• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. LA RÉVÉLATION DE LA VALEUR EXISTENTIELLE D’AUTRUI:

2.1.1. Théories empiriques

2.1.1.2. Les théories génétiques

Avant d’exposer sa critique aux théories dites « génétiques », Scheler commence en contestant certaines idées populaires couramment associées à la sympathie. Ainsi, il y a des cas où nous prenons pour de la sympathie ce que n’est au fond qu’une attitude calculée, voire égoïste; par exemple, lorsque nous nous demandons, face à la souffrance –ou à la

174 Max Scheler, Nature, p. 17. 175 Ibid.

176 Ibid., p. 18. 177 Ibid., p. 17. 178 Ibid., p. 18.

45

joie- d’autrui, « comment me sentirais-je et que ferais-je si la même chose m’arrivait à moi ? ». La première objection de Scheler est que cette question réduit la sympathie à un exercice mental, un raisonnement, alors qu’en réalité il s’agit d’une réaction spontanée face aux vécus affectifs des autres.180 De même, la question précédente ne prend pas en compte

le fait que les degrés de joie et de souffrance présentent des variations importantes en fonction des individus et des sociétés.181 À titre d’exemple, disons que l’individu A possède

une grande sensibilité à la souffrance, de sorte que le moindre malaise le rend angoissé, tandis que l’individu B a besoin d’une souffrance considérable pour être déstabilisé. Si B se posait la question mentionnée afin de comprendre la souffrance de A, le premier n’arriverait jamais à comprendre le dernier ; au contraire, B prendrait la souffrance de A comme une exagération. La formule mentionnée ignore donc la manière d’être de l’autre, puisqu’elle est centrée sur mes réactions et mes sentiments hypothétiques, en nous dirigeant « non vers la souffrance d’autrui, mais vers notre réaction à nous ».182 Par contre, « la véritable sympathie se manifeste en ceci qu’elle englobe, pour ainsi dire, la nature et l’existence d’autrui, son individualité et inclut tout cela dans l’objet de la pitié ou de la participation joyeuse ».183

Une autre croyance générale est de concevoir la sympathie comme une identification totale avec les sentiments d’autrui ou, en d’autres termes, comme l’acte de « reproduire » ou de « revivre » les sentiments d’autrui jusqu’au point de les éprouver comme si c’étaient les nôtres.184 Néanmoins, pour Scheler cette expérience n’est pas de la

sympathie, mais ce qu’il appelle « contagion affective » (Gefühlsansteckung185), lequel

serait en fait le contraire de la sympathie. À ce sujet, la contagion se produit lorsqu’un sentiment donné se « déplace » de façon involontaire et inconsciente d’un individu à un autre, de sorte que le dernier finit par faire sien un sentiment qui appartient vraiment au

180 Ibid., p. 67, 83.

181 Ibid., p. 66.

182 Ibid., p. 68. À ce sujet, Scheler souligne qu’« avec la sympathie proprement dite cette réflexion et cette

question n’ont rien à voir, ne serait-ce que pour la raison que dans beaucoup de cas nous pouvons répondre : ‘Étant donnés mon caractère, mes dispositions naturelles, si pareille chose m’arrivait, le malheur ne serait pas bien grand’. C’est [néanmoins] un malheur pour ‘lui’, à cause de sa ‘nature’, étant donné son ‘individualité’».

Ibid., p. 66. 183 Ibid. 184 Ibid., p. 70.

46

premier. Autrement dit, la contagion n’est que se laisser porter inconsciemment par les sentiments d’autrui, surtout dans le contexte d’une collectivité. Des exemples de ce phénomène seraient le bonheur que je pourrais éprouver lors d’une fête où tout le monde est joyeux ou la tristesse qui me produirait le fait d’être à côté des gens qui pleurent. De même, la contagion se produit souvent lors d’un grand rassemblement où les individus finissent par être emportés –sans s’en apercevoir- dans le courant affectif de la masse ou de la foule. Bref, la contagion découle de la simple exposition à une atmosphère affective concrète et elle est généralement inconsciente et involontaire,186 n’entraînant aucun intérêt véritable à l’égard de la vie psychique d’autrui.

Cela, nous dit Scheler, est loin de la vraie sympathie pour plusieurs raisons. D’une part, contrairement à la contagion, la sympathie exige un intérêt conscient et authentique pour les sentiments d’autrui ainsi que l’intention de les partager.187 D’autre part, la

sympathie se fonde sur la reconnaissance du fait que les sentiments d’autrui appartiennent à

autrui et non pas à nous-mêmes, ce qui manque dans la contagion. En effet, dans cette

dernière nous sommes tellement absorbés par le courant affectif de la « masse » que nous devenons aveugles à l’altérité d’autrui, à la spécificité de son expérience émotionnelle. La sympathie exige par contre la conscience de l’écart entre moi et autrui, ce qui est seulement possible lorsque la joie et la souffrance d’autrui me sont données « comme étant celles

d’autrui, sans qu’elles produisent en moi un état identique ».188 Comme l’affirme Scheler,

« que nous soyons capables de ressentir les états affectifs des autres et y compatir vraiment et que nous soyons à même de jouir de leur joie, sans pour cela devenir joyeux nous- mêmes, cela peut paraître ‘étrange’ ; mais c’est en cela que consiste le phénomène de la véritable sympathie ».189

186 Max Scheler, Nature, p. 30-31. Malgré son caractère inconscient, la contagion peut, dans certains cas, être

« mise au service de la volonté consciente » (Ibid., p. 32), par exemple lorsque nous allons à la rencontre de gens heureux avec le but de nous sentir joyeux nous-mêmes ou lorsque nous évitons des situations tristes (les funérailles, etc.) pour ne pas nous plonger nous-mêmes dans la tristesse.

187Ibid., p. 32; Eugene Kelly, Structure and diversity. Studies in the phenomenological ethics of Max Scheler,

Dordrecht, Kluwer Academics Publishers, 1997, p. 150.

188 Patrick Lang, op.cit., p. 179.

189 Max Scheler, Nature, p. 69. « La sympathie inclut la conscience de soi, la conscience de l’autre comme

autre, et par conséquent le vécu d’une distance qui les sépare ; dès que cette distance n’est plus vécue, nous ne sommes plus en présence de sympathie véritable, mais d’un sentiment qui est pris pour de la sympathie au moyen d’une illusion », Patrick Lang, op.cit., p. 179.

47

Passons maintenant aux théories de Lipps et Störring. Ces théories se disent « génétiques », car elles ramènent la sympathie au domaine de l’empirique, du psychophysique, en cherchant les origines ou les causes de ce sentiment sur ce terrain.190

Les défenseurs de cette approche affirment notamment que la sympathie se produirait à partir de la perception des mouvements et des gestes qui accompagnent la joie ou la souffrance d’autrui, puisque ces mouvements (le sourire, les expressions faciales, etc.) inciteraient en nous la reproduction d’un sentiment propre éprouvé précédemment, lequel serait projeté sur l’expérience affective d’autrui. Ainsi, si je regarde les expressions d’une personne qui souffre, je réagirais en ré-éprouvant mon propre sentiment de souffrance vécu auparavant dans un contexte similaire, ce qui me donnerait l’intuition que ce sentiment que je ré-éprouve est le même que celui d’autrui. Éclaircissons cette idée avec un exemple précis : imaginons que nous allons chez un ami pour lui raconter une situation malheureuse qui nous est arrivée, après quoi il nous raconte une situation similaire qu’il a vécue lui- même, avec l’intention de nous assurer qu’il comprend bien nos sentiments, puisqu’il les a déjà éprouvés aussi.191 Dans une perspective schelerienne, cette « sympathie » n’est pas authentique en ce que cette démarche incite à se concentrer sur soi-même plutôt que sur l’autre,192 tandis que la vraie sympathie mène « à s’abstraire de soi-même, à se dépasser,

pour se mettre résolument en présence d’un autre et de son état psychique individuel ».193

La théorie génétique est également erronée en ce que, pour que la sympathie se produise, il n’est pas nécessaire d’avoir eu la même expérience ou de reproduire les mêmes sentiments qu’autrui, puisque, si c’était le cas, il faudrait par exemple qu’en regardant un homme qui se noie, nous éprouvions sa même angoisse mortelle et sa même douleur physique pour pouvoir y compatir. Par contre, Scheler affirme qu’un individu n’ayant jamais « éprouvé l’angoisse qui précède la mort, est cependant capable aussi bien de la ‘comprendre’ et d’en avoir une intuition affective que d’y ‘compatir’. Dire que pour pouvoir compatir à cet état, nous devons avoir l’expérience tout au moins de ses ‘éléments’

190 Dermot Moran et Joseph Cohen, The Husserl dictionary, New York, Continuum, 2012, p. 137-138. 191 Cet exemple est repris de Max Scheler, Nature, p. 76.

192 Comme l’affirme A.R. Luther, « a preoccupation with one’s own experience excludes an awareness of the

other precisely as other », A.R. Luther, op.cit., p. 26.

48

ou avoir éprouvé réellement un sentiment analogue à celui qui précède ou accompagne la mort, c’est user d’un sophisme ».194

En effet, il en est ainsi car si l’expérience de la sympathie était subordonnée à nos vécus personnels, nous ne pourrions sympathiser qu’avec un cercle réduit de personnes et dans un nombre limité de situations. Il serait d’ailleurs impossible pour nous de comprendre la souffrance d’individus appartenant à un contexte historique, géographique ou culturel différent au nôtre, car « nous serions enfermés, comme dans une prison sans issue, dans nos expériences réelles, variant d’un individu à l’autre, d’un peuple à l’autre, d’une époque historique à l’autre, et tout ce qui fait l’objet de notre compréhension et de notre sympathie ne serait qu’une sélection portant sur quelques-uns des faits dont se compose notre vie réellement vécue ».195 En ce sens, Scheler affirme que ce qui détermine la possibilité de la sympathie n’est pas l’expérience personnelle, mais la strate ou le niveau

du sentiment qui est l’objet de notre sympathie. Rappelons à ce sujet que Scheler classe les

sentiments dans une hiérarchie de quatre niveaux, à savoir les sentiments sensoriels, vitaux, psychiques et spirituels. En ce sens, notre capacité d’éprouver de la sympathie s’intensifie à mesure que nous nous éloignons de l’échelle sensorielle et nous nous approchons à l’échelle spirituelle.196 Par exemple, les plaisirs sensuels d’autrui, comme le plaisir qu’il

éprouve en écoutant sa musique préférée ou en mangeant son repas favori, demeurent inaccessibles à notre sympathie ; c’est-à-dire que l’on n’est pas capable de compatir, de se réjouir de la jouissance de l’autre dans le cadre de ce type de plaisirs liés aux sens et au corps de l’autre.197 Néanmoins, les sentiments vitaux et psychiques et encore plus les

sentiments spirituels d’autrui s’ouvrent à nous d’une manière plus directe198 : la tristesse ou

bien l’angoisse mortelle de l’autre sont plus compréhensibles et plus accessibles à notre sympathie, peu importe si nous n’avons jamais vécu une situation similaire. La sympathie

194 Ibid., p. 78.

195 Ibid., p. 80. Souligné dans l’original.

196 Nous renvoyons le lecteur au tableau 2 -joint en annexe à la fin de ce mémoire- pour une illustration de la

correspondance entre les niveaux de sentiments et leur degré d’ouverture à la sympathie.

197 Remarquons que cela n’implique pas que nous demeurons indifférents, par exemple, face à la douleur

physique de l’autre, mais notre sympathie est dirigée non pas vers la douleur comme telle –laquelle est inaccessible à nous en tant que sensations proprio-corporelles- mais vers le sentiment vital qui l’accompagne, par exemple, le malaise, le sentiment d’être en mauvaise santé. Max Scheler, Nature, p. 79.

198 Il faut toutefois remarquer que, d’après Scheler, c’est l’amour qui peut accéder pleinement à la dimension

49

est donc capable d’élargir notre horizon affectif individuel, en élevant notre vie « au-dessus du cadre étroit de nos expériences réelles [...] ».199

Scheler rejette enfin la thèse génétique selon laquelle la sympathie ne se produirait qu’à la suite d’un stimulus extérieur donné. À cet égard, il affirme qu’il y a des cas où même en percevant le plus grand malheur d’autrui nous n’éprouvons aucune sympathie, tandis qu’il suffit parfois d’avoir une rencontre ou quelques expériences en apparence négligeables pour que nous éprouvions –pas toujours immédiatement- une profonde ouverture « pour les douleurs et les joies humaines »,200 comme dans le cas de Buddha,201 ce qui prouve que la sympathie peut se produire même indépendamment de tel ou tel événement extérieur.