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L’approche culturelle de l’enseignement du français à l’épreuve du divers

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.4. La formation des sujets lecteurs divers en classe de français

2.3.4.1. L’approche culturelle de l’enseignement du français à l’épreuve du divers

Denis Simard (2004a), Érick Falardeau et D. Simard (2007, 2011) ont développé une « approche culturelle » de l’enseignement du français, complétée par une analyse de discours de cinq grandes conceptions de la culture et de la langue : humaniste, instrumentale, anthropologique, herméneutique et esthétique (Côté et Simard, 2007)7. L’approche culturelle est fondée sur une conception de la culture, comme objet et comme rapport, qui s’appuie sur la distinction entre « culture première » et « culture seconde » posée par F. Dumont dans Le lieu de l’homme (1968). Ce sociologue québécois définissait la culture première comme constituée de significations familières : « [l]es hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’action, des coutumes, tout un réseau par où l’on se reconnait spontanément dans le monde comme dans sa maison. » (Dumont, 1968, p. 51). La « culture seconde » ne se réduit pas à la culture patrimoniale parce qu’elle est à la fois plus diversifiée, plus critique et surtout réflexive. Selon Dumont, « la culture est, pour l’homme, distance de soi-même à soi-même. Elle est, à la fois, l’origine et l’objet de la parole » (1968, p. 13). La culture

7 Ces conceptions proviennent de l’analyse de documents officiels du Ministère de l’Éducation du Loisir

seconde est l’interpellation adressée par la conscience individuelle dans le recul qu’elle prend sur son milieu symbolique spontané. C’est en cela que l’école constitue un cercle de culture seconde (Simard, 2004b). Selon nous, les analyses de Dumont sur la culture seconde conservent leur pertinence aujourd’hui et sont cohérentes avec les définitions de la distanciation de Ricœur. Cependant peut-on encore parler d’une culture première comme d’un espace homogène de significations familières ? La culture première des élèves d’aujourd’hui est composite, hétérogène et mouvante, car elle réunit l’appartenance à une ou plusieurs communautés et l’appropriation d’éléments divers véhiculés par les médias numériques. De plus, il faut aussi tenir compte des effets de dislocation et de contamination que peuvent expérimenter certains élèves entre leurs appartenances communautaires et la culture médiatique. C’est pourquoi la notion de culture première gagnerait à être repensée sur le mode pluriel des relations culturelles.

La formation culturelle des sujets lecteurs divers ne peut ignorer la diversité de ces relations, mais elle ne peut non plus s’y restreindre :

Si le rôle de l’école est d’initier l’élève à la culture seconde, c’est-à-dire à un ensemble de significations, de systèmes symboliques et de valeurs incarnées dans les œuvres, elle ne peut faire abstraction, comme le rappellent les discours instrumentaliste, esthétique, anthropologique et herméneutique, de la culture première des jeunes. Néanmoins, comme le soulignent les discours patrimonial, humaniste et herméneutique, la culture première ne peut constituer le point de départ et d’arrivée d’une initiation à la culture. Pour qu’un rapport au monde, à soi-même et à autrui advienne, il est suggéré que l’élève effectue une reprise consciente de la culture première grâce à la seconde et pose un regard critique sur l’objet qu’est la culture, de façon à ne pas être strictement façonné par elle, mais également à l’enrichir de significations nouvelles (Côté, Simard, 2007, p. 130)

En centrant l’approche culturelle sur l’apprentissage par l’élève des processus de reprise consciente de ses cultures premières grâce à la culture seconde, les auteurs reformulent le problème central du hiatus entre la culture que l’école doit transmettre et la culture première des élèves selon une perspective herméneutique. La lecture littéraire apparait comme l’activité permettant cet apprentissage :

Pour s’approprier la culture seconde, le sujet doit recourir à la culture première : « interpréter, c’est rendre proche le lointain » (Ricœur, 1986, p. 51), c’est prendre en compte les facteurs qui influencent l’interprétation, tant ceux qui sont inhérents au lecteur que ceux qui sont associés à l’objet à comprendre. En effet, toute compréhension d’un texte est inséparable d’une compréhension de l’interprète et de la culture qui le façonne […]. Dans l’herméneutique, la constitution du soi et la constitution du sens sont contemporaines (Côté et Simard, 2007, p. 88).

Si « s’éduquer et se cultiver, c’est se transformer » (Simard, 2004a, p. 105), pour parvenir à cette transformation, « il s’agit moins de recevoir la culture comme un objet immuable que d’apprendre à la considérer comme quelque chose de mouvant […], car ce qui existe, ce ne sont toujours que des savoirs partiels sur le monde, une diversité d’interprétations plausibles » (Simard, 2004a, p. 301). Non seulement l’individu se transforme, mais il transforme aussi la culture, il l’actualise en produisant des significations neuves. Le lien étroit entre une conception mobile et plurielle du sujet et une conception herméneutique de la culture nous oblige à penser la diversité de la culture seconde. « La culture […] est, par

essence, dynamique et correspond à l’activité de celui qui l’acquiert en interaction avec les autres et son milieu culturel » (Simard, 2002, p. 21). La compréhension de soi comme « être-dans-le monde » ne constituerait pas une visée de formation sans l’ouverture à autrui qui lui est associée : « connaitre les autres pour se connaitre, s’ouvrir aux autres pour s’ouvrir à soi : le rapport que la culture médiatise entre l’adolescent et autrui le façonne et façonne la signification qu’il attribue aux actes de l’autre (Côté et Simard, 2007, p. 71). L’approche culturelle intègre aussi la dimension intersubjective et pose que « l’enseignement du français au secondaire amène les élèves à donner sens au monde selon leur perspective tout en reconnaissant celle des autres, et ce, à travers une investigation du discours. Cette dernière est favorisée par les discussions des élèves à propos des textes lus ou des propos entendus, qui leur permettent de partager leurs expériences culturelles et langagières et de prendre conscience de la diversité des interprétations » (Côté et Simard, 2007, p. 82). La dimension réflexive est indispensable pour que les élèves développent leur regard critique vis-à-vis des normes culturelles et apprennent à analyser le caractère socialement et historiquement construit des diverses interprétations qu’ils produisent. Bien qu’ils ne posent pas de manière explicite la problématique de la diversité culturelle, les tenants d’une approche culturelle dans l’enseignement du français proposent une conception à la fois herméneutique et anthropologique de la culture, qui permet d’analyser les diverses interprétations produites par des sujets. En ce sens, ils rejoignent les propositions d’Anne Jorro qui invite l’enseignant à « avancer patiemment en instaurant un dialogue avec les univers très hétérogènes des élèves. L’enjeu n’est pas de neutraliser ces cultures, mais de créer un environnement culturel commun autour des textes » (Jorro, 1999, p. 120). Cet environnement culturel commun ne peut être créé sans recourir à la culture seconde (ici, le texte littéraire) qui médiatise les relations entre les sujets et leur permet de mettre à distance les diverses cultures qu’ils contribuent à transformer.

Toutefois, il conviendrait de distinguer la création d’un tel environnement culturel, orientée par une visée didactique, de la constitution des communautés interprétatives telles que Stanley Fish les a définies (2007). En effet, la communauté interprétative est une notion qui recouvre l’ensemble des contraintes qui régissent le fait d’interpréter un texte et qui sont intériorisées par les lecteurs. Telle que Fish l’a conçue, la communauté interprétative n’est pas « une communauté que ses membres choisissent de rejoindre; au contraire, c’est la communauté qui les choisit dans le sens où ses présupposés, préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses, hiérarchies et protocoles deviennent, à la longue, l’aménagement même de leurs esprits » (2007, p. 128). Dans ce sens, la communauté des lecteurs scolaires est effectivement une communauté interprétative, et en tant que telle, elle ne peut être entièrement créée par l’enseignant. Tout au plus, l’enseignant peut-il amener ses élèves à prendre conscience des présupposés communs qui ont influencé leurs interprétations. Cela signifie-t-il que la communauté interprétative est réductible à une instance de conditionnement ? Ce n’est pas l’avis d’Yves Citton, qui propose d’envisager que les communautés interprétatives sont également « emportées dans un mouvement d’auto-constitution » (2007, p. 294). Selon lui, « la subjectivation interprétative tend à s’articuler sur une communauté en voie de constitution » (idem, p.295). La voie ouverte par Y. Citton permet d’envisager une double visée de formation. Il s’agirait de favoriser la prise de conscience par les élèves de leur appartenance à une communauté interprétative (préexistante et qui dépasse largement le groupe de lecteurs réunis en classe) mais aussi de tenter de constituer, de manière délibérée et selon une intention didactique, une communauté de sujets lecteurs divers qui, du fait de l’environnement culturel commun qu’ils construisent, pourront juger du caractère acceptable et inacceptable des interprétations qu’ils produisent8.

2.3.4.2. L’apprentissage de la lecture littéraire, une expérience réflexive et médiatisée