, moins générale, sans avoir au préalable développé celle qui la précède immédiatement dans l’échelle des valeurs et qui, de ce fait, présente une généralité plus grande ».316 Étant donné l’interdépendance de toutes ces formes de

sympathie, aucune d’elles ne peut être considérée comme « dépassée » par la science ou la religion, puisque, ce faisant, « on coupe ainsi la racine, [...] on supprime les sources nourricières »317 des formes de sympathie plus élevées.

Cet argument constitue le point de départ de Scheler pour défendre particulièrement la réhabilitation de la fusion affective cosmique chez l’homme occidental. En effet, d’après notre philosophe, cette fonction a été méprisée surtout par la science moderne, pour laquelle la fusion n’est qu’un ensemble de projections anthropomorphiques sur le monde organique. Néanmoins, pour Scheler la fusion constitue plutôt l’affect qui nous révèle le monde « comme une ‘totalité’, comme un organisme universel, animé d’une seule vie : c’est ce qui s’appelle ‘conception du monde organologique’ »318 et qui s’oppose à la

conception mécanique, laquelle établit « entre l’homme et la nature, une nouvelle distance spirituelle ».319 Effectivement, alors que la perspective mécanique cherche à dominer et à maîtriser la nature comme s’il s’agissait d’une relation maître-serviteur, la perspective organologique favorisée par la fusion aspire à « rétablir des rapports fraternels entre l’homme, d’une part, [et] la plante, l’animal, le nuage et le vent, d’autre part »,320 de façon

analogue à une relation entre frères et sœurs.321 En ce sens, c’est la fusion qui nous fournit

« la connaissance du ‘sens’ positif et de la ‘valeur’ positive de la nature »,322 de sorte que

son oubli nous conduit à ne voir dans la nature qu’un mécanisme destiné à être maîtrisé et contrôlé, en aboutissant à un ethos froid et utilitariste non seulement à l’égard du monde naturel, mais aussi de l’humanité elle-même. Cela se traduit par une critique sévère de

316 Max Scheler, Nature, p. 159. 317 Ibid.

318Ibid., p. 128. Souligné dans l’original. La conception organologique entraîne que « l’ensemble des

manifestations de la nature représente, dans son indivisibilité, un champ d’expression universel et changeant de ce seul et unique organisme cosmique et de sa vie indivisible, partout répandue ». Ibid. Souligné dans l’original.

319 Ibid., p. 129. Souligné dans l’original. 320 Ibid., p. 132.

321 Ibid., p. 131, 138. Dans cette perspective, la nature se révèle non pas comme un objet étranger et lointain,

mais comme si elle était « a partner seeking dialogue ». Michael D. Barber, op.cit., p. 114-115.

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Scheler adressée à la société de son temps; toutefois, les paroles de notre philosophe gardent toute leur actualité, comme le montre le passage suivant :

L’ethos qui ne repose pas sur la fusion affective ne recommandera l’amour et la douceur à l’égard des animaux et des plantes [...]. Il ne faudra pas s’étonner alors de voir [...] l’homme, détaché de toute fusion cosmo-vitale, se révéler comme un facteur de destruction de la nature organique [...]. Et il n’y a rien d’étonnant non plus si dans ce régime capitaliste, exclusif de toute fusion affective, les simples valeurs d’utilité et de rendement sont mises au-dessus des ‘valeurs vitales’ (même des valeurs vitales humaines), si les hommes et les choses ne sont appréciés que dans la mesure où ils contribuent à accroître la réserve des objets et des biens matériels nécessaires au maintien de notre civilisation industrielle; rien d’étonnant enfin si l’on se refuse à reconnaître aux valeurs vitales une importance positive, bien qu’inférieure à celle des valeurs spirituelles et culturelles dont elles sont cependant une condition nécessaire et indispensable.323

Tel que le suggère la citation précédente, le manque de fusion contribue à l’aggravation d’un problème encore plus profond, à savoir le renversement des valeurs. Cela entraîne qu’au lieu de respecter l’ordre axiologique objectif en sacrifiant les valeurs les plus basses (utilitaires) en faveur des plus hautes (vitales, spirituelles), on place ces dernières au-dessous des premières, ce qui ne fait que déstabiliser la vie intérieure et extérieure de l’homme. Pour cette raison, « les sacrifices [...] ne doivent se faire au nom des valeurs utilitaires, voire au nom de la ‘science’, pour autant que la science poursuit des buts purement techniques ».324 D’après Scheler, la preuve la plus évidente du rapport étroit entre la science et les valeurs d’utilité est le fait qu’« il y a des ‘martyrs’ de la philosophie, considérée comme la ‘gaya scienza’, et des martyrs de la foi qui provoquent, à juste titre, notre admiration. Quant aux martyrs de la ‘science’, loin d’être sublimes, ils sont tout simplement comiques ».325 Enfin, notons d’ailleurs que les valeurs les plus hautes, à savoir

les valeurs spirituelles ou personnelles, sont rattachées à l’amour et non pas à la sympathie proprement dite. Quels sont donc les liens entre amour et personne ainsi que ceux entre amour et valeurs spirituelles? Pourquoi Scheler confère-t-il à l’amour un statut supérieur du

323 Ibid., p. 162.

324 Ibid., p. 164.

325 Ibid. Pensons à Galilée : en effet, il n’a pas été disposé à donner sa vie pour une théorie scientifique car il a

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point de vue axiologique par rapport à la sympathie? Ce sont les questions auxquelles nous nous attacherons à répondre dans le troisième chapitre.

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