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Les théories de la lecture littéraire : de l’altérité du texte à l’alter égo du lecteur

2. CADRE THÉORIQUE

2.2. La perspective de l’altérité

2.2.3. Les théories de la lecture littéraire : de l’altérité du texte à l’alter égo du lecteur

Conceptuellement, le structuralisme peut être rapproché de la perspective de l’altérité pour deux raisons. Premièrement, il repose théoriquement sur un système binaire de différentiation entre des éléments au sein d’un système (par exemple, le signifié et le signifiant dans le système du signe linguistique). Deuxièmement, il essentialise l’altérité textuelle (comme structure immanente), au détriment de la diversité de ses concrétisations par des scripteurs et des lecteurs singuliers. Ce rapprochement n’est toutefois valable que sur ces deux points dans la mesure où les écrivains de la Créolité et Gaston Miron, pour reprendre ces exemples, essentialisent un sujet défini par son altérité alors que le structuralisme se caractérise plutôt par l’éviction du sujet. Paul Ricœur proposa une définition assez paradoxale de la configuration structuraliste comme un champ transcendantal sans sujet, dessinant ainsi la ligne de partage entre le structuralisme et l’herméneutique. Le formalisme structuraliste a pesé fortement sur les théories de la lecture dites « internes » ou « textualistes », qui ont participé à la mise en place d’une nouvelle configuration d’enseignement et d’apprentissage de la lecture. Sur le plan de l’analyse textuelle, l’unicité de la structure prime sur la pluralité du sens. En vertu de son principe

d’immanence, l’analyse est centrée sur la description des relations internes au texte et elle ignore la construction du sens par le lecteur.

2.2.3.1. Les modèles centrés sur le texte

Le structuralisme trouve ses fondements dans la linguistique saussurienne et dans le travail des formalistes russes. Pour Saussure, dans son Cours de linguistique générale (1979 [1916]) les deux faces du signe (signifiant et signifié) ne tirent leur valeur propre que de la position qu’elles occupent dans le système différentiel qui leur préexiste virtuellement. Pour la linguistique structurale, le système de la langue est défini comme « structure de renvoi » où toute identité n’est produite que par différenciation et opposition. Cette affirmation de la primauté de la structure sur le sens a profondément influencé la critique textuelle, le texte littéraire étant envisagé comme un système de signes clos sur lui-même, par analogie avec le langage. Pour les formalistes russes (Chklovski, Eichenbaum, Tynianov), la « série littéraire », opposée à la « série historique », a une certaine autonomie : elle constitue un héritage des formes et des normes culturelles qui vont de la métrique à la construction narrative. Cette autonomie justifie la perspective synchronique et la définition des caractéristiques intrinsèques de l’objet littéraire. Roman Jakobson donna à ce présupposé sa formule définitive : « [l]’objet de la science littéraire n’est pas la littérature, mais la “littérarité”, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire » (1979). À la suite des formalistes russes, trois champs de recherche principaux se sont développés : les études du récit s’appuyant sur l’ethnologie littéraire et la sémiologie (Propp et Greimas), les théories du texte poétique basées sur l’étude du signe linguistique (Jakobson), les études narratologiques liées à la rhétorique puis aux théories de l’énonciation (Barthes, Benveniste).

Pour les théories du texte, ou les approches dites « internes » (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005), l’intérêt se déplace de l’identité de l’auteur, dépositaire du sens, à l’altérité radicale du texte littéraire : sa littérarité. À « la mort de l’auteur » proclamée par Roland Barthes correspond le primat de la structure sur le sens, et le succès de l’analyse synchronique sur la méthode historique. Néanmoins, il est intéressant de relever que les formalismes et les structuralismes n’ont pas nié l’existence d’une diversité des réalisations littéraires (Propp analyse des contes populaires divers, 1970) et d’une pluralité des sens du texte (pour eux, il existe plusieurs niveaux de lecture), mais ils les ont systématiquement subordonnées à la mise en évidence d’une structure abstraite. Autrement dit, dans la perspective de l’histoire

littéraire, le sens de l’œuvre était unique, dans la perspective structurale, le sens est pluriel, mais ramené à l’unicité de la structure.

Algirdas J. Greimas (Sémantique Structurale, 1972) introduit la sémiologie littéraire sous la forme d’une « sémantique structurale ». En s’inspirant des travaux de Roman Jakobson, Émile Benveniste et Claude Lévi-Strauss, il affirme vouloir substituer au point de vue taxinomique de la langue, conçue comme un système de signes, le point de vue syntaxique du discours, compris comme un enchainement de structures de signification munies de leurs règles de combinaison et de transformation. Il s’agit d’une théorie descriptive et explicative de l’accès au sens. Mais en vertu de son principe d’immanence, elle est centrée sur la description des relations internes au texte et ignore la construction du sens par le lecteur. Selon Denis Bertrand, la référence interne est la ligne de force de l’analyse sémiotique : « le texte produit ses propres ressources référentielles et le “monde” qu’il représente n’a d’autre densité que celle des réseaux de relations qui le promeuvent à l’existence » (1999, p. 95). L’influence de la linguistique est tout à fait remarquable sur la définition de la communication (Jakobson) et par analogie de la littérature comme un discours ne se rapportant à aucun sujet psychologique.

2.2.3.2. Les alter égo théoriques du lecteur

Les théories littéraires issues de la sémiotique structurale ont progressivement introduit la figure du lecteur dans leurs analyses, mais sous la forme des « figures » du narrataire (Genette, 1983), puis comme une instance prévue par le texte. Les sémioticiens et les théoriciens de la lecture modélisent un lecteur « virtuel » qui n’est pas le lecteur réel, mais son alter égo théorique. Deux modèles font figure d’exemple de cette perspective théorique : le « Lecteur Modèle » d’Umberto Eco et le « lecteur implicite » de Wolfgang Iser. La narratologie et la poétique se sont limitées à décrire les contraintes textuelles objectives qui règlent la performance du lecteur. Dans L’acte de lecture (1985), Iser analyse le procès de la lecture comme la rencontre des « effets » d’un texte et des « réponses » du lecteur. Il élabore la notion de « lecteur implicite » à partir du postulat de l’inachèvement du texte littéraire. L’acte de lecture consiste à concrétiser les vues schématiques du texte, en conséquence « les racines du lecteur implicite comme concept sont fermement implantées dans la structure du texte : il est une construction et n’est nullement identifiable à aucun lecteur réel » (Iser, 1985, p. 34). Le primat accordé au lecteur prévu par le texte neutralise systématiquement la singularité et la pluralité des lecteurs réels.

Comme chez Iser, le Lecteur Modèle d’Umberto Eco n’est envisageable qu’à partir d’une conception du texte comme « tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir » (1985, p. 63). Dans Lector in fabula (1985), le « Lecteur Modèle » est défini comme une stratégie textuelle favorisant la « coopération » du lecteur, pour peu qu’il assume le « rôle » que lui assigne le texte. Umberto Eco insiste sur le fait que la « coopération textuelle » est un phénomène qui se réalise entre deux stratégies discursives et non pas entre deux sujets individuels (1985, p. 78). Le lecteur réel est à nouveau explicitement écarté : « [l]e texte est émis pour quelqu’un capable de l’actualiser, même si on n’espère pas (ou ne veut pas) que ce quelqu’un existe concrètement ou empiriquement » (p. 64). Néanmoins, il réapparait lorsque Eco distingue « l’utilisation libre d’un texte conçu comme stimulus de l’imagination et l’interprétation d’un texte ouvert » (p. 73). Eco conçoit une « esthétique de l’utilisation libre, aberrante, désirante et malicieuse des textes » (p. 73). Ces lectures, qui sont le fait de lecteurs réels, produisent un nouveau texte : « En écrivant, cet autre texte (ou texte Autre), on en arrive à faire la critique du texte d’origine ou à en découvrir des valeurs cachées » (p. 73). Cet « autre texte » est bien la marque de l’activité d’un autre lecteur, d’un sujet réel, désirant, ludique et critique, dont le Lecteur Modèle ou implicite ne sont que les

alter égo formels.

2.2.4. L’enseignement de la lecture littéraire au secondaire dans la