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La sympathie comme révélation de la valeur d'autrui : intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie

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Academic year: 2021

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La sympathie comme révélation de la valeur

d’autrui

Intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler

dans Nature et formes de la sympathie

Mémoire

Yail Angela Peraza Herrera

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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La sympathie comme révélation de la valeur

d’autrui

Intersubjectivité, affectivité et axiologie chez Max Scheler

dans Nature et formes de la sympathie

Mémoire

Yail Angela Peraza Herrera

Sous la direction de :

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RÉSUMÉ

L’objectif de ce mémoire est de dégager la conception de Scheler à propos de la sympathie et de l’amour développée dans Nature et formes de la sympathie. Plus précisément, nous visons à montrer avec l’auteur que, contrairement à ce que proposent les théories psychologiques, lesdits sentiments constituent des actes purs émergeant d’une dimension supérieure, métempirique de l’homme, leur fonction étant de saisir certaines qualités également à caractère pur : les valeurs portées par ceux qui font l’objet de notre sympathie et de notre amour. Afin de mener à terme notre projet, notre premier chapitre abordera les conditions de base pour la rencontre intersubjective, thème sous-jacent de tout l’ouvrage. Nous montrerons alors que cette dernière est fondée sur deux actes à caractère eidétique : la conscience de l’altérité au sens général et la perception d’un autre au sens concret. Néanmoins, étant donné que cela n’est que le début du lien avec autrui, notre deuxième chapitre présentera –suite à la critique des théories psychologiques de la sympathie- la hiérarchie schelerienne des sentiments sympathiques, actes supérieurs à la perception. Ici nous expliquerons que c’est la sympathie dite « Mitgefühl », en tant que saisie affective de la valeur de l’existence psychique d’autrui, qui élève la rencontre à un niveau ontologique et éthique-axiologique plus haut. Or, Scheler défendra que le sommet de ladite rencontre se trouve dans l’acte de l’amour, sujet de notre troisième chapitre. Ainsi, une fois que nous aurons réfuté les perspectives psychologiques sur ce sentiment, nous décrirons les types scheleriens d’amour ainsi que leurs correspondances axiologiques. Notre cheminement conclura en montrant que l’amour spirituel, en visant la valeur de la personne spirituelle d’autrui, est le seul capable de mener la rencontre interhumaine à sa perfection morale.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

LISTE DES TABLEAUX ... vi

REMERCIEMENTS ... viii

INTRODUCTION... 1

CHAPITRE 1. FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D'AUTRUI ... 8

1.1. La conception schelerienne de la réalité ... 11

1.1.1. Métaphysique ... 12 1.1.2. Anthropologie ... 15 1.1.2.1. Ontologie ... 17 1.1.2.2. Historicité ... 20 1.1.2.3. Affectivité et intersubjectivité... 22 1.2. La question de l’autre ... 28

1.2.1. La conscience de la sphère de l’altérité (Mitwelt)... 28

1.2.2. La perception d’autrui en tant qu’autrui ... 30

CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI: LA SYMPATHIE ... 42

2.1. La critique des théories empiriques et métaphysiques de la sympathie ... 43

2.1.1. Théories empiriques ... 43

2.1.1.1. La morale de la sympathie ... 43

2.1.1.2. Les théories génétiques... 44

2.1.1.3. Les théories phylogéniques ... 49

2.1.2. Théories métaphysiques ... 52

2.2. La conception schelerienne de la sympathie ... 54

2.2.1. Formes inférieures de sympathie ... 55

2.2.2. Formes supérieures de sympathie ... 63

CHAPITRE 3. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR PERSONNELLE D’AUTRUI: L’AMOUR ... 71

3.1. La critique des théories naturalistes de l’amour ... 73

3.1.1. Les théories positivistes ... 73

3.1.2. La théorie freudienne... 76

3.2. La conception schelerienne de l’amour ... 83

3.2.1. Définitions négatives et positives de l’amour ... 87

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v

3.2.2.1. L’amour vital ... 96

3.2.2.2. L’amour psychique ... 102

3.2.2.3. L’amour spirituel : sommet de l’amour humain ... 103

CONCLUSION ... 108

BIBLIOGRAPHIE ... 116

ANNEXES ... 119

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LISTE DES TABLEAUX

Tableau 1. Stratification anthropologique et affective...119

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Man, before he is an ens cogitans or an ens volens, is an ens amans1.

1 Max Scheler, « Ordo amoris » dans Max Scheler, Selected philosophical essays, trad. David R. Lachterman,

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REMERCIEMENTS

Je voudrais tout d’abord remercier mon directeur M. Luc Langlois pour sa précieuse orientation tout au long de ce cheminement. Face à mon double défi d’écrire dans une langue étrangère et dans le cadre d’une discipline nouvelle pour moi, M. Langlois a fait preuve d’une grande patience et d’une forte empathie, en rendant plus aisée la longue étape de rédaction. Ses corrections opportunes et ses commentaires éclairés, ainsi que ses paroles d’encouragement au fur et à mesure que le mémoire progressait, ont joué un rôle fondamental dans la conclusion de ce projet.

Je tiens à remercier mes parents Marco et Amelga pour leur support inconditionnel depuis le jour que je leur ai annoncé mon projet d’études au Québec. Beaucoup de mercis également à ma famille maternelle, en particulier à ma tante Magda, pour se souvenir continuellement de moi dans ses prières, et à ma cousine Mónica, pour son accompagnement au quotidien malgré la distance.

Je tiens à exprimer ma gratitude à mes amies au Québec pour leur compagnie chaleureuse et leur soutien continu pendant toutes les saisons que j’ai passées à la Belle Province. Leur amitié authentique a facilité le passage aux études aux cycles supérieurs dans un pays étranger.

Ce mémoire a aussi été possible grâce au Programme d’Exemption des Droits de Scolarité supplémentaires dont j’ai été bénéficiaire entre 2013 et 2015.

Enfin, je dédie ce mémoire à ma grand-mère Amelga, décédée durant mes études, pour avoir toujours été un vivant exemple de cohérence entre philosophie et vie, ce qui demeure l’une de mes aspirations existentielles les plus profondes.

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1

INTRODUCTION

Dans son court essai en hommage à Max Scheler (1928), José Ortega y Gasset affirma que le positivisme avait fait de l’homme européen un « marcheur dans le vide ».2

Ce vide, nous dit le penseur espagnol, n’était que le monde lui-même, après que les sciences empiriques émergentes l’auraient vidé de toute essence, de toute consistance ontologique, en le réduisant à un ensemble de faits mécaniques, aléatoires et changeants. En ce sens, pour Ortega y Gasset, le mérite de Scheler avait été justement de nous faire redécouvrir le monde –particulièrement le monde de l’humain- comme un monde porteur d’une essence objective et éternelle, d’une manière d’être permanente et, en fin de compte, d’un sens.3

Effectivement, en partant de l’idée platonicienne de la philosophie comme « amour à l’essentiel »4 ou encore comme « participation [...] dans l’essentiel de toutes les choses

possibles »5, Scheler consacrera sa vocation réflexive à la recherche de l’essence de l’homme. Afin d’atteindre cet objectif, il reprendra de manière critique – quoique peu méthodique6- les réponses de plusieurs types de savoirs à la question anthropologique, en

2 José Ortega y Gasset, « Max Scheler. Un embriagado de esencias (1874-1928) » dans José Ortega y Gasset, Obras completas, Tomo I, Madrid, Alianza, 1983, p. 507. Ma traduction.

3 Ibid., p. 507-511.

4 Max Scheler, La esencia de la filosofía y la condición moral del conocer filosófico (con otros escritos sobre el método fenomenológico), trad. Sergio Sánchez-Migallón, Madrid, Encuentro, 2011, p. 18. Ma traduction. 5 On se souviendra que la philosophie chez Platon n’est pas une simple connaissance « théorique-cognitif »

(Max Scheler, op.cit., p. 17. Ma traduction) au sujet de l’être –tel que le conçoit la philosophie moderne-, mais un véritable contact et participation avec un certain domaine de l’être, à savoir le domaine de l’essence des choses. Cela exige d’ailleurs au philosophe une attitude concrète, ce que Scheler décrit comme un élan spirituel vers le haut, ou en d’autres termes, comme une élévation du noyau de la personnalité du philosophe vers le règne de l’essentiel, règne intrinsèquement voilé dans l’attitude et la conception dites « naturelles » (non-philosophiques) du monde. Cf. Max Scheler, op.cit., p. 16-19.

6 La manière d’écrire et d’argumenter plutôt chaotique du penseur –étroitement liée à son esprit vif et inquiet-

constitue l’une des remarques communes à tous les commentateurs de Scheler. M. Dupuy, par exemple, nous dit que « la pensée de Scheler est souvent vulnérable ; sa valeur réside plutôt dans la profusion des ‘idées’, dans la richesse intuitive, que dans la rigueur. Scheler démontre peu ou insuffisamment ; il cherche à ‘faire voir’ à son lecteur ce qu’il saisit lui-même comme ‘se donnant en propre’ » (Maurice Dupuy, La philosophie

de Max Scheler. Son évolution et son unité, Tome I, Paris, 1959, p. 3). Quelques lignes plus loin, Dupuy

caractérise le style du philosophe comme « fréquemment confus, [...] souvent hâtif et discontinu » (Ibid., p. 4). La manière schelerienne d’écrire a également été l’un des enjeux de notre propre parcours, puisque dans

Nature et formes de la sympathie l’auteur n’introduit ni ne développe habituellement ses arguments de façon

progressive, transparente ou logique (par exemple, le chapitre sur la sympathie commence avec une critique des théories généralement acceptées sur le sujet avant de passer à l’exposé de sa propre philosophie, mais le chapitre sur l’amour suit l’ordre inverse). En vue de remédier cette situation, nous avons dû ajouter des sections supplémentaires ainsi que faire des ajustements concernant l’ordre de présentation des idées au fur et à mesure que notre recherche l’exigeait (voir à cet égard les dernières pages de cette introduction, où nous

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se nourrissant notamment des traditions anciennes (la Grèce, l’Inde), du christianisme (saint Augustin) et des sciences modernes (la biologie, la psychologie, l’histoire). Ce procédé, soit l’examen des idées anthropologiques sous-jacentes à différentes traditions et disciplines7,

est loin d’être une simple curiosité intellectuelle. Il répond au fait que chacun de ces savoirs propose sa propre vision de l’homme, en créant ainsi plus de confusion que de clarification sur la vraie nature de ce dernier. En fait, cette confusion n’a fait qu’augmenter avec l’essor des sciences empiriques, puisqu’en enrichissant le répertoire de réponses possibles à la question « Qu’est-ce que l’homme ? », elles ont révélé comme jamais auparavant la complexité et la profondeur de cette énigme. Pour cette raison, Scheler affirme qu’« à aucune époque de l’histoire autant qu’aujourd’hui, l’homme n’a été un problème pour lui-même ».8 La tâche colossale à laquelle le penseur se consacrera -qu’il laissera toutefois inachevée suite à sa mort en 1928 à 54 ans- sera donc l’élaboration d’une philosophie de l’homme qui soit sensible à toutes ses dimensions (biologique, historique, psychique, spirituelle, etc.), afin de s’approcher de manière fidèle et réaliste du mystère anthropologique.

Dans cet ordre d’idées, l’une des dimensions de l’homme à laquelle Scheler s’intéresse particulièrement est sa dimension affective et intersubjective. En effet, l’homme schelerien n’est pas « l’homme » abstrait et solitaire, mais l’homme vivant, de chair et d’os, qui est dès le début de sa vie concrète un « être de relation »,9 soit un être immergé dans un

monde avec les autres, avec lesquels il pense, agit et sent en commun.10 Ainsi, l’un des fils

explicitons le cheminement suivi dans ce mémoire). Malgré le désordre caractéristique des écrits de Scheler, nous trouverons toutefois une heureuse harmonie entre les grandes lignes de sa pensée, comme le prouve le fait qu’il existe une claire correspondance entre sa métaphysique, son anthropologie, son axiologie et sa théorie des sentiments (cf. le tableau 1 en annexe en fin de ce mémoire).

7 À titre d’exemple, dans son essai « Liebe und Erkenntnis » (1923), Scheler analyse l’idée grecque et hindoue

de l’amour, pour ensuite les contraster avec la perspective chrétienne. De même, dans La situation de

l’homme dans le monde, notre auteur étudie la conception naturelle ou empirique de l’homme, soit celle de

sciences telles que la biologie, la psychologie, etc., après quoi il propose sa propre conception à caractère

eidétique. Nous trouverons encore une fois cette remise en question des théories empiriques dans Nature,

comme nous le verrons ensuite.

8 Max Scheler, La situation de l’homme dans le monde, trad. Maurice Dupuy, Paris, Montaigne, 1951, p. 20. 9 Gabriel Mahéo, « Introduction » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset (dirs.), Max Scheler. Éthique et phénoménologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 11.

10 La pensée schelerienne est en effet influencée par les philosophes dites « vitalistes » -notamment Wilhelm

Dilthey-, lesquels proposent justement une réflexion philosophique ancrée sur la vie humaine et les expériences concrètes qui la distinguent d’autres formes de vie. Antonio Pintor Ramos, El humanismo de Max

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conducteurs de la pensée de Scheler portera précisément sur les rapports intersubjectifs ainsi que sur le rôle des sentiments dans la constitution de ces derniers. À cet égard, il convient de noter que l’intérêt de Scheler pour la dimension relationnelle et communautaire de la personne humaine –intérêt qu’il partageait avec d’autres philosophes de son temps- n’a pas une origine ni une portée exclusivement spéculative. Au contraire, il s’agit d’un problème qui se pose de manière urgente face à un évènement historique concret : la Première Guerre mondiale. En effet, cette dernière avait plongé l’Europe dans une crise sociale, morale et spirituelle, démontrant ainsi la force destructrice d’une vision erronée de l’homme et de la relation interhumaine.11 La période de l’entre-deux-guerres était ainsi

marquée par une véritable « soif universelle de communauté humaine »12 qui a inspiré certains philosophes et phénoménologues –surtout juifs et catholiques- comme Martin Buber, Dietrich von Hildebrand, Edith Stein et Scheler lui-même à développer une philosophie non seulement de la personne individuelle, mais aussi des liens entre personnes (d’où leur classification comme personnalistes13).

C’est dans ce contexte que notre philosophe publie en 1913 Phénoménologie et

théorie des sentiments de sympathie, de l’amour et de la haine (Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle und von Liebe und Haas), réédité en 1923 sous le titre Nature et formes de la sympathie (Wesen und Formen der Sympathie). Cet ouvrage -qui

appartient à l’étape dite phénoménologique et personnaliste de Scheler14- se centre sur la

Nous renvoyons le lecteur aux premières pages du chapitre 1 pour une exposition plus détaillée des influences intellectuelles de notre philosophe.

11 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 16-17; Antonio Calcagno, The philosophy of Edith Stein, Pittsburgh,

Duquesne University Press, 2007, p. 81-82.

12 Pedro Laín Entralgo, Pedro, Teoría y realidad del otro I, p. 396, cité par Antonio Pintor Ramos, op.cit., p.

16. Ma traduction.

13 Le personnalisme est un mouvement philosophique d’inspiration chrétienne qui cherchait justement à

revendiquer la personne –concept d’origine augustinienne- face à certaines doctrines individualistes et collectivistes déterminantes pour l’histoire du XXe siècle telles que l’utilitarisme, le marxisme et le nazisme. Cf. Emmanuel Housset, La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance

augustinienne à sa redécouverte phénoménologique, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 18-19 ;

Juan Manuel Burgos, Introducción al personalismo, Madrid, Palabra, 2012, p. 7-27. Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage cité de Burgos pour une exposition plus détaillée des origines, caractéristiques et représentants de la philosophie personnaliste.

14 Effectivement, l’œuvre schelerien est divisé en trois étapes ou périodes : la première, qui comprend sa

production philosophique depuis 1899 jusqu’au 1912, se caractérise par la forte influence des courants vitalistes et néo-kantiens ; la deuxième période, couvrant les années 1912-1921, est –comme mentionné plus haut- la période proprement phénoménologique. C’est dans cette période –la plus féconde de sa vie en tant qu’écrivain- que Scheler a rédigé ses œuvres les plus représentatives, y compris Le Formalisme en éthique et

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relation intersubjective et sur les sentiments qui s’y rattachent. En ce sens, il a pour but de décrire les conditions pour la rencontre sincère, authentique avec autrui, conditions qui sont fondamentalement à caractère affectif. Autrement dit, face à la question « Comment est-il possible que nous nous rapprochions de l’autre, c’est-à-dire que nous devenions sensibles à sa présence et à la valeur de son existence ? » Scheler répondra que ladite possibilité nous est conférée uniquement par certaines formes d’affectivité, lesquelles nous fournissent des « données » objectives si profondes, si évidentes sur l’être d’autrui que l’on ne saurait plus –ou tout au moins on ne devrait plus- demeurer indifférents à sa présence. Plus précisément, Scheler renvoie ici à deux sentiments faisant partie de ce qu’il appelle des « formes de sympathie » (Sympathie, au sens générique): la sympathie proprement dite (Mitgefühl) et l’amour (Liebe).15 Ces actes sont d’ailleurs compris comme des actes émotionnels, mais non pas au sens psychologique (états d’âme soumis à des variations constantes), mais au sens eidétique, en ayant donc un caractère pur ou apriorique. Nous traiterons plus amplement de cette idée plus loin. Pour l’instant, il suffit de remarquer que cette conception, dans la mesure où elle sépare les sentiments de l’empirique tout en leur conférant une importance centrale dans la relation interhumaine, représente une rupture non seulement avec la tradition philosophique moderne, mais également avec les théories

l’éthique matériale des valeurs. Essai nouveau pour fonder un personnalisme éthique (1913-1916), De l’éternel dans l’homme (1921) ainsi que la première édition du livre qui nous concerne, comme nous venons

de mentionner ci-dessus. Ces ouvrages, écrits dans une époque où Scheler était proche du Catholicisme, possèdent une empreinte théiste que notre philosophe abandonnera progressivement au cours de sa troisième période -entre 1922 et 1928, année de sa mort- au profit d’un panenthéisme qui affectera surtout « certaines questions les plus élevées » (Heinz Leonardy, « La dernière philosophie de Max Scheler » dans Revue

Philosophique de Louvain, quatrième série, tome 79, n° 43, 1981, p. 369) de sa métaphysique ainsi que sa

philosophie de la religion. De cette période on peut distinguer son dernier ouvrage, La situation de l’homme

dans le monde (1928), mais aussi ladite deuxième édition du livre sur la sympathie (1923). Cette division ne

doit pas toutefois être suivie au pied de la lettre, étant donné que dans le cas de Nature -qui tombe simultanément dans deux périodes-, l’auteur n’a fait qu’élargir ou approfondir certaines idées, sans modifier le fond de sa pensée (voir à cet égard l’introduction de Scheler lui-même à la deuxième édition). En ce sens, nous pouvons parler d’une certaine continuité de pensée dans les deux éditions, au moins en ce qui concerne les idées scheleriennes qui constituent le cœur de notre recherche, à savoir sa conception des sentiments liés à la sympathie. Olivier Agard, « Ouverture. Phénoménologie et anthropologie philosophique chez Max Scheler », dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset, op.cit., p. 13-17 ; Max Scheler, Nature, p. 7-14. Pour une exposition détaillée du débat concernant les possibles continuités et ruptures entre la deuxième et troisième périodes de l’œuvre schelerien, voir Heinz Leonardy, op.cit., p. 367-390.

15 En effet, dans Nature Scheler utilise le terme « sympathie » en deux sens : un sens général (Sympathie)

pour parler des sentiments qui président nos relations interpersonnelles -et dont l’amour constitue le sommet-, et un sens spécifique pour préciser l’idée de sympathie comme partage ou participation affective à la vie psychique d’autrui (Mitgefühl). Nous reviendrons sur ce point dans la rubrique « La conception schelerienne de la sympathie » (deuxième chapitre). Soulignons également que le titre de l’ouvrage renvoie à la sympathie générique, de sorte que l’amour est implicitement contenu dans celui-là et fait donc partie intégrale de l’étude menée par notre auteur. Cela vaut également pour le titre de notre propre mémoire.

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scientifiques et psychologiques sur le sujet alors très en vogue. Dans ce cadre, ce mémoire vise justement à examiner la conception schelerienne de la sympathie et de l’amour tout en la contrastant avec les perspectives mentionnées. Et cela, avec le but ultime de dégager la singularité de la pensée de Scheler concernant le rôle essentiel de ces affects dans la rencontre interhumaine, rôle qui est d’ailleurs -nous le verrons en cours de route- étroitement lié au domaine des valeurs.

Pour mener à bien notre recherche, nous suivrons dans une certaine mesure l’auteur de Nature en ce que notre recherche sera axée sur trois grands thèmes (cités dans l’ordre d’apparition dans le mémoire): l’autre, la sympathie et l’amour.16 Ainsi, nous articulerons

notre premier chapitre autour de deux sous-sections: 1) la vision schelerienne du monde et de l’homme en général, et 2) la théorie schelerienne d’autrui. Si nous avons opté pour faire ce passage du général au particulier –soit du monde à l’homme-, c’est parce que chez Scheler l’être humain est un micro-cosmos, c’est-à-dire une reproduction à l’échelle de la structure de la réalité cosmique. Bref, son anthropologie est essentiellement fondée sur sa métaphysique, raison pour laquelle notre première sous-section abordera ces deux sujets successivement. Nous verrons alors que dans l’univers schelerien, le monde est constitué par ce qu’il appelle des « sphères » de l’être, parmi lesquelles on peut distinguer les sphères du corps propre (Leib), du psychisme et de l’Absolu, ainsi que la sphère du monde

16 Nature est effectivement organisée en trois grandes sections : la participation affective (ou sympathie),

l’amour (et la haine) et le moi d’autrui. On constatera toutefois que l’ordre d’exposé de nos idées différera partiellement de celui de l’auteur, en ce que nous avons placé le sujet d’autrui au début de notre texte et non pas à la fin comme le fait Scheler dans son ouvrage. Nous avons procédé ainsi car l’emplacement de la section dédiée à autrui dans Nature répond plutôt à des raisons éditoriales qu’épistémologiques. En effet, dans la première édition de 1913 Scheler n’abordait le sujet qu’à titre d’appendice. C’est dans l’édition de 1923 où le penseur, déjà dans sa maturité philosophique, reprend la question plus amplement en lui consacrant un chapitre au complet. Comme l’affirme Scheler lui-même : « c’est après avoir médité pendant plusieurs années sur les problèmes que nous avions seulement effleurés dans l’‘Appendice’ à la première édition de ce livre, que nous avons entrevu toute l’importance et toute la signification de la question relative aux liens, liens de nature, d’existence, de connaissance, qui rattachent les uns aux autres les moi humains, les âmes humaines » (Max Scheler, Nature et formes de la sympathie. Contribution à l’étude des lois de la vie émotionnelle, trad. M. Lefebvre, Paris, Payot, 1950, p. 311). Cependant, au lieu d’intégrer le nouveau chapitre dans le texte de la deuxième édition, Scheler le place toujours à la fin de l’ouvrage en substitution de l’ancien appendice. De cette façon, l’ordre final des chapitres est plutôt trompeur, étant donné que, du point de vue autant méthodologique qu’épistémologique, le problème d’autrui précède celui de la sympathie ou de l’amour. En effet, avant d’analyser les formes les plus profondes de se mettre en rapport avec l’autre, il faut d’abord définir la notion d’« autrui » en général ainsi qu’expliquer les conditions qui fondent la possibilité desdits rapports.

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interhumain ou de l’altérité en général (Mitwelt). Nous exposerons ensuite comment les trois premières sphères se manifestent chez l’homme, en laissant de côté la sphère du

Mitwelt, puisque celle-ci sera abordée dans notre deuxième sous-section (1.2.). Ainsi, nous

découvrirons que l’être humain est constitué par trois « couches » ontologiques: la corporelle, la psychique et la spirituelle17. Néanmoins, étant donné l’insistance de Scheler

sur la nature complexe de l’homme, il faudra aller au-delà de sa dimension ontologique et esquisser aussi sa dimension historique, affective et intersubjective, telles que les conçoit notre penseur. Ce faisant, nous aurons une idée plus claire de la richesse de l’anthropologie schelerienne, et nous comprendrons mieux pourquoi le philosophe adopte dans ses écrits une approche multidimensionnelle et pluridisciplinaire du phénomène de l’homme. Une fois que nous aurons présenté les bases de la vision schelerienne de l’homme en général, nous pourrons finalement nous concentrer sur sa dimension intersubjective en particulier, laquelle renvoie à la sphère interhumaine ou de l’altérité. Ainsi, dans la sous-section suivante (« la question de l’autre ») nous reprendrons et justifierons l’idée schelerienne relative à la présence de cette sphère dans la constitution de l’homme. Nous verrons alors que ladite présence se donne grâce au fait que dans le for intérieur de tout homme se trouve la conscience intuitive et apriorique d’autrui, c’est-à-dire indépendamment de toute expérience possible ou réelle avec d’autres hommes (nous laisserons la preuve phénoménologique de cette thèse pour la section respective). C’est cette conscience plus ou moins vague de la sphère de l’altérité –à laquelle aucun homme ne peut se soustraire- qui rend possible toute rencontre avec autrui. Nous verrons par contre que, bien que la

conscience d’autrui en général ouvre la possibilité à la rencontre interhumaine, la rencontre réelle entre deux personnes concrètes est seulement inaugurée au moyen de l’acte de perception d’autrui. Nous conclurons donc notre premier chapitre avec l’examen de ladite

perception, tout en mettant en évidence son rôle limité dans la rencontre intersubjective et la nécessité de l’acte de sympathie pour mener cette dernière à un niveau moral plus haut.

Cette affirmation initiale, soit que l’acte de sympathie est supérieur à la simple perception d’autrui, nous mènera au cœur de notre recherche : l’étude des formes de

17 La compréhension de ces couches anthropologiques sera à son tour fondamentale pour la compréhension

des expériences de la sympathie et de l’amour, puisque celles-ci nous permettent justement de « voir », de saisir les couches supérieures de l’autre. Nous approfondirons cette idée dans le deuxième et troisième chapitre.

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sympathie, sujet de notre deuxième chapitre. Ainsi, la première sous-section sera l’occasion d’examiner certaines théories autant philosophiques que scientifiques (notamment psychologiques) que notre auteur considère comme incomplètes ou erronées du phénomène de la sympathie. Il s’agira donc de donner des définitions négatives de la sympathie en vue de nous approcher progressivement de sa définition positive –schelerienne-, que nous expliciterons dans la deuxième sous-section du chapitre. Nous verrons alors que la sympathie se manifeste sous plusieurs formes, ces formes n’étant pas détachées les unes des autres, mais interdépendantes et regroupées selon une hiérarchie objective, allant de l’inférieure à la supérieure du point de vue autant affectif qu’axiologique et moral. Une fois que seront exposées les formes sympathiques inférieures, nous étudierons alors l’une de ses formes supérieures, soit la sympathie en tant que participation affective à l’existence d’autrui (Mitgefühl). Nous comprendrons chemin faisant comment la sympathie est capable de jeter un pont durable de personne à personne, de nous rendre sensibles à une autre existence que la nôtre, en éliminant ainsi toute trace de méchanceté ou d’indifférence envers autrui.

On constatera par contre que, malgré la distinction morale que la sympathie confère à la rencontre interpersonnelle, celle-ci ne s’épuise évidemment pas dans ce point. C’est à ce stade seulement que nous pourrons culminer notre parcours avec un troisième chapitre consacré à l’amour, thème transversal de toute la philosophie schelerienne. Ainsi, après avoir montré les limitations et erreurs de la vision dite « naturaliste » (empirique) de l’amour, nous passerons enfin à l’étude de cet acte émotionnel tel que le conçoit notre auteur. C’est ici que nous dévoilerons comment et pourquoi l’amour –et lui seul- est l’affect capable de mener la relation interpersonnelle à des niveaux véritablement sublimes, pouvant même être considéré comme le couronnement de la vie affective et intersubjective.

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CHAPITRE 1

FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D’AUTRUI

La tradition philosophique situe Scheler parmi les trois « pères fondateurs » de la phénoménologie, conjointement avec Husserl et Heidegger. 18 Cependant, l’approche

phénoménologique de Scheler est tout à fait singulière, étant donné qu’il s’en sert pour développer une vision de la réalité (métaphysique et anthropologique) sensiblement riche et complexe, une réalité qui se révèle aux yeux de notre philosophe comme variable et multiple mais qui possède en même temps des traits constants et éternels, c’est-à-dire une

essence susceptible d’être saisie précisément par la voie phénoménologique. Cela dit, avant

d’exposer la vision schelerienne du monde, nous nous attarderons d’abord sur le climat intellectuel au moment où Scheler rencontre la phénoménologie, afin de saisir les motifs qui l’amènent à l’embrasser.

En effet, vers la fin du XIXe –époque de Scheler- l’Europe en général et l’Allemagne en particulier sont touchées par un profond malaise au niveau philosophique : le sens d’harmonie et de conciliation entre les grandes dichotomies de la réalité (foi et raison, sujet et objet, l’universel et le particulier, etc.) qui constitue l’héritage de l’idéalisme allemand et surtout de l’idéalisme absolu de Hegel, se révèle comme illusoire et insuffisant pour expliquer et faire face aux nouvelles conditions historiques et existentielles de l’homme de fin de siècle. Ainsi, celui-ci perd la foi dans l’idée que les grands systèmes rationnels puissent fournir comme guides effectifs de l’existence.19 Parallèlement, les

sciences de la nature et les jeunes sciences de l’homme (l’anthropologie, la sociologie et notamment la psychologie), ainsi que l’idéologie positiviste qui s’y rattache, connaissent un développement inattendu et une acceptation croissante comme nouveaux points de référence pour comprendre le monde en général et expliquer –voire orienter- la vie humaine

18 Alfons Deeken, Process and permanence in ethics. Max Scheler’s moral philosophy, New York, Paulist

Press, 1974, p. 2.

19Idée qui constitue l’objet principal de la critique acerbe de Nietzsche, l’une des icônes les plus importantes

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en particulier. De cette façon, le naturalisme et surtout le psychologisme deviennent les tendances philosophiques de l’époque.20

De nouvelles doctrines émergent comme réponse à cet état de choses, parmi lesquelles on peut distinguer le néokantisme (Zeller, Liebmann) et le vitalisme (Dilthey, Eucken) ; toutes les deux prétendaient de corriger les excès absolutistes autant de l’idéalisme que ceux du positivisme. D’une part, le néokantisme reprendrait –à l’instar de Kant- l’idée des limites de la raison et de la science ainsi que la séparation inhérente entre les domaines du réel (par exemple, entre les conditions de la connaissance et celles de l’action21), toute tentative de synthèse étant perçue comme une « trahison à la réalité ».22

D’autre part, les philosophes vitalistes, face à la prétention des sciences naturelles de réduire l’homme à un ensemble de faits psychophysiques, postulaient l’insuffisance de ces méthodes pour rendre compte de la richesse de la réalité humaine, laquelle ne saurait se limiter à l’empirique. De même, lesdits philosophes s’éloignaient de toute position abstraite et intellectualiste, s’intéressant par contre à la vie humaine en tant que vie concrète et distincte de la vie végétale et animale.23Les deux courants mentionnés auront des

représentants à l’Université d’Iéna (Liebmann, Eucken) où Scheler a fait ses études, de sorte que, dans un premier temps, notre philosophe souscrit de manière enthousiaste à ces idées. Cependant, il les abandonne après avoir constaté qu’elles manquent de la profondeur théorique et de la radicalité qu’il considère comme nécessaires pour faire le contrepoids aux théories positivistes et psychologistes.24 Déçu des projets philosophiques de son temps,

Scheler était à la recherche des voies pour mieux articuler sa propre pensée lorsqu’il a rencontré Husserl à Halle peu après la publication de l’ouvrage séminal de ce dernier, celle qui déclenchera le courant phénoménologique : les Recherches logiques.25

20Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 45.

21« Kant reconnaît un dualisme de la connaissance et de l’action, et il est convaincu que la dignité morale ne

dépend pas du savoir. L’influence de Rousseau l’a incité à réagir contre l’intellectualisme qui met la vertu dans la dépendance de la science ou de la culture, et en fait ainsi le privilège de ceux qui savent ou de ceux qui pensent ». Maurice Dupuy, op.cit., p. 15.

22Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 41. Ma traduction. 23Ibid., p. 36-39.

24Scheler gardera toutefois dans sa philosophie certaines notions issues de ces premières influences, par

exemple, l’idée du respect envers l’originalité et l’irréductibilité des différentes « régions » de la réalité, ainsi que l’intérêt passionné pour la vie et pour la spécificité de l’humain. Ibid., p. 36-44.

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Au cours de cette première réunion, Husserl et Scheler ont appris qu’ils partageaient tous les deux une conception similaire de l’intuition, en ce qu’ils lui donnaient une signification beaucoup plus large et riche que leurs prédécesseurs, s’annonçant ainsi à leurs yeux comme une idée fertile et prometteuse pour la philosophie.26 Cette première affinité

intellectuelle marquera le début d’une relation personnelle durable entre les deux géants de la pensée. Néanmoins, il convient de rappeler qu’à ce moment Scheler avait déjà une position philosophique propre qu’il affinerait dans ses écrits ultérieurs et qui se révélerait comme nettement distincte de celle de Husserl.27 Même leurs personnalités différaient grandement : Husserl avait l’esprit et la sobriété du mathématicien, sa quête étant de fonder une philosophie scientifique et rigoureuse ; Scheler, par contre, « was an extraordinarily dynamic and vital personality who tried to live life to the utmost »28 et qui cerchait avec passion et enthousiasme « to grasp the multidimensional richness of all reality ».29 En ce sens, si l’on veut comprendre la phénoménologie schelerienne, il faut garder à l’esprit que la phénoménologie, plus qu’une école ou une doctrine avec des thèses inflexibles acceptées à l’unanimité, est un mouvement qui, en partant de certaines prémisses et procédés en commun – la critique au psychologisme, l’intuition des essences, la primauté de l’expérience vécue (Erlebnis)- s’est ramifié en multiples directions, sans toutefois perdre ses racines, son noyau identitaire principal.30

Dans ce cadre, la phénoménologie fournira à Scheler d’un moyen innovant pour canaliser l’ébullition de sa pensée, pour saisir clairement ce qui se présentait d’abord à lui comme de vagues pressentiments par rapport à la nature du monde et de l’homme. Ainsi, le mérite principal de Scheler a été d’appliquer la méthode phénoménologique à plusieurs

26Ibid., p. 48.

27 En ce sens, Scheler n’a jamais été un disciple de Husserl, même s’il fut partie du cercle phénoménologique

regroupé autour du Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung, paru entre 1913 et 1930.

Ibid., p. 48-49.

28Anfons Deeken, op.cit., p. 3.

29Max Scheler, Nature, p. 3. Comme nous l’avons évoqué en introduction, le désordre inhérent aux textes

scheleriens constitue une preuve tangible de sa riche personnalité. Tel que le réaffirme M. Frings, « reading Scheler’s works, one has the impression that he often could not master the avalanches of thought that came over him. Scheler was a restless person and an intense thinker. His style is not infrequently unpolished, his German sentence structure often confusing and complicated […]. It is not surprising, therefore, that some inaccuracies, unclear formulations, and false references have slipped from Scheler’s pen as the result of an abounding vitality and sensitiveness even for the most hidden vibrations of human emotions and feelings ». Manfred S. Frings, Max Scheler, a concise introduction into the world of a great thinker, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1965, p. 26-27.

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domaines de la réalité insuffisamment traités par Husserl. Comme l’affirme A. Deeken, « while Husserl laid the foundation for phenomenology and remained primarily concerned with philosophical method as such, Max Scheler applied phenomenological method to various philosophical themes, especially to the fields of values, ethics, and the philosophy of religion »,31 sans oublier l’une de ses contributions les plus originales : l’étude

phénoménologique de la vie émotionnelle. Il est important de remarquer que dans la pensée schelerienne tous les domaines mentionnés sont étroitement liés les uns avec les autres; par conséquent, si nous voulons traiter le problème de l’intersubjectivité humaine qui constitue l’objet du livre Nature et formes de la sympathie, il faut nous reporter d’abord –au moins brièvement- à la vision schelerienne de la réalité en général, pour ensuite nous attarder sur son idée de l’homme en particulier. Une fois situés dans le terrain de l’expérience humaine, nous pourrons alors analyser la question fondamentale qui s’y rattache et celle qui nous concerne : l’expérience de l’autre.

1.1. La conception schelerienne de la réalité

L’une des particularités de la phénoménologie est que celle-ci est conçue non seulement comme une méthode, mais comme une certaine attitude vis-à-vis de la réalité qui s’oppose à l’attitude « traditionnelle » en philosophie moderne. Effectivement, la tradition philosophique qui commence avec Descartes se caractérise par une certaine méfiance devant le monde, comme bien le montre le doute cartésien ; c’est-à-dire qu’on ne croit pas que ce monde –la nature, l’homme, Dieu, etc.- qui apparaît devant nous soit vraiment ce qu’il semble être ; conséquemment, il faut le tester, le vérifier, afin de saisir sa vraie nature.32 Par contre, l’attitude inhérente à tout phénoménologue -dont Scheler- est plutôt

une attitude de confiance qui, ayant son fondement dans l’intuition, nous mène à la conviction que le monde authentique est certainement là : le monde en général et l’homme en particulier constituent des réalités qui, lors de la recherche phénoménologique, se révèlent à nous tels qu’ils sont. Il s’ensuit que Scheler –en tant que philosophe phénoménologue- ne prend pas les résultats de ses recherches eidétiques pour des illusions ou des apparences, mais pour de véritables connaissances relatives à l’être (Sein) et

31 Alfons Deeken, op.cit., p. 3.

32 Quentin Lauer, « The phenomenological ethics of Max Scheler », International Philosophical Quarterly, 1,

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l’essence (Wesen) des choses.33 Nous examinerons donc ces découvertes métaphysiques et

anthropologiques de Scheler, dans la mesure où celles-ci serviront de base à sa conception d’autrui.

1.1.1. Métaphysique

La thèse phénoménologique la plus fondamentale chez Scheler est l’idée que l’univers est structuré en grandes régions ou sphères ontologiques, chacune desquelles est clairement et nécessairement donnée à la conscience de toute personne finie. Scheler développe ainsi sa doctrine des sphères de l’être, en les regroupant en cinq34 : 1) La sphère de l’Absolu (ou du divin). 2) La sphère du Mitwelt (ou « du toi et du nous »35 ou encore du

« monde interhumain »36). 3) La sphère du monde extérieur. 4) La sphère du monde intérieur (ou du psychisme) et 5) La sphère du corps-propre ou du corps en tant que réalité vécue et vivante (Leib).37 Ces dernières trois sphères (monde extérieur, monde intérieur et corps-propre) peuvent aussi être comprises comme faisant partie de la sphère de la vie, raison pour laquelle Scheler ajoute parfois une dernière sphère, celle du monde inorganique ou de tout ce qui se présente comme mort (Körperwelt).38

Qu’est-ce que sont les sphères au sens schelerien? Elles font référence aux différents domaines de l’être qui se donnent à la conscience; en d’autres termes, il s’agit d’un regroupement des différents champs essentiels de la réalité vers lesquels la personne

33 Quentin Lauer, op.cit., p. 277-279. À propos de l’attitude de suspicion, Scheler écrit : « Je ne réussis à

décrire cette ‘attitude’ qu’en parlant d’une ‘hostilité’ tout à fait fondamentale, ou d’une méfiance à l’égard de tout ‘donné’ en tant que tel, ou d’une angoisse ou d’une crainte devant ce donné [...] Par conséquent l’exact opposé de l’amour pour le monde, de la confiance, de l’amour contemplatif et aimant envers lui. Il ne s’agit au fond, que de cette haine-du-monde, de cette hostilité au monde, qui a exercé une si forte influence à travers tout le monde moderne ». Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs. Esssai

nouveau pour fonder un personnalisme éthique, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955, p. 89. 34Le nombre des sphères présente certaines variations selon les commentateurs (Cf. Maurice Dupuy, op.cit., p.

371-375 ; Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 57-58 ; Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84) ainsi que selon les écrits de Scheler lui-même (Cf. la discussion au sujet dans Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 81-84). Pour les besoins de notre recherche, il suffit de garder à l’esprit le fait que la sphère du Mitwelt ou celle de l’altérité est la première qui est donnée à la conscience (après celle de l’Absolu), idée que nous approfondirons plus tard.

35Maurice Dupuy, op.cit., p. 373. 36 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84. 37Ibid., p. 372-373.

38Ibid., p. 83. Voir le tableau 1 ci-joint en annexe en fin de ce mémoire pour une représentation graphique de

ces sphères métaphysiques et de leur hiérarchie. Nous renverrons le lecteur à ce tableau tout au long de notre mémoire, puisqu’il s’agit principalement d’une synthèse graphique de l’anthropologie de Scheler.

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est intentionnellement orientée. La définition de M. Dupuy à ce sujet est éclairante : une sphère

désigne une subdivision de l’être, considérée indépendamment de sa matière effective ou virtuelle, et « donnée » de façon intuitive et directe à chaque esprit fini, avant que tels contenus déterminés soient encore venus la remplir [...]. Les diverses sphères ont encore ce caractère commun que l’être de chacune d’elles est toujours donné avant tous les objets particuliers qui doivent figurer en elle : la sphère est comparable à un « arrière-fond » qui est déjà là quand l’objet particulier est perçu.39

Conformément à la citation précédente, les sphères ontologiques sont données a

priori, n’ayant pas besoin d’un contenu empirique pour être perçues par le sujet; au

contraire, la conscience des objets concrets liés à chacune des sphères présuppose déjà l’intuition de ces dernières;40 comme l’affirme M. Dupuy,

la sphère du monde extérieur m’est déjà donnée quand je saisis les choses ou les êtres déterminés qui s’y inscrivent. Et de même la donnée de la sphère « proprio-corporelle » est antérieure à la donnée des sensations que nous localisons dans tel ou tel de nos organes : la « vague totalité » du corps propre est toujours à l’arrière-plan de ces sensations, aussi ne pouvons-nous éprouver nulle d’entre elles sans que le Leib à titre de totalité soit en même temps visé-intentionnellement. Dès lors il est vain d’essayer de construire la conscience d’une sphère à l’aide de la conscience de ses contenus particuliers, de réduire par exemple la conscience intuitive de la sphère d’un Mitwelt au produit d’une généralisation des expériences particulières que nous avons faites de l’existence concrète de certains de nos semblables.41

Deux lois sont d’ailleurs fondamentales pour comprendre la nature des sphères : premièrement, elles sont irréductibles les unes aux autres; cela veut dire qu’elles sont toutes originaires, chacune d’elles occupant une place spécifique et irremplaçable dans la hiérarchie ontologique de l’être.42 Il est donc erroné, par exemple, de réduire la sphère du

monde intérieur à celle du monde extérieur, comme le fait le positivisme, ou d’expliquer le

39Maurice Dupuy, op.cit., p. 372. Souligné dans l’original.

40La différence entre la sphère ontologique comme telle et les objets particuliers qui lui correspondent possède

également une portée historique : si bien l’être des sphères est donné à tout esprit humain, les contenus

empiriques qui les remplissent peuvent différer selon le temps, la culture, etc. Par exemple, aucun homme ne

peut se priver de la sphère de l’Absolu ; néanmoins, comme l’illustre la diversité religieuse dans le monde, les objets concrets qui sont associés à cette sphère présentent des variations spatio-temporelles importantes. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 86.

41Maurice Dupuy, op.cit., p. 372.

42 Nous renvoyons le lecteur à l’annexe (tableau 1) à la fin de ce mémoire pour la représentation graphique de

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monde extérieur comme étant le résultat du monde intérieur, comme le voulait l’idéalisme.43 La sphère du Mitwelt, pour sa part, ne peut pas non plus être réduite à « une

sorte de combinaison entre l’expérience d’un monde intérieur et celle d’un monde de corps donnés extérieurement ».44

Deuxièmement, les sphères ne sont pas « toutes données simultanément »45 à

l’esprit humain : il existe un certain ordre dans la révélation des sphères à la conscience. Autrement dit, l’expérience de la réalité se donne en étapes ou de façon successive : l’homme commence en percevant la sphère de l’Absolu (ou du sacré, du divin, etc.),46 pour

ensuite percevoir celle du « toi » ou de l’autre; il continue en saisissant celle du monde extérieur et celle du monde intérieur (ou psychique), pour finalement éprouver celle du corps-propre ainsi que celle du monde inorganique. Il est important de remarquer que cet ordre n’est pas arbitraire, puisqu’il « s’appuie sur des recherches dans les domaines de la psychologie évolutive, la psychologie des peuples moins développés et l’histoire et la sociologie de la culture ».47 De cette façon, l’ordre dans la révélation des sphères est valide autant pour la vie individuelle que la vie collective de l’être humain : il reflète le développement et l’évolution de l’enfant à l’adulte ainsi que de l’homme primitif à l’homme civilisé, en s’appliquant également à l’histoire spirituelle de la civilisation occidentale.48Par exemple, la thèse schelerienne selon laquelle la sphère de la vie en général (dont la sphère extérieure, psychique et corporelle) est donnée à la conscience

43Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 84. 44Maurice Dupuy, op.cit., p. 373. 45Ibid., p. 373.

46 La thèse que la sphère de l’Absolu est forcément donnée à toute conscience humaine n’entraîne pas,

naturellement, qu’au niveau des faits tout homme croit en Dieu ou en une divinité quelconque. Comme l’explique M. Dupuy, « ce qui se rencontre nécessairement en l’homme, ce n’est pas sans doute une notion juste et raisonnable du contenu de la sphère que nous considérons [l’Absolu], mais c’est plutôt une idée formelle de l’absolu entendu comme possédant toujours, quelles que soient par ailleurs les déterminations variées qu’on en donne, la souveraineté de l’être et la perfection de la valeur; [...] Sans doute l’être humain peut-il ‘refouler artificiellement’ la conscience claire qu’il a de cette région de l’être, en s’attachant à l’aspect sensible des choses, ou en se cantonnant dans le relatif : mais cette attitude n’empêche pas que, si la sphère de l’absolu reste alors vide de tout contenu défini, l’intention dirigée sur cette sphère continue d’exister et fait sourdement ressentir l’inconsistance de ce à quoi on prétend se limiter. Cette intention agit aussi quand la conscience, sans même s’en apercevoir, pense et traite un objet fini ou un bien relatif comme s’ils représentaient l’absolu de l’être et de la valeur [...]. Ainsi, que l’homme tente de s’y dérober ou qu’il l’applique à des objets qui sont sans proportion avec elle, l’intuition de l’absolu ne cesse de lui être présente, et d’intervenir sous quelque forme en sa connaissance et son action ». Ibid., p. 437-438.

47Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 85. Ma traduction. 48Ibid., p. 85.

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humaine avant celle du monde inorganique trouve sa preuve dans plusieurs recherches réalisées par les sciences sociales. En effet, les recherches psychologiques révèlent que l’enfant perçoit le monde essentiellement comme un organisme vivant, de sorte que « dead objects are for the young child experienced as live objects, and life is projected by the child into (dead) objects until, with growing age, a change of reality takes place, making room for experiencing the inorganic […] ».49 Également, l’anthropologie a mis en évidence que

le monde de l’homme primitif « is essentially organistic »50 et diffère de celui de l’homme civilisé, qui perçoit aussi la sphère inorganique. D’ailleurs, l’histoire de la pensée occidentale démontre que “the organismic Aristotelian view of nature [...] preceded in cultural development a view of nature determined by scientific concepts of theoretical physics, dealing with dead matter in its various forms ».51

Ces remarques suffisent pour se faire une idée d’ensemble des sphères métaphysiques et de la hiérarchie qui s’y rattache. Ajoutons que la compréhension de cette doctrine schelerienne est importante car il ne s’agit pas seulement d’une vision métaphysique ou de la réalité en général, mais elle aura aussi une résonance particulière dans la vision de Scheler par rapport à l’homme, tel que nous le verrons ensuite.

1.1.2. Anthropologie

Dans l’avantpropos à son dernier ouvrage, La situation de l’homme dans le monde -paru l’année de sa mort, en 1928-, Scheler formule la question fondamentale qui avait guidé son parcours philosophique jusqu’à ce moment dans les termes suivants :

« Qu’est-ce que l’homme, quelle est sa situation dans l’être »?, ces questions, dès l’éveil de ma conscience philosophique, ont retenu mon attention plus fortement que toute autre. Pendant de longues années, j’ai tenté de cerner le problème, de tous les côtés possibles : depuis 1922, rassemblant ces efforts dispersés, j’élabore un ouvrage plus important consacré à ce sujet, et je me suis aperçu avec une satisfaction croissante que tous les problèmes de philosophie

49Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 58.

50Ibid., p. 58. À ce sujet, Scheler affirme que « l’homme primitif et l’enfant ne ‘réalisent’ pas le phénomène

de la mort, n’ont pas la notion d’un objet ou d’un être ‘mort’. Toute la réalité s’offre à eux comme un seul et énorme champ d’expressions, sur le fond duquel se détachent des expressions particulières ». Max Scheler,

Nature, p. 318. Souligné dans l’original. 51Manfred S. Frings, Max Scheler, p. 59.

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que j’avais déjà traités venaient pour l’essentiel coïncider progressivement avec celui-ci.52

L’ouvrage en question –qui était encore en préparation au moment de la mort de Scheler- est son Anthropologie philosophique, lequel aurait certainement été un beau couronnement de la vie réflexive de notre philosophe s’il avait vu le jour. Cependant, la vision lucide sur l’homme qu’il a présentée dans son dernier livre publié a été suffisante pour que la tradition philosophique lui confère le statut de pionnier -au côté de Helmuth Plessner (1892-1985) et Arnold Gehlen (1904-1976)- de ce courant de pensée qu’est justement l’anthropologie philosophique.53

Malgré l’ambigüité qui existe autour de ce terme,54 l’engagement commun des

fondateurs de ce courant était de cerner la place de l’homme dans l’univers car, si « cette place était incontestée dans l’antique cosmos, elle devient fortement problématique dans un monde soumis à la contingence »55. Autrement dit, il s’agissait de dévoiler la spécificité de

l’homme, de répondre a la question de si l’homme possède une essence au-dessous des variations historiques, culturelles, etc. ainsi qu’une singularité et une différence (de degré ou de nature) par rapport aux autres formes de vie (végétale, animale), problèmes qui se posent avec plus d’acuité à l’aube du XXe siècle à cause du développement accéléré des sciences de la nature et des sciences empiriques de l’homme (anthropologie, psychologie, etc.). En ce sens, l’anthropologie philosophique peut être comprise comme un effort pour saisir l’être de l’homme dans son essence et totalité, le « fait anthropologique en tant que

tel », 56 raison pour laquelle le dialogue avec d’autres sciences (traditionnelles et

52 Max Scheler, La situation, p. 15.

53 Alexis Dirakis et Aldo Haesler, « Conclusion. Topique et métaphysique dans l’acosmie : Max Scheler,

Helmuth Plessner et la genèse de l’Anthropologie Philosophique » dans Gabriel Mahéo et Emmanuel Housset, Max Scheler. Éthique et phénoménologie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 229-230.

54 À ce sujet, Dirakis et Haesler affirment que l’Anthropologie philosophique est « trop marginale pour figurer

côte à côte avec la phénoménologie ou le néo-kantisme, l’École de Francfort ou la philosophie existentielle, trop hétérogène dans son corpus conceptuel pour avoir donné lieu à une ‘école de pensée’, trop divisée sur des questions d’héritage intellectuel [...]. S’il y a unité dans cette démarche, elle se situe dans le rejet des anciennes anthropologies kantienne, hégélienne et darwinienne, et principalement du dualisme cartésien entre le res cogitans (l’esprit) et le res extensa (le corps); un rejet motivé par la volonté de saisir l’homme dans son unité indivisible [...] ». Alexis Dirakis et Aldo Haesler, op.cit., p. 230.

55Ibid., p. 231. Souligné dans l’original. 56Ibid.

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émergentes) était une exigence incontournable pour ses fondateurs.57 Chez Scheler, ce projet anthropologique de grande envergure se concrétise à travers d’une approche de l’homme non seulement ontologique, mais aussi historique, éthique et affective. Ainsi, notre philosophe n’hésite pas à reprendre pour l’analyse philosophique des sujets (par exemple, l’historicité de l’homme et des valeurs qui le guident, les affects qui fondent nos relations avec les autres, etc.) qui étaient dans son temps considérés comme appartenant au domaine des sciences humaines émergentes tels que l’histoire et la psychologie. C’est cette vision complexe et totalisante de l’homme que Scheler développe tout au long de son œuvre fécond que nous exposerons ensuite. Nous pourrons par la suite nous concentrer sur la dimension intersubjective en particulier, puisque l’homme ne peut jamais être compris pleinement si nous l’abordons « au singulier » : pour Scheler, « être homme » veut dire nécessairement « être avec d’autres hommes », comme nous l’expliquerons plus tard.

1.1.2.1. Ontologie

Fidèle à son engagement de parvenir à une compréhension profonde de l’homme et de sa place dans le monde, Scheler développe sa doctrine des sphères de l’être afin de cerner celle qui correspond à l’être humain; ce faisant, il découvre que l’homme est le seul qui possède en soi chacune des grandes sphères métaphysiques, c’est-à-dire qu’il est un

micro-cosmos.58 Comme l’avance Scheler lui-même, « l’homme [...] rassemble en soi tous les degrés essentiels de l’existence en général [...] et en lui la nature entière, du moins quant à ses régions essentielles, atteint à l’unité la plus concentrée de son être ».59 Par souci de

clarté, nous aborderons maintenant les expressions anthropologiques60 de toutes les sphères

métaphysiques sauf celle de la sphère d’autrui ou Mitwelt, à laquelle nous consacrerons entièrement notre deuxième sous-section (1.2.). Ainsi, si nous rassemblons les sphères scheleriennes en trois groupes principaux, à savoir la corporéité, la conscience ou le psychisme et l’esprit ou l’Absolu, il devient clair que cette hiérarchie métaphysique est également anthropologique, car d’après Scheler l’être humain possède trois

57 En effet, ses trois représentants possédaient une solide formation et un vif intérêt dans d’autres disciplines ;

Scheler lui-même avait fait des études en médecine et en sociologie. Ibid., p. 232.

58 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 81. 59 Max Scheler, La situation, p. 29.

60 C’est-à-dire la façon dont chacune de ces sphères métaphysiques se concrétise ou se manifeste chez

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« couches » essentielles: la couche proprio-corporelle (Leib), la couche vitale-psychique et la couche spirituelle ou encore personnelle.61 À ce sujet, remarquons que tout au long de son œuvre Scheler insiste sur le caractère irréductible de chacune de ces « micro-régions » de l’homme, puisque cette différentiation met en évidence les aspects de son être qu’il

partage avec le monde ainsi que ceux qui le distinguent de ce monde.

En effet, l’échelle précédente reconnaît d’abord l’appartenance de l’homme au règne de la nature vivante : tout comme les autres organismes vivants, il est un être corporel; tout comme les êtres vivants supérieurs –tels que les animaux- il est doté d’une conscience.62 Étant donné que ces couches appartiennent au domaine de la vie en général, Scheler affirme que la singularité de l’homme, ce qui le définit et le sépare des autres êtres ne se trouve pas dans la sphère vitale. Pour comprendre cette thèse, il faut préciser que lorsque Scheler parle de la vie, il fait référence aux impulsions d’origine psychophysique ou à celles déterminées par des nécessités purement vitales, telles que la survie, le prolongement ou l’amélioration de la vie (la fabrication des outils, la transformation du paysage, etc.). L’animal constitue un bon exemple des limitations de cette sphère, étant donné qu’il trouve sa pleine réalisation et satisfaction seulement par le fait de suivre ses pulsions organiques et ses instincts vitaux.63 Cependant, l’homme possède une volonté d’aller au-delà et même en contre de ses impulsions psychophysiques,64 c’est-à-dire qu’il

possède un sens de transcendance, raison pour laquelle il n’est pas seulement un être corporel et vital-psychique, mais aussi un esprit (Geist65). Autrement dit, c’est grâce à sa

condition en tant qu’être spirituel que l’homme a la possibilité « de se dégager de la fascination et de la pression de ce qui est organique, de se rendre indépendant de la ‘vie’ et de tout ce qui relève de la ‘vie’, par conséquent aussi de sa propre intelligence soumise aux

61 Cf. Patrick Lang, « Nature et formes de la sympathie : une lecture existentielle » dans Gabriel Mahéo et

Emmanuel Housset, op.cit., p. 176. Cf. également l’annexe de ce mémoire pour une illustration de la correspondance entre les sphères métaphysiques et anthropologiques.

62 Effectivement, en parlant de la plante, par exemple, Scheler nous dit que « la réflexion la plus élémentaire,

la plus faible conscience de l’état interne, font défaut ». Max Scheler, La situation, p. 27.

63Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 279; Max Scheler, La situation, p. 72.

64« L’homme est donc l’être vivant qui peut prendre en principe à l’égard de cette vie qui le parcourt de

frémissements violents, une attitude ascétique, en réprimant et refoulant ses propres impulsions, en leur

refusant l’aliment des images concrètes et des représentations. Comparé à l’animal, qui toujours dit ‘oui’ à la

réalité comme telle [...], l’homme est ‘l’être qui peut dire non’, ‘l’ascète de la vie’, et à l’égard de tout ce qui n’est que réalité le protestant éternel ». Max Scheler, La situation, p. 72. Souligné dans l’original.

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tendances ».66 L’homme en tant qu’esprit est donc « le ‘Faust’ éternel, la bestia

cupidissima rerum novarum, qui est toujours insatisfait de la réalité qui l’entoure, toujours

avide de rompre les barrières de son être en tant qu’il est ici maintenant, et tel, et de son ‘milieu’ ».67 L’esprit constitue donc une catégorie à part qui ne relève pas de l’être corporel

ou vital-psychique, étant donné que celui-là même s’oppose à ces derniers.68 Dans ce cadre,

la forme dans laquelle l’esprit se concrétise dans l’homme est la personne (finie69).

Personne et esprit sont ainsi étroitement liés, au point que « tout esprit réel est nécessairement personnel et toute personne est spirituelle ».70

En vue de réaffirmer la distinction entre les sphères corporelle et vitale-psychique d’une part, et la sphère spirituelle d’autre part, remarquons qu’un être psychophysique exerce des fonctions toujours rattachées à un corps et à un moi vital (l’appétit, la joie, la tristesse, etc.71) et susceptibles d’être observées ou mesurées (par exemple par la science ou la psychologie). Ces sphères se prêtent donc à la connaissance spontanée, c’est-à-dire qu’elles sont intelligibles grâce à la perception sensible et aux moyens d’expression corporels, tels que le rire ou les larmes.72 Cependant, la personne spirituelle exerce des

actes73 qui ne relèvent pas de la sphère psychophysique (imaginer, penser, aimer, haïr74), possédant ainsi une « nature intime »75 qui échappe à l’analyse empirique.76 Également, les

66Ibid., p. 53-54.

67 Ibid., p. 72. Souligné dans l’original. 68 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 287.

69 En effet, au niveau anthropologique, la couche de l’esprit se rattache à la personne finie, tandis qu’au

niveau métaphysique (la sphère de l’Absolu), l’esprit renvoie à la personne infinie, à l’idée de Dieu. Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 334; Maurice Dupuy, op.cit., p. 438-441.

70 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 286. Ma traduction. 71 Patrick Lang, op.cit., p. 176.

72 Patrick Lang, op.cit., p. 187.

73En ce sens, la personne ne se révèle à nous qu’à partir de ses actes, c’est-à-dire que « who the person is is

revelated in and through the life that he is creatively living out ». A.R. Luther, Persons in love. A study of

Max Scheler’s Wesen und Formen der Sympathie, The Hague, Martinus Nijhoff, 1972, p. 99-100. Souligné

dans l’original.

74C’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être conçus comme ayant leur origine dans des pulsions organiques.

L’amour, par exemple, ne peut pas être réduit à un ensemble de réactions physiques ou à un « refoulement et sublimation d’une énergie psychique unique, la libido » tel que proposait Freud. Patrick Lang, op.cit., p. 177-178.

75 Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 287. Ma traduction.

76 Wilfried Hartmann, « Max Scheler’s theory of person », Philosophy today, 12, 4, 1968, p. 248. Pour

éclaircir l’idée de l’indépendance des actes spirituels de la sphère corporelle et vital-psychique, prenons les cas des grandes œuvres littéraires ou philosophiques qui constitueraient une forme d’aboutissement des actes d’imaginer et de penser. En effet, il serait ridicule de réduire ces œuvres à des simples manifestations de pulsions psychophysiques particulières (produits de la personnalité psychologique des auteurs, par exemple)

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