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La formation des lecteurs scolaires dans la configuration traditionnelle

2. CADRE THÉORIQUE

2.1. La perspective de l’identité

2.1.3. La formation des lecteurs scolaires dans la configuration traditionnelle

2.1.3.1. La lecture et le lecteur scolaires avant les réformes de 1880

L’apprentissage de la lecture acquiert une importance particulière dans l’institution scolaire, car elle permet de réaliser l’objectif de socialisation des sujets, ce que confirme l’historien de la lecture Jean Hébrard : « [d]es réformes aux Lumières et jusqu’aux expansions scolaires du XIXe siècle, chaque politique éducative en a été pleinement convaincue : l’enseignement de la lecture est un moyen de transformer les valeurs et les habitus des groupes sociaux qui en sont la cible » (Hébrard, 1993, p. 29-30). Cependant, le plus grand nombre des élèves ne dépasse pas le stade de l’alphabétisation. Selon Anne- Marie Chartier et Jean Hébrard, au XVIIIe siècle, dans les « petites écoles », « lire se confond alors avec mémoriser. […] Chaque écolier lit et relit à haute voix son texte jusqu’à ce qu’interrogé il fasse preuve de la capacité de le lire tout d’un trait » (2000, p. 179). Dans les collèges d’Ancien Régime et dans les lycées du XIXe siècle, la lecture n’est pas étudiée

en soi, mais au service de l’analyse grammaticale et rhétorique des œuvres du passé. Les historiens de la lecture affirment qu’elle n’est en rien un exercice, encore moins une prescription :

Absente des programmes en tant que premier apprentissage (il reste à la charge des familles), elle ne constitue tout au long de la scolarité que l’instrument invisible des travaux ordinaires. La familiarisation avec les humanités ne signifie pas toujours la lecture des œuvres complètes et dès le XVIIIe [siècle], le niveau des études latines permet

rarement au collégien de « lire » directement ses classiques dans le texte (Chartier, Hébrard, 2000, p. 179).

En 1871, l’enseignement secondaire consiste essentiellement à faire pratiquer la composition en vers latins et le thème grec et ne répond guère aux aspirations de la bourgeoisie lancée dans l’aventure industrielle. La lecture sera introduite non pas dans l’enseignement secondaire en latin, mais dans les enseignements de seconde zone que sont, à la fin du XIXe siècle, l’enseignement spécial (créé en 1849) et celui des filles (1880).

2.1.3.2. L’ère de la lecture scolaire

Pour Chartier et Hébrard, « l’ère de la lecture scolaire commence au dernier tiers du XIXe siècle » (2000, p. 179). Dans l’enseignement spécial, le latin est supprimé dès 1865 et deux exercices scolaires sont mis de l’avant : la lecture à haute voix en français, la lecture expliquée par le maitre et centrée sur les problèmes de langue. À partir de la troisième

année, un cours d’histoire de la littérature française permet d’aborder les « morceaux choisis » des œuvres au programme. La lecture à haute voix devient aussi l’essentiel de la formation littéraire des filles :

L’étude du beau devient le principal objet. L’imagination réclame son droit de culture, comme l’intelligence. Un bon cours de lecture doit être en raccourci un cours de littérature. Chaque grand écrivain, ayant un style propre, exige une diction particulière. Apprendre à le bien lire ce sera pénétrer dans le secret de son talent; et ainsi l’étude successive, réfléchie et comparée de tous nos grands écrivains au point de vue de la lecture deviendra l’étude du génie français (Instructions pour la lecture à haute voix, 28 juillet 1882, nous soulignons).

Les nouveaux postulats de la lecture de la littérature sont posés : l’étude du beau l’emporte sur celle du bien et a pour but de cultiver l’imagination; le « génie français » se substitue au génie de l’antiquité grecque et latine; l’équation entre la littérature et la lecture met cette dernière au centre de l’enseignement. La lecture de la littérature remplace progressivement l’apprentissage de la grammaire et de l’écriture rhétorique dans tous les ordres d’enseignement. Dès lors, elle est investie d’une mission : forger une culture « moderne » qui accorderait la culture scolaire et la culture lettrée. Il s’agit de constituer des références partagées entre l’élite lycéenne et la masse des enfants qui ne connaitront que l’école primaire. La littérature devient alors un patrimoine commun, l’expression de l’unité de l’esprit national. Pour réaliser cet objectif, l’enseignement de la lecture doit se munir d’une méthode, ce sera l’explication de texte.

2.1.3.3. Les dispositifs d’enseignement de la lecture de la littérature

Fondée sur le programme de Lanson, l’explication consiste à analyser un texte en lien avec la biographie de son auteur et avec l’histoire littéraire. Deux ensembles d’instructions, en 1925 et en 1938, imposent la lecture au secondaire et consacrent le succès de Lanson. Les premières instaurent l’explication de texte comme exercice majeur de la formation des élites. Les secondes confirment cet acquis et installent dans les représentations collectives ce modèle de formation par la lecture. En 1925, l’étude de la littérature s’étend à tout le cursus scolaire. La liste des œuvres comprend tout le « patrimoine » français, depuis le Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les exercices de base sont toujours la lecture, l’explication et la récitation. Les programmes entérinent l’existence de pratiques récentes telle la « lecture courante » (qui deviendra « lecture suivie et dirigée », puis la lecture « cursive ») qui vise une compréhension plus ample et synthétique du texte. Elle se fait en dehors de l’horaire du cours et porte non plus sur les morceaux choisis, mais sur l’œuvre

intégrale. En complément de la lecture courante, la lecture expliquée est devenue « l’exercice à tout faire de la formation littéraire » (Chartier, 1993, p. 208). L’explication « préparée » des petites classes évolue vers « l’explication approfondie » des classes supérieures, en lien avec le cours, désormais canonique, d’histoire littéraire. En 1938, le credo est resté le même : « Le but de l’explication française est de reconstituer, à l’aide de mots, les idées, les sentiments, les intentions qui animaient l’auteur » (I.O. du 30 septembre 1938). Le but de l’explication tient en deux mots : imprégnation et admiration au contact d’un modèle. Ces instructions officielles pour l’enseignement de la lecture seront reconduites jusqu’en 1972, ce qui montre la fortune d’un exercice, l’explication de texte, qui suscite encore bien des interrogations hors de l’Hexagone.

L’histoire de la littérature et de son enseignement nous a confirmé le caractère fondateur de la notion de sujet dans l’élaboration du projet social français qui a défini conjointement un modèle d’individu (le sujet rationnel se réalisant dans l’idéal du citoyen), un modèle de société (la République unitaire et égalitaire), un modèle de culture (nationale, patrimoniale, homogène), une institution scolaire clivée et régulée, et enfin un modèle de formation normatif centré sur la lecture des grands écrivains. La perspective de l’identité s’est imposée dans tous ces domaines assurant la cohésion, la régulation et la légitimité du système. Elle a marqué du sceau de l’unité à la fois l’esprit de la nation et la structure sociale, elle a consacré l’unicité du sujet et celle du sens, par le déploiement d’une méthode objectiviste. La logique de l’identité a imposé le caractère du même, là où il existait des différences, des variables, affirmant l’équivalence de l’individu et du rôle social, l’universalité de la rationalité, l’homogénéité du patrimoine. Ainsi, comme le sujet devait se réaliser identique à lui-même dans le rôle social pour lequel il était formé, la rationalité pouvait s’imposer à tous de manière identique. De même, c’est parce que la littérature était considérée comme l’expression du génie collectif que chacun pouvait se reconnaitre dans la culture patrimoniale. L’équation entre l’identité individuelle et l’identité nationale ne pouvait se réaliser que par la pratique d’une lecture à « sens unique » qui visait à dégager le sens dont l’auteur était le seul dépositaire.

L’extrême cohérence et la permanence qui caractérisaient l’identité ont assuré sa pérennité. L’édifice de l’identité a pourtant été ébranlé : les pensées du soupçon (Nietzsche, Marx, Freud) ont contesté le primat du sujet rationnel, la prétention à l’universalité a connu l’écueil du colonialisme, la notion de société a été fragilisée par la séparation croissante de

la rationalisation technique et de l’autonomisation de la vie privée, les individus ne se sont plus contentés d’endosser des rôles sociaux et l’école s’est « démocratisée » accueillant des publics toujours plus nombreux et hétérogènes. Pour toutes ces raisons, l’identité a du être repensée en tension avec l’altérité.