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L’enseignement de la lecture littéraire au secondaire dans la configuration

2. CADRE THÉORIQUE

2.2. La perspective de l’altérité

2.2.4. L’enseignement de la lecture littéraire au secondaire dans la configuration

2.2.4.1. Le primat du texte sur la littérature

En France, les théories textuelles et la linguistique structurale ont conduit à une reformulation assez tardive des programmes scolaires pour l’enseignement de la lecture littéraire au secondaire (1977). À la fin des années 1960, l’enseignement de la littérature entre dans « l’ère du soupçon » (Dufays, Gemenne, Ledur, 2005, p. 27). Le désaveu pour la littérature relève de trois causes : l’augmentation et la diversification des publics scolaires ne permettent plus de justifier l’enseignement de la littérature par une connivence culturelle; le modèle culturel des Humanités est critiqué par celui du fonctionnalisme scientifique, qui apparait comme ayant une plus grande pertinence sociale; les nouvelles pratiques de loisir font concurrence à la lecture dans la vie privée. Dans ce contexte, une nouvelle configuration se met en place (Halté, 1992), centrée sur le concept de « texte » au sens large. La lecture n’est plus réservée aux œuvres littéraires, mais s’applique à tous les « textes » artistiques (le cinéma, la chanson) et fonctionnels (la publicité, les textes courants ou informatifs). La valorisation de la littérature décroit vis-à-vis de l’intérêt pour la

communication, qui met en avant les compétences langagières aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Il importe désormais d’apprendre aux élèves à manier le langage dans ses diverses fonctions. Ce recentrement sur le texte avait pour but d’éloigner les apprenants des contenus biographiques et de l’admiration passive du génie de l’auteur. Demougin, analysant les manuels de littérature au collège (1998, p. 51-58), montre qu’entre 1980 et 1990, un glissement s’est opéré des œuvres au texte, de la pluralité indéfinie des anthologies à la clôture du texte. Le texte, anciennement considéré comme l’unité de travail scolaire, devient alors une unité d’analyse théorique.

Les approches « internes » inspirées de Jakobson, Propp, Greimas se caractérisent par l’abandon de la procédure classique de l’explication linéaire. Il s’agit de construire des modèles du texte, c’est-à-dire des schémas abstraits destinés à rendre compte de son fonctionnement. En classe, la « transposition didactique » (Rosier, 2002, p. 15) de modèles d’analyse aussi complexes se réalise au prix d’une réduction des schémas narratifs ou actanciels, qui devient bientôt la norme. D’autre part, l’initiation aux méthodes de la poétique et de la narratologie doit permettre aux élèves de développer une distance critique vis-à-vis des textes « qui apparait comme la condition du mode d’accès adulte de la pensée », selon Dufays, Gemenne et Ledur (2005, p. 73). Concernant les dispositifs, la lecture méthodique remplace l’explication de texte. À la fin du secondaire, les genres écrits se multiplient : la dissertation, le commentaire composé, le résumé, l’analyse sont autant de formes scolaires qui ne requièrent aucun engagement subjectif du lecteur. D’un point de vue méthodologique, la nouvelle configuration héritée de la sémiotique structurale a donné lieu à des dérives technicistes. Selon Rosier, « du champ didactique en gestation émerge une réponse inappropriée, celle d’une rénovation des contenus par le biais d’une scientifisation de la discipline » (2002, p. 34). Cette didactisation des théories textuelles peine aussi à réaliser une implication pertinente et cohérente des diverses recherches scientifiques. La lecture « méthodique » fait appel à des notions parfois très abstraites et toujours éclectiques. Il est non seulement demandé à l’élève de développer une grande compétence analytique, mais aussi de maitriser une terminologie complexe.

De plus, cette nouvelle configuration « s’intrique sur le terrain à la configuration ancienne dont elle pervertit la cohérence sans parvenir à lui substituer la sienne » (Halté, 1992, p. 33). Les historiens de la lecture tirent des conclusions similaires : la nouvelle configuration qui se met en place dans les années 1970 superpose le modèle classique de la lecture

« intensive » et le modèle nouveau de lecture « extensive » (informationnelle ou de divertissement) aux dépens de leurs épistémologies contradictoires. Selon Chartier et Hébrard, « [l]a nouvelle norme est qu’il faut lire à la fois pour se former et s’informer […], lire à la fois beaucoup et bien, vite et lentement. C’est dans l’école que s’invente ce modèle contemporain du lire, car elle ne peut abandonner ni la lecture de formation qui la fonde en ses pratiques, ni récuser la lecture d’information qui la crédite dans ses discours » (1989, p. 510). La lecture-formation de la configuration traditionnelle et la lecture-fonctionnelle ne pouvaient conduire à penser l’activité singulière du lecteur.

2.2.4.2. La lecture et le lecteur « hors sujet »

L’absence du lecteur réel dans les théories du texte relègue au second plan l’activité du lecteur élève, au profit de l’acquisition de savoirs et de méthodes d’analyse textuelle. Sur le plan didactique, l’approche traditionnelle de l’histoire littéraire et les approches internes ont donc en commun d’ignorer les particularités subjectives et socioculturelles du lecteur réel, mais à partir de cadres conceptuels divergents. Contrairement à la configuration traditionnelle qui légitimait la lecture canonique des textes patrimoniaux, en postulant une connivence culturelle, la nouvelle configuration doit compter avec la diversification des publics scolaires. Selon Dufays, Gemenne et Ledur, l’enseignement de savoirs et de méthodes prime sur l’apprentissage de la lecture, parce que ces dimensions apparaissent comme les plus objectivables et les plus généralisables à l’ensemble des publics (2005, p. 72). Paradoxalement, face à la nécessité de prendre en considération l’altérité des lecteurs élèves, la configuration didactique qui se met en place ignore les différences subjectives pour préserver l’unicité et l’homogénéité de la méthode.

En conséquence, le texte littéraire ne fait pas véritablement l’objet d’un apprentissage de la lecture. Il est pris soit comme un instrument pour le développement de compétences langagières, soit comme objet de l’acquisition de compétences d’analyse sémiotique ou narratologique. Selon Yves Reuter,

Le fait que l’accent soit mis sur le texte comme instrument ou comme objet conduit à évincer les théories et les pratiques qui tentent d’objectiver la lecture en tant que telle. Or, cela n’aboutit ni à aider les élèves en français ou en littérature (c.-à-d. à développer gouts et compétences), ni à leur permettre de maitriser les lectures théoriques, ni à objectiver (ou même partager) la lecture lettrée-esthétique (Reuter, 1995, p. 71).

Selon Reuter, il est nécessaire d’enseigner les modes, les principes et les fonctions des lectures littéraires en partant des lectures partagées dans l’espace de la classe. De plus, à

l’ancrage historique et culturel que supposait l’enseignement chronologique s’est substituée une grille méthodologique basée sur une classification typologique des textes. Ce « guidage » s’est d’autant plus imposé que l’autonomie de l’élève a été ignorée. Selon Patrick Demougin, « les opérations demandées à l’élève façonnent un lecteur “hors sujet” qui s’abstient de projeter dans sa lecture quelque valeur éthique, affective ou sociale : classer, mettre en relation, opposer, relever, identifier… » (1998, p. 52). La possibilité de l’interprétation est même exclue puisque le manuel confronte au travers de ces grilles deux discours monologiques : celui du texte et celui du questionnaire. La dimension subjective de la lecture est complètement évacuée (Langlade, 2001a). Jean-Louis Dufays et Louis Gemenne font le même constat : « l’accent mis sur les savoirs et les méthodes ne suffit pas à rendre l’apprentissage de la littérature efficace et durable […] Celui-ci ne produit d’effet durable que s’il comporte des pratiques qui leur permettent de s’approprier effectivement les textes, de les intégrer à un projet personnel » (1995, p. 73). Ces dérives technicistes s’inspirant des théories textuelles ont contribué à étioler l’intérêt des élèves pour la lecture littéraire, en renforçant le dualisme entre leurs pratiques de lecture courante et le modèle scolaire de la lecture « experte » (Demougin et Massol, 1999; Langlade, 2001b).

Comme le lecteur implicite des théories littéraires, le lecteur scolaire apparait comme un sujet cognitif, sans affects, situé ni historiquement, ni culturellement, ni socialement. Pourtant, l’enseignement de la lecture littéraire ne pourra ignorer longtemps les réalités des pratiques socioculturellement différenciées des lecteurs. Dès les années 1980, l’hétérogénéité des publics engage les didacticiens à poser le problème de l’adaptation de la lecture scolaire à la culture des élèves. Selon Jean-François Halté, « on peut parler sans exagération de résistance aux phénomènes de déculturation que peut produire une école par trop centrée sur les référents culturels dominants » (1992, p. 96). La culture des élèves sera prise en compte, mais essentiellement dans le cadre sociologique d’une légitimation des pratiques culturelles. Ainsi, se développe l’idée que les difficultés des élèves sont tributaires de leurs origines sociales. S’appuyant sur la thèse de la domination culturelle de Bourdieu (1979), certains didacticiens considèrent que les élèves sont culturellement différenciés, dans le sens où ils appartiennent à des groupes sociaux dont les pratiques sont plus ou moins légitimées. La perspective sociologique qui domine alors dans le champ de la didactique du français n’envisage pas l’existence de sujets appartenant à des cultures étrangères. Plus récemment, dans le prolongement des travaux de Bernard Lahire sur la dissonance culturelle, Danielle Dubois-Marcoin (2007) cherche à articuler la « culture

scolaire » et la « culture privée » dans l’enseignement de la lecture littéraire. Elle dépasse l’opposition entre culture lettrée et culture de masse pour articuler la culture patrimoniale (Andersen) et la culture médiatique contemporaine (Disney), mais la diversité culturelle est encore oubliée. Après le lecteur réel, la diversité culturelle serait-elle l’autre impensable de l’enseignement de la lecture littéraire ?