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CHAPITRE 1. FONDEMENTS DE LA THÉORIE SCHELERIENNE D'AUTRUI

1.2.2. La perception d’autrui en tant qu’autrui

Tel que nous venons d’expliquer, c’est au moyen de certains actes affectifs et intentionnels –c’est-à-dire intrinsèquement orientés vers autrui- que nous arrivons à la conviction de l’existence de l’altérité au sens large (même si nous n’avons jamais connu d’autres hommes). Maintenant Scheler « descend » au niveau de nos rencontres réelles et concrètes avec autrui, en se demandant comment l’acte de la perception, compris comme acte intentionnel et non empirique (cette dernière étant la perspective de la psychologie expérimentale)124, peut nous donner la conviction que l’autre, en tant qu’individu concret,

121 Max Scheler, Nature, p. 343-344. Il s’ensuit que l’évidence d’autrui, contrairement à ce qu’affirme

Volkelt, ne découle pas d’une «‘certitude intuitive de quelque chose qui échappe à l’expérience’, car c’est d’après des expériences pour ainsi dire personnelles, très intimement personnelles, d’après le sentiment très positif d’une ‘agitation dans le vide’, que notre Robinson se serait formé cette idée du toi, de la ‘communauté en général’ ». Ibid., p. 343-344.

122 Manfred S. Frings, The mind of Max Scheler. The first comprehensive guide based on the complete works,

Milwaukee, Marquette University Press, 1997, p. 83.

123Max Scheler, Nature, p. 335.

124 En effet, Scheler conçoit la perception « in the broad unitary sense which Merlau-Ponty indicated with his

expression ‘to think with one’s eyes’. What is perceived is at the same time meaningfully perceived. Perception is meaningful insofar as it is perception of a unified totality » (A.R. Luther, op.cit., p. 21-22). La perception au sens psychologique demeure aveugle à ladite totalité, car elle entraîne la réalisation d’opérations empiriques qui ne saisissent que des aspects partiels d’autrui ; par exemple, l’observation ou l’examen isolé de tel ou tel geste, mouvement, comportement, etc. Il en va de même avec la perception au sens scientifique, laquelle ne saisit que la dimension corporelle de l’homme. Comme l’affirme A.R. Luther,

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existe réellement.125 Ainsi, Scheler ne parle plus du problème de « la réalité d’autrui en général » 126 mais « de l’existence effective autour de nous, d’autres individualités psychiques que la nôtre ».127 Dans ce cadre, le philosophe développe la thèse selon laquelle

la perception d’autrui entraîne la révélation immédiate d’une individualité réellement

distincte de moi, totale et unitaire, de sorte que c’est la perception, ainsi comprise, celle qui

nous ouvre les portes du monde d’autrui. En d’autres termes, Scheler cherche à prouver, d’une part, que la perception et la conviction de la réalité de l’autre (au sens concret, lors d’une rencontre humaine) ne se fondent pas sur des actes rationnels ou empiriques (observation, inférence, etc.; bref, des actes psychologiques). D’autre part, le philosophe vise à montrer que, lorsque nous percevons autrui et ses vécus psychiques, nous ne percevons pas, par exemple, une simple « duplication » de nous-mêmes ou « l’écho ou la pure transposition de notre expérience personnelle »;128 de même, nous ne percevons pas un être exclusivement corporel ou exclusivement spirituel (une âme), toutes ces idées étant des visions erronées et réductionnistes de la perception. Par contre, Scheler affirme que la perception authentique d’autrui entraîne la perception d’un autre être humain comme tel, c’est-à-dire en tant qu’unité indivisible, en tant qu’individualité extérieure et distincte de nous-mêmes. La perception d’autrui est donc une forme de connaissance intuitive et immédiate entraînant « la conviction ‘que devant moi se tient effectivement un autre homme’ »,129 un homme « tout entier », dont son être et ses vécus psychiques sont aussi

réels que les miens.

« bodily presence only is given to medical doctors or to natural scientists. In the perspective of natural science the body is treated as a thing finished and complete in itself, and as subject to observable and measurable physical changes and modifications ». (Ibid., p. 22). Ajoutons que l’intérêt de Scheler pour examiner l’idée de la perception comme acte eidétique, tout en l’opposant à sa conception empiriste, est plus clairement visible dans l’édition allemande de Nature et formes de la sympathie, où le chapitre consacré à la perception du moi d’autrui porte le sous-titre «Versuch einer Eidologie, Erkenntnistheorie und Metaphysik der Erfahrung und Realsetzung des Fremden Ich und der Lebewesen ». Cf. Max Scheler, Wesen und formen der Sympathie dans Max Scheler, Gessamelte Werke, Band VII, Bern/München, Francke Verlag, 1954-1997.

125 Rappelons que, d’après Scheler, cette conviction est importante car elle nous permet de reconnaître l’autre

en tant qu’« être qui sent et qui pense » (Maurice Dupuy, op.cit., p. 425). En d’autres termes, la perception au sens schelerien, en nous conférant cette certitude, nous donne un premier accès à la vie d’autrui, puisqu’elle révèle à nos yeux sa réalité, son existence réelle.

126Ibid., p. 420. 127Ibid., p. 420. 128 Ibid., p. 415.

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Pourquoi Scheler attache-t-il une grande importance à l’éclaircissement de ce problème? D’après lui, l’importance d’y fournir des réponses adéquates découle du fait que la question de la perception et de la certitude de l’existence d’autrui possède des conséquences anthropologiques importantes, puisque cette perception détermine « ce que l’homme est, ou n’est pas capable d’être (ou de devenir un jour) pour l’homme, soit par l’amour, par l’union et l’entente, soit par la haine et par la lutte ».130 Autrement dit, c’est

seulement en dégageant les implications de cette perception, de cette première connaissance d’autrui que nous pouvons savoir ce que l’homme perçoit lorsqu’il se trouve devant autrui, ce que l’autre signifie pour lui.131 Par exemple, si le fait de percevoir autrui n’est que voir

dans lui un écho de moi-même à partir de l’« association » ou du « transfert » de mes propres vécus dans ceux d’autrui –comme le proposaient certaines théories psychologiques assez répandues à l’époque de Scheler, et auxquelles il s’oppose fortement132-, l’homme ne

serait pour l’homme qu’une réalité floue et superficielle, toujours référée et subordonnée à moi-même, ce qui sans doute affecterait négativement la relation (d’amour, d’amitié, etc.) avec autrui. Il s’ensuit que l’étude de la nature essentielle de l’acte de la perception d’autrui est incontournable pour définir le degré d’authenticité et de profondeur des rapports humains.

Dans ce cadre, Scheler s’attarde premièrement sur l’insuffisance de la méthode psychologique pour traiter le problème de la perception et de la connaissance d’autrui en tant qu’autrui. À cet égard, remarquons que l’intérêt de notre philosophe pour rendre compte des limitations épistémologiques de la psychologie découle du fait qu’à son époque, l’approche expérimentale de cette science émergente était la plus populaire et acceptée pour aborder les questions des rapports avec autrui. Ainsi, Scheler remet en question sa pertinence en soulignant que cette science « accepte naïvement comme donné tout ce qu’il s’agit encore de démontrer ».133 En effet, la psychologie soutient que la connaissance

130Max Scheler, Nature, p. 314. 131Ibid.

132 Nous abordons la critique de Scheler à ces théories plus tard dans cette même section. À ce sujet, M.

Frings soutient que « Scheler’s treatment of ‘the oher’ was the only one at the time to have a phenomenological basis. It was something quite new vis à vis commonly accepted theories in psychology holding that ‘the other’ is given in terms of ‘associations’, ‘assimilations’, ‘analogical inferences’, ‘transfers’ and ‘empathy’ of one’s own ego ‘into’ that of the other. These theories, which Scheler quite successfully refuted, had been widely accepted at the time without serious critique ». Manfred S. Frings, The mind, p. 82.

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d’autrui (mais aussi celle de soi-même) se fait à travers de la perception interne, l’attention et l’observation, comprises comme des actes empiriques qui nous permettraient d’appréhender les faits psychiques d’autrui, pour ensuite les formuler en jugements et les communiquer.134 Scheler soulève plusieurs objections à l’égard de l’explication précédente.

D’abord, elle présuppose l’existence d’autres êtres humains ainsi que la possibilité d’accéder à leur vie psychique au moyen d’actions telles qu’apercevoir, faire attention et observer, en laissant de côté l’examen de l’essence et des limites de ces actes pour la connaissance de la vie psychique d’autrui. À cela s’ajoute le fait que la psychologie n’opère pas une distinction suffisante entre les phénomènes susceptibles d’être objectivés ou qui se prêtent à l’expérimentation (répétition, reproduction, etc.) et ceux qui ne le sont pas. À ce sujet, Scheler affirme que

nous entendons souvent les partisans de la psychologie expérimentale, qui se livrent à l’étude expérimentale des fonctions « supérieures » (pensée, volonté, actes religieux, etc.), déclarer que « tous » les faits psychiques et intellectuels doivent être étudiés expérimentalement. À quoi on peut répondre que

l’ensemble de nos actes noétiques ne se prête ni à la « perception » interne, ni à

l’aperception, ni à l’attention, ni à l’observation, ni (à plus forte raison) à l’influence expérimentale, et cela non pour des raisons en rapport avec les limites [...] qu’on peut assigner à la connaissance ou avec des limites méthodologiques, mais pour une raison avec laquelle il est impossible de transiger et qui est tirée de la nature ontologique même de ces actes.135

En effet, la personne et ses actes spirituels ne sont pas accessibles à nous au moyen d’actes tels que la perception interne, l’observation, etc. (comprises toutes comme des procédés empiriques, psychologiques) car -contrairement à la réalité inorganique ou purement organique (plants, animaux, etc.)- la personne possède une vie intérieure, un centre spirituel et singulier qui ne peut pas être examiné comme un objet quelconque du monde extérieur. Cela répond au fait que la personne n’est jamais un objet sur lequel on apprend quelque chose, mais un être avec qui nous entrons en relation, car il ne s’agit pas d’une rencontre entre un sujet et un objet, mais entre un être spirituel et un autre être spirituel. 136 Ainsi, lorsque nous sommes devant une personne nous entamons

nécessairement une relation, non pas de connaissance au sens objectivant, mais de

134Ibid., p. 323.

135Ibid., p. 325-326. Souligné dans l’original. 136Ibid., p. 328.

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compréhension et de participation. En ce sens, on ne perçoit jamais une personne comme

un biologiste perçoit et connaît le monde organique, mais plutôt comme un être humain perçoit –ou devrait percevoir- un autre être humain, c’est-à-dire comme un être capable d’agir, de décider, de penser, de sentir, tout comme moi-même (mais non pas de manière

analogue à moi-même, soulignons). Par conséquent, la perception au sens psychologique,

c’est-à-dire comprise comme un simple acte d’observation empirique, est incapable de nous rapprocher authentiquement au monde de l’autre.

D’ailleurs, en plus de sa critique à la méthode de la psychologie et à la compréhension de la perception comme acte d’observation, Scheler remet aussi en cause deux théories psychologiques qui ont tenté de réduire la perception à certains actes empiriques et qui étaient d’ailleurs largement acceptées dans son temps : la théorie des

jugements par analogie et la théorie de l’intropathie.137 La thèse principale de la théorie des jugements analogiques est que « we discover other people’s thought by a process of reasoning by analogy, inferring from the Other’s ‘expressive’ bodily gestures his state of mind which is supposed to be analogous to our state of mind (disclosed by inner experience) if we perform the same gesture ».138Autrement dit, la croyance dans l’existence d’autres psychismes semblables au mien découlerait d’un acte de « theoretical cognition »,139 d’un processus de jugement (analogique) à partir des expressions corporelles de l’autre. Néanmoins, Scheler repère plusieurs erreurs d’ordre méthodologique et épistémologique dans cette théorie, dont nous soulignons les trois suivantes :

1) Le jugement analogique ne constitue pas une condition préalable pour arriver à la certitude de l’existence des autres, étant donné que plusieurs recherches scientifiques sur les animaux, les bébés et les primitifs montrent que malgré l’incapacité de ces derniers pour faire des inférences analogiques, ils sont toutefois convaincus de l’existence de leurs semblables. Toujours d’après ces études, cela serait possible grâce à la simple perception des mouvements d’expression du corps qui permettrait à ces groupes de saisir très tôt dans

137Maurice Dupuy, op.cit., p. 420.

138Alfred Schutz, « Scheler’s theory of intersubjectivity and the general thesis of the alter ego » dans Alfred

Schutz, Collected papers I. The problem of social reality, The Hague, Martinus Nijhoff, 1962, p. 159.

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leur vie l’existence psychophysique d’autrui.140 Un bébé, par exemple, reconnaît quelques

semaines après sa naissance le visage et le regard amoureux de sa mère ainsi que les expressions amicales ou hostiles des visages autour de lui, et cela, avant de commencer à réagir à d’autres stimuli tels que les couleurs,141 et certainement beaucoup plus avant d’être

capable de faire des jugements par analogie. Ainsi, les études citées prouvent –et Scheler l’affirme aussi- que l’expression « est la première chose que l’homme perçoive dans ce qui existe en dehors de lui »,142 c’est-à-dire que celle-là est plus primitive que n’importe quel genre de jugement théorique.143

2) La thèse selon laquelle l’existence d’autrui serait inférée à partir d’analogies entre les mouvements de mon corps et ceux du corps d’autrui (c’est-à-dire qu’en percevant que l’autre fait les mêmes gestes que moi, je pourrais conclure que je me trouve devant un autre être humain) ne tient pas en compte des différences rattachées à la perception de soi-même et à la perception d’autrui. Effectivement, la façon dont on perçoit habituellement nos propres mouvements n’est pas la même que celle dont on perçoit les mouvements d’autrui : nous percevons nos propres gestes et positions au moyen de la conscience de « kinesthetic sensations »144 lors du mouvement, alors que la perception des gestes d’autrui se fait à partir des « images optiques »145 (en regardant l’autre), de sorte que les deux formes de perception (de mes propres mouvements et de ceux d’autrui) ne se prêtent pas à la comparaison ou à l’analogie. De même, l’acte de formuler un jugement analogique à partir de l’observation des mouvements expressifs d’autrui présuppose qu’on est devant un être animé, vivant, et donc doté d’une vie psychique propre. En d’autres termes, si j’examine les expressions du visage d’un individu donné afin de trouver des gestes parallèles aux miens c’est parce que je suis déjà convaincu de l’existence d’une vie intérieure étrangère qui se

140Max Scheler, Nature, p. 348. 141Ibid.

142Ibid., p. 348-349.

143L’idée du monde comme primitivement expressif est renforcée par le fait que -tel que le montrent les

études mentionnées par Scheler- le processus d’apprentissage chez l’homme entraîne non pas une animation, mais une dés-animation progressive du monde ; en effet, pour l’enfant (et le primitif) la totalité du monde sensible est un tout vivant, un grand champ d’expressions, et ce n’est seulement lorsqu’on commence à grandir qu’un sentiment de déception émerge à cause du fait que « parmi les phénomènes sensibles qui s’offrent à nous, quelques-uns seulement se révèlent comme sources d’expressions, tandis que les autres se montrent muets et [in]expressifs ». Ibid., p. 349.

144Alfred Schutz, op.cit., p. 160. 145Max Scheler, Nature, p. 350.

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manifeste à travers des mouvements extérieurs du corps d’autrui.146Ainsi, « le jugement analogique ne conduit nullement à l’affirmation de l’existence de l’âme. Dans les cas où l’existence d’une âme est un fait réel, ce fait s’impose à nous en dehors de toute conclusion analogique ».147

3) La croyance dans l’âme ou dans la vie animée d’un autre être ne dépend pas du fait que ses mouvements d’expression soient semblables aux nôtres, puisque nous supposons que même les animaux qui ont des mouvements expressifs entièrement différents de ceux des êtres humains (des poissons ou des oiseaux) possèdent une « âme », en ce sens qu’ils sont des organismes animés.

En ce qui concerne maintenant la théorie de l’intropathie (Einfühlung148) -

développée principalement par Theodor Lipps-, son hypothèse principale est que « the ego acquires a belief in the psychical existence of Others by a process of empathy in the manifestations of the Other’s body ».149 Par exemple, en percevant les gestes d’une

personne fâchée, je me souviens de mes propres états de colère passés ; je peux alors m’identifier avec les sentiments de l’autre, car je me reconnais dans lui. Ainsi, l’intropathie n’est qu’une projection affective du moi (psychique) dans l’autre sur la base de ses expressions corporelles,150 ce qui me permettrait de croire que l’autre existe comme être psychophysique. Cette théorie possède des fautes similaires à celle des jugements analogiques, puisque le fait d’interpréter certains gestes comme des mouvements d’expression parallèles aux nôtres présuppose que nous sommes devant un être animé qui existe réellement. Également, la projection affective entraînerait que je retrouve mon propre moi ailleurs, « sans me donner la conviction que cet ‘ailleurs’ est représenté par un moi extérieur à moi-même, différent de moi-même ».151 Enfin, cette théorie nous explique seulement notre croyance à l’existence d’autrui, mais elle ne nous fournit pas de véritables

146« Analogical inferences and apperceptions with regard to another self presuppose that the other must be

there already in the first place and that there must already be some acquaintance with another’s expressive mouvements. Scheler contends, therefore, that these theories presuppose what they try to establish ». Manfred S. Frings, The mind, p. 83.

147Max Scheler, Nature, p. 350. 148Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 218. 149Alfred Schutz, op.cit., p. 159.

150Antonio Pintor Ramos, op.cit., p. 219. 151Max Scheler, Nature, p. 353.

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évidences pour justifier l’affirmation de cette existence.152 Cela dit, la critique schelerienne

principale à ces théories porte sur deux prémisses erronées qui constituent leur point de départ commun : 1) La seule chose que l’homme peut percevoir de façon originaire et directe est son propre moi. Dit autrement, ce que je peux éprouver et saisir immédiatement sont mes pensées ou mes sentiments, tandis que ceux d’autrui sont –au moins dans un premier temps- cachés à ma perception. 2) Le caractère obscur de la vie intérieure d’autrui entraîne qu’il faut d’abord se reporter à son corps, en percevant ses mouvements et ses gestes, car seulement ainsi nous pourrons inférer ses états psychiques ou, en d’autres termes, saisir son âme.

Concernant la première thèse qui affirme que la perception de soi-même, de ses propres vécus psychiques serait la plus facilement accessible, contrairement à la difficulté inhérente à la perception d’autrui, Scheler la juge erronée en ce qu’elle ignore les faits qui attestent l’existence d’un rapport, d’une interaction authentique entre les expériences psychiques propres et celles d’autrui.153 En effet, Scheler souligne que nous pouvons penser

des pensées et éprouver des sentiments qui ne soient pas les nôtres sans avoir recours à un jugement ou une projection quelconque, c’est-à-dire de manière aussi immédiate que nos propres vécus psychiques.154 Par exemple, lorsque nous lisons un essai, nous pouvons penser les pensées de l’auteur tout en les identifiant comme telles, c’est-à-dire comme ses pensées et non pas comme les nôtres. De même, nous pouvons éprouver par sympathie les

152Ibid., p. 351.

153Scheler identifie d’ailleurs une autre raison pour laquelle les théories mentionnées concluent erronément

qu’on ne peut penser que nos pensées ou sentir que nos sentiments : elles confondent la perception interne (innere Wahrnehmung) avec la perception de soi-même (Selbstwahrnehmung). Néanmoins, Scheler souligne que la perception interne a pour objet le monde psychique en général, de sorte que celle-là peut renvoyer autant à mes propres expériences psychiques qu’à celles d’autrui. Dit autrement, au moyen de la perception interne on perçoit un moi –un fait psychique (la pitié, la joie, etc.) appartenant à quelqu’un-, mais ce moi n’est pas nécessairement le mien. Il en va de même dans le cas de la perception externe : celle-ci renvoie au monde physique, mais non pas forcement à un objet étranger à moi. Par exemple, si je me vois dans le miroir, je perçois mon corps de façon extérieure, tel que je perçois le corps d’autrui. Max Scheler, Nature, p. 250, 363, 368; Max Scheler, Wesen, p. 250.

154Toutefois pour Scheler la perception de soi-même n’est pas aussi évidente qu’on le croit. À ce sujet il