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CHAPITRE 3. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI:

3.1.2. La théorie freudienne

Après avoir examiné et réfuté les théories positivistes, Scheler accorde une attention particulière à la théorie ontogénique de Sigmund Freud, puisqu’il considère cette dernière comme l’aboutissement des théories naturalistes de l’amour.357 À ce sujet, il est important

de souligner que la théorie freudienne s’appuie fortement sur les postulats de la psychologie associationniste ou empiriste, postulats que Freud transfère au domaine de la vie sexuelle et

353 Ibid. Dans ce cadre, il faut remarquer que Scheler ne nie pas l’existence d’un amour authentique pour

l’humanité ou un peuple donné, mais cela est possible seulement lorsqu’on conçoit ce dernier comme un « individu collectif » et non pas comme une « masse », c’est-à-dire qu’on les voit comme un « grand Tout [...] comme un être souffrant, luttant [...], comme un être que Dieu seul est capable de saisir dans sa valeur adéquate et qui ne peut être l’objet que de l’amour divin ». Ibid., p. 280.

354 Ibid., p. 287. 355 Ibid., p. 288. 356 Ibid.

357« C’est la théorie ontogénique [freudienne] qui peut être considérée comme le couronnement des théories

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affective.358 Dans ce cadre, rappelons que la psychologie associationniste affirme que toute tendance, même la plus élémentaire –comme la faim- est le « résultat mécanique d’un processus associatif ».359 Dans le cas de la faim, par exemple, la psychologie empiriste

argumente que celle-ci n’est pas une disposition innée, mais acquise de la façon suivante: après que la mère ait nourri son nouveau-né à plusieurs reprises, celui-ci finirait par associer le sein maternel avec la sensation de plaisir qui accompagne le fait d’être nourri, et c’est ainsi que la faim serait née. Cela entraîne que la faim n’existerait jusqu’à ce que le nouveau-né ait éprouvé la sensation agréable provenant du lait maternel.360

Pour comprendre comment Freud applique ces principes à sa propre théorie, il faut d’abord définir l’un de ses concepts fondamentaux, à savoir la libido. Celle-ci est conçue comme la pulsion qui tend à la recherche continue de sensations voluptueuses (sexuelles) chez l’homme ; en d’autres termes, elle est « la force impulsive qui tend à la reproduction, à la répétition de ces sensations »361 ou encore l’envie de ré-éprouver ce plaisir voluptueux.362 Selon Freud, cette pulsion a une origine semblable à celui de la faim, c’est-à-dire qu’elle n’est pas constitutive de l’homme, mais apparaît peu après la naissance et, plus précisément, après que le nouveau-né ait accidentellement éprouvé le plaisir sensuel qui découle de l’excitation de ses zones érogènes (lesquelles ne sont pas d’ailleurs les mêmes que celles de la vie adulte).363 Dans ce contexte, il faut remarquer que la libido n’équivaut pas à l’instinct ou impulsion sexuelle comprise comme l’« impulsion vers un individu du sexe opposé»,364 étant donné que d’après Freud la libido n’est pas intrinsèquement orientée

vers un objet en particulier ; son objet est en fait tout ce qui procure du plaisir

358 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor y el instinto sexual en la antropología de Max Scheler », Anales del Seminario de Historia de la Filosofía, vol. 30, n° 1, 2013, p. 179. À ce sujet, Scheler affirme que « cette

théorie, la plus récente de toutes, après avoir fait siens les principes d’explication fournis par la psychologie associationniste anglaise et sa théorie de la sympathie, a essayé d’utiliser ces principes en vue de l’explication de la marche tant typique qu’atypique qu’affecte chez un individu humain l’évolution des impulsions amoureuses, la succession de leurs objets, de leurs formes et de leurs modalités ». Max Scheler, Nature, p. 261.

359 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179. Ma traduction.

360 Max Scheler, Nature, p. 295; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179. 361 Max Scheler, Nature, p. 262.

362 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179.

363 Max Scheler, Nature, p. 262; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 178-179. 364 Max Scheler, Nature, p. 262.

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voluptueux au sujet en question.365 En ce sens, l’impulsion sexuelle –non plus innée, mais développée dans la puberté- n’est que le résultat du fait que la libido « finit par se fixer, dans sa recherche d’un ‘objet’, sur un représentant du sexe opposé »,366 et cela, dû à un

simple hasard.367

Concernant l’amour, celui-ci se développerait à partir d’un processus également rattaché à la libido : la sublimation. En effet, pour Freud l’énergie libidinale peut être

refoulée et donner lieu à la névrose, ou bien sublimée et dériver dans une activité élevée ou

spirituelle. Le refoulement de la libido implique que celle-ci serait immobilisée, paralysée grâce aux sentiments tels que la pudeur, la honte, etc., « mais, ainsi que le montrent les rêves [...], elle continue à agir dans la ‘subconscience’. C’est sur ce refoulement de la libido et de tous les contenus qui forment ses objectifs que reposerait l’étiologie de la plupart des névroses ».368 Néanmoins, la libido refoulée peut également mener à la sublimation, qui entraîne que celle-là « se détache de son contenu primitif, c’est-à-dire de la sensation voluptueuse et de tous les objets qui s’y rattachent, pour se déplacer [...] de la sensation voluptueuse [...] sur d’autres objets qui seront désormais aimés par eux-mêmes,

365 Pour cette raison, Freud affirme que l’homme aurait, dès la première enfance, une « disposition perverse

polymorphe », Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. Fernand Cambon, Paris, Flammarion, 2011, p. 177 ; cf. Max Scheler, Nature, p. 263. Dans ce cadre, pour Freud, le terme de « perversion » n’a pas en soi un sens péjoratif ; il renvoie simplement aux conduites voluptueuses déviées du but sexuel, conduites qui ne sont pas pathologiques que lorsqu’elles remplacent entièrement et en tout temps ce but : « quand la perversion n’entre pas en scène à côté du normal (but sexuel et objet), là où des circonstances favorables la promeuvent et où des circonstances défavorables entravent le normal, mas quand elle a remplacé et supplanté le normal en toute circonstance ; - c’est à savoir dans le cas d’exclusivité et de

fixation de la perversion que nous nous voyons la plupart du temps fondés à la juger comme un symptôme

pathologique ». Sigmund Freud, op.cit., p. 127-128. Souligné dans l’original.

366Max Scheler, Nature, p. 263. À ce sujet, Freud souligne que « la disposition aux perversions est la

disposition universelle originelle de la pulsion sexuelle humaine, à partir de laquelle se développe, au cours de la maturation, le comportement sexuel normal [orienté vers le sexe opposé] à la suite de modifications organiques et d’inhibitions psychiques ». Sigmund Freud, op.cit., p. 242. Scheler s’opposera à cette vision en affirmant que « quelle que soit la phase de la vie à laquelle elle se produit, une perversion constitue toujours une déviation de l’instinct normal, déviation plus ou moins morbide et que ne peut en aucune façon être considérée comme une propriété générique et ‘innée’ ». Max Scheler, Nature, p. 298. Souligné dans l’original.

367 Max Scheler, Nature, p. 263.

368Ibid., p. 264. Freud explique que, dans le refoulement, « les excitations concernées sont en l’occurrence

produites comme d’habitude, mais empêchées d’atteindre leur but par une entrave psychique et poussées sur mainte autre voie, jusqu’à ce qu’elles se soient exprimées comme symptômes. Le résultat peut être une vie sexuelle à peu près normale [...] mais complétée par une maladie psychonévrotique ». Sigmund Freud, op.cit., p. 252.

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indépendamment de tout rapport voluptueux ».369 Il s’ensuit que ce sont ces sensations qui « fourniraient les principaux matériaux servant à la formation de tous les sentiments de sympathie et de toutes les variétés d’amour qu’on retrouve à l’âge mûr, jusqu’aux sentiments et formes les plus ‘élevés’, les plus ‘sublimés’, les plus ‘spiritualisés’ ».370

Dans ce cadre, la critique de Scheler se centre d’abord sur la centralité exagérée donnée à la sphère vitale en général et sexuelle en particulier (en négligeant les autres couches de l’homme, notamment la spirituelle).371 À cet égard, le fait de placer la sphère

vitale et sexuelle au centre de l’être de l’homme, en la concevant comme l’origine de toute activité supérieure, entraîne que toutes les conduites qui semblent se détourner ou nuire à la sphère de la vie ne peuvent pas être expliquées qu’en leur attribuant une racine de ce genre –en concret, libidineuse ou sexuelle- camouflée ou bien en termes de déviations « de l’impulsion vitale saine et normale ». 372 Cette interprétation est particulièrement

problématique en ce qui concerne les formes élevées d’amour ; pensons, par exemple, à l’amour de Dieu ou à l’amour conjugal : un amour si sublime comme celui de Saint- François pour Dieu et pour sa création ne serait qu’une « convoitise sexuelle voilée »373 et

son vœu de pauvreté « une privation de valeurs vitales ».374 De même, l’amour mutuel entre

les époux serait au fond irrationnel, voire « ‘nuisible à l’espèce’ »,375 étant donné qu’il fixe des limites à l’impulsion sexuelle et de procréation.

Les conclusions simplistes de la théorie de Freud mettent en lumière son incapacité à rendre compte de la richesse de la vie amoureuse humaine. Cette incapacité découle

369 Max Scheler, Nature, p. 264. Selon les mots de Freud, la sublimation constitue un processus « lors duquel

s’ouvre pour des excitations excessives issues de sources éparpillées de la sexualité la possibilité de s’écouler et d’être employées dans d’autres domaines » (Sigmund Freud, op.cit., p. 253), ayant comme résultat « un accroissement non négligeable du potentiel de rendement psychique ». Ibid.

370Max Scheler, Nature, p. 262. Pour Freud c’est donc « sur la ‘sublimation’ [...] qui reposent les progrès de la

vie sociale, de l’art, de la science, de la civilisation en général, pour autant qu’il s’agit des facteurs psychiques qui président à ces progrès ». Ibid., p. 264.

371Scheler reconnaît néanmoins les mérites de la théorie freudienne, comme le fait d’avoir tracé une ontogénie

des sentiments sympathiques et amoureux, sujet « qui jusqu’à présent avait été presque complètement négligé » (Ibid., p. 288), ainsi qu’avoir accordé « une attention particulière aux manifestations des sentiments sympathiques et de l’amour, surtout dans leurs modalités érotiques et sexuelles, au cours de la première enfance (avant l’âge de 6 ans). Ils nous ont ainsi révélé un coin tout à fait inconnu de l’âme enfantine ». Ibid., p. 288-289.

372Ibid., p. 269. 373 Ibid., p. 271. 374Ibid., p. 269. 375Ibid., p. 272.

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principalement du fait que ladite théorie néglige l’existence de phénomènes « dans lesquels s’expriment des actes et des valeurs faisant partie d’un ordre supérieur »376 et qui « ne se

laissent ni expliquer par des faits quelconques faisant partie de la sphère vitale ou de l’amour vital ni déduire de l’un quelconque de ces faits ».377 En effet, l’amour franciscain et

l’amour conjugal n’entraînent pas une hostilité à la vie ou aux valeurs vitales, mais une

ouverture à des valeurs supérieures qui exige le sacrifice, le dépassement des valeurs

inférieures ; comme l’affirme Scheler, ceux qui choisissent cette voie –parfois douloureuse- de renoncement,

loin de cesser de voir dans la vie un bien de grande valeur (car, s’il en était ainsi, pourraient-ils la « sacrifier » ?) aiment la vie, mais ils aiment encore autre chose, et plus que la vie. Si ces hommes supportent la douleur, ce n’est pas parce qu’ils y sont insensibles, mais parce que la fidélité et l’amour qu’ils expriment ainsi pour ce qui leur est sacré leur permet de supporter la douleur avec une joie devant laquelle toutes les autres joies et félicités de la vie s’effacent et disparaissent.378

Scheler critique également les deux concepts principaux de Freud : la libido et la sublimation, mais il commence sa critique en s’opposant à la conception empiriste de la tendance en général, conception développée par la psychologie empiriste ou associationniste et sur laquelle –rappelons-le- se base la théorie freudienne. En reprenant l’exemple de la faim, cette psychologie soutient erronément que le nourrisson n’aurait pas ladite sensation qu’après avoir éprouvé la sensation de plaisir qui accompagne l’allaitement, thèse qui est fort discutable, car elle ignore que la faim –comme toute tendance en général- est une impulsion primitive ou constitutive de la nature humaine, possédant d’ailleurs une direction, une orientation inhérente vers des valeurs et, dans ce cas, vers les valeurs de la nourriture, ce qui est ignoré par les théories psychologiques empiristes et freudienne.379 En effet, la faim n’est jamais éprouvée en tant que sensation isolée, elle est

toujours accompagnée de l’appétit (ou du dégoût), c’est-à-dire d’une envie ou d’un désir de manger, ce qui implique déjà une intuition des valeurs vitales de la nourriture ou, autrement

376Ibid., p. 267.

377Ibid. 378Ibid., p. 269.

379 Ibid., p. 295. Ainsi, pour Scheler, toute tendance, tout instinct et désir possèdent une direction axiologique

inhérente : nous ne désirons que ce qui possède en avance une certaine valeur pour nous. Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 180.

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dit, une intuition que la nourriture (un fruit mûr, par exemple) me fait du bien, qu’elle a une valeur positive, nutritive380 pour mon corps (ou, dans le cas du dégoût, une valeur négative,

comme un fruit pourri).381 L’intuition des valeurs de la nourriture existe même là où il n’y a

pas encore une expérience, une conscience ou une représentation de cette aspiration, comme le montre le fait que le nourrisson a instinctivement de la faim et de l’appétit sans avoir aucune idée ou image préalable de tel ou tel aliment ;382 son envie de manger découle

donc d’une intuition innée de la valeur de la nourriture en général pour son corps et son bien-être physique, raison pour laquelle, une fois exposé au sein maternel, il trouve cet aliment satisfaisant et il finit par le désirer en toute conscience.383

De manière analogue, pour Scheler la libido constitue une pulsion innée, primitive, qui ne prend pas naissance après avoir éprouvé un plaisir voluptueux donné ; au contraire, le plaisir sensuel est possible grâce au fait que la libido possède déjà une orientation innée, naturelle, vers les valeurs du sexe opposé.384 Évidemment, il n’y a au stade de la petite enfance aucune conscience ou représentation de l’objet concret qui satisfera cette impulsion, mais il s’agit dès le début d’« une orientation précise vers un certain type de valeurs vitales ».385 En d’autres termes, l’orientation vers les valeurs de la sexualité opposée n’est pas une tendance acquise (soit peu après la naissance, soit dans la puberté), mais elle fait partie de la constitution de l’être humain, elle est inscrite dans sa nature en tant qu’être sexué.386

380 Ibid., p. 174.

381« La ‘faim’ est une impulsion instinctive ayant d’emblée une orientation déterminée, accompagnée

d’appétit ou de dégoût et qui n’est pas seulement supprimée par le rassasiement, mais qui aussi, et surtout, ‘satisfaite’; elle implique d’avance [...] une intuition de la valeur de la nourriture ». Max Scheler, Nature, p. 295. Souligné dans l’original ; cf. Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 174-175.

382 Max Scheler, Nature, p. 273-274 ; Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 179-180. 383 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 180.

384 Ibid., p. 180; Max Scheler, Nature, p. 294.

385 Leonardo Rodríguez Duplá, « El amor », p. 181. Ma traduction.

386 Ibid., p. 181-182. Dans la période infantile qui précède la puberté, la libido est encore dépourvue d’un

objet concret, mais il y a déjà une sorte de pressentiment que cette pulsion est liée au sexe opposé; comme l’affirme Scheler, « la phase de la véritable orientation vers le sexe opposé [...] est précédée d’un vague pressentiment, d’une sorte de recherche tâtonnante, le sujet se demandant avec inquiétude ce qu’il doit penser de ses premières impulsions et quels rapports existent entre son orientation actuelle et l’expérience antécédente qui lui avait révélé l’existence de différences sexuelles ». Max Scheler, Nature, p. 294.

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Pour sa part, la conscience de ces valeurs se développe à mesure que la libido se transforme en instinct sexuel dans le cadre du passage de l’enfance à la puberté.387 En effet, l’instinct sexuel se caractérise par une orientation consciente et générale vers le sexe opposé et ses valeurs, mais il faut souligner que cet instinct, à lui seul, n’est pas capable de saisir les valeurs vitales spécifiques à ses objets d’intérêt et donc d’en faire un choix. En ce sens, le seul instinct ne peut jamais se transformer en amour sexuel pour une seule personne. Ainsi, il est erroné de voir dans l’amour sexuel –et dans d’autres formes d’amour- une dérivation de la libido ou de l’instinct sexuel.388 Quelle est donc la relation

entre cet instinct et l’amour ? D’après Scheler, il s’agit d’un rapport non pas de cause à effet, mais de collaboration : l’instinct sexuel délimite seulement le champ des objets vers lesquels notre amour sexuel sera orienté; dit autrement, l’instinct sexuel nous dirige vers le sexe opposé, mais de façon plutôt « générique ».389 L’amour sexuel, par contre, « se montre déjà capable de faire un choix parmi les phénomènes qui s’offrent à lui »,390 ce choix

portant idéalement sur les individus qui incarnent les valeurs du noble.391

Le concept freudien de sublimation pose aussi des problèmes pour Scheler. En effet, si toute activité supérieure (artistique, spirituelle) provient de la sublimation de l’énergie libidinale, il s’ensuit qu’« aucune des formes de notre activité ne posséderait son ‘énergie’ propre, chacune d’elles puisant l’énergie dont elle a besoin pour se manifester à une source unique et commune, représentée par la libido. Les rapports entre la ‘libido’ et l’activité ‘spirituelle’ seraient donc, d’après Freud, tels que tout gain d’énergie réalisé par l’une signifierait pour l’autre une perte équivalente ».392 Si tel était le cas, l’homme devrait faire

face à un véritable dilemme : soit il s’occupe exclusivement de sa sphère vitale, des activités liées à la procréation, etc., soit il se consacre à l’activité intellectuelle et spirituelle en renonçant au bonheur qui accompagne la vie de famille. Au niveau de la société, cela entraînerait qu’un peuple qui choisit de cultiver plutôt la vie artistique, intellectuelle,

387 Max Scheler, Nature, p. 296. Ici Scheler s’oppose encore à Freud en ce que l’instinct sexuel ne constitue

pas simplement l’une des multiples fixations particulières de la libido, mais plutôt une forme mature de cette dernière. Leonardo Rodríguez Duplá « El amor », p. 181.

388 Max Scheler, Nature, p. 274-275; 299-300. 389 Ibid., p. 300.

390 Ibid., p. 299.

391Ibid., p. 301. Nous approfondirons le lien entre amour et valeurs dans la deuxième section de ce chapitre. 392Ibid., p. 304.

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spirituelle, etc., « se verrait de plus en plus condamné à l’abstinence, jusqu’à la complète annihilation ».393

Bref, l’examen des dernières conséquences de la théorie freudienne met en lumière ses limitations par rapport à l’explication de la vie émotionnelle en général et de l’amour en particulier. En s’opposant à ces conceptions réductionnistes de l’amour, Scheler proposera par contre une vision élargie et approfondie de ce phénomène, tout en soulignant que l’amour n’est pas « one act among many able to be executed within human being. Love is foundational; it is profoundly descriptive of human being ».394 Comme nous le verrons ci- dessous, notre philosophe cherche donc à restituer à l’amour la dignité et la centralité qui lui sont propres.

3.2. La conception schelerienne de l’amour

D’après la critique précédente, il s’avère clair que Scheler accorde une place décisive à l’amour dans sa pensée. En fait, l’importance de l’amour dans l’univers schelerien est telle que sa philosophie peut être considérée à juste titre comme une « philosophie de l’amour »,395 puisque ce phénomène est celui qui nous donne « la clé

ultime de sa pensée concernant la vie émotionnelle, l’éthique, le personnalisme et la religion ».396 La centralité de l’amour chez Scheler découle du fait que, selon l’une de ses maximes –que nous avons mis en épigraphe-, « man, before he is an ens cogitans or an ens

volens, is an ens amans ».397 En effet, d’après Scheler l’amour est l’acte qui nous ouvre à la

dimension axiologique du monde, qui nous rend sensibles à la valeur, au prix de toutes les