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Le divers, un outil d’analyse littéraire : la « Poétique de la Relation »

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.1. L’épistémologie du divers

2.3.1.3. Le divers, un outil d’analyse littéraire : la « Poétique de la Relation »

La perspective de la diversité permet de valoriser le renouvèlement du corpus susceptible d’être enseigné, en particulier concernant les littératures francophones contemporaines. Notre étude porte sur des récits qui rendent compte de l’expérience de la migration, parce qu’ils construisent diverses figures de migrants et qu’ils révèlent la complexité intersubjective de leurs relations culturelles. En cela, ils constituent des configurations narratives du parcours de la compréhension de soi-même comme sujet divers. Ils offrent

donc une perspective complémentaire aux approches philosophiques et anthropologiques pour mieux cerner les enjeux de formation des sujets divers. Pour tirer pleinement parti de ces récits d’écrivains migrants, il convenait d’élaborer des outils d’analyse littéraire. À cet effet, nous nous sommes appuyée sur la Poétique de la Relation (1990) et sur l’Introduction

à une poétique du divers (1996) d’Édouard Glissant.

La poétique d’É. Glissant s’inscrit dans la perspective de la diversité et constitue l’une des formalisations les plus abouties de la pensée du divers dans le domaine de l’analyse littéraire. Selon Glissant, le divers requiert pour être compris une Poétique de la Relation (1990) qu’il nommera ultérieurement « Poétique du divers » (1996). Dès Le Discours

Antillais (1987), il expliquait les enjeux de cette poétique : « [l]e Divers, qui n’est pas le chaotique ni le stérile, signifie l’effort de l’esprit humain vers une relation transversale, sans transcendance universaliste. Le Divers a besoin de la présence des peuples, non plus comme objet à sublimer, mais comme projet à mettre en relation. Le Même requiert l’Être, le Divers établit la Relation » (1987, p. 327). La poétique de la relation recouvre au moins trois significations : le relatif, le relayé, le relaté. Elle est relative en cela qu’elle s’affranchit de la pensée de système, pour développer une « pensée de la trace » (Glissant, 1990, p. 25). Ici encore, la figure du sujet qui se dégage n’est plus essentialiste, elle est relationnelle. En effet, en tant que « relayé », la littérature est ce qui établit des passages entre le soi et l’autre : « [à] partir du moment où l’on dit que j’ai besoin de l’étranger pour changer en échangeant avec lui tout en restant moi-même, on s’aperçoit que la notion d’étranger perd son sens d’extranéité absolue, totale, et il peut être dans une poétique » (2002, p. 81). Édouard Glissant postule qu’il y a un lien étroit entre la diversité et la réalité incontournable du lieu d’où on émet la littérature : « [l]a littérature provient d’un lieu, il y a un lieu incontournable de l’émission de l’œuvre littéraire, mais aujourd’hui l’œuvre littéraire convient d’autant mieux au lieu, qu’elle établit une relation entre ce lieu et la totalité monde » (1996, p. 34). Si le lieu de la littérature échappe à l’enfermement du territoire et à la dissolution dans le Tout-monde, c’est parce qu’il est traversé et maintenu par une « pensée de l’errance ». Évitant le double écueil du fantasme de l’origine et de l’aliénation, l’errance est redéfinie positivement comme la volonté d’un individu de se constituer comme sujet dans un entour :

L’errance ne procède pas d’un renoncement, ni d’une frustration par rapport à une situation d’origine qui se serait détériorée (déterritorialisée); ce n’est pas un acte déterminé de refus, ni une pulsion incontrôlée d’abandon. […] C’est bien là l’image du rhizome qui porte à savoir que l’identité n’est plus toute dans la racine, mais aussi dans la Relation. […] Contrairement à la situation d’exil, l’errance donne avec la négation de tout pôle ou de toute métropole. […] La pensée de l’errance n’est ni apolitique, ni antinomique d’une volonté d’identité, laquelle n’est après tout que la recherche d’une liberté dans un entour (Glissant, 1990, p. 31).

Cette volonté de subjectivation ne se réalise que dans la mesure où elle est proférée, relayée, relatée : « La pensée de l’errance est une poétique, et qui sous-entend qu’à un moment elle se dit. Le dit de l’errance est celui de la Relation » (idem). La poétique de la Relation nous engage à considérer la littérature comme un moyen relationnel et dynamique grâce auquel les individus et les communautés se construisent et se comprennent comme des sujets divers situés culturellement et historiquement.

Dans le cadre de cette poétique du divers, le migrant est devenu une figure emblématique de l’effort de redéfinition de la subjectivité. L’expérience du déplacement transforme profondément la manière dont nous comprenons la subjectivité, individuellement et collectivement, parce qu’elle remet en cause la tradition qui établissait une équivalence entre l’identité subjective (la connaissance de soi), l’appartenance collective (sous la forme d’une culture homogène, volontiers hégémonique) et l’ancrage dans un territoire, en particulier national. Briser l’équivalence entre l’identité, la culture, le pays tout en s’assumant comme un sujet à part entière, créateur et critique, multiple et mobile est un questionnement majeur des écrivains migrants. À l’encontre des discours faisant l’apologie de la mobilité et de l’hybridité, ils interrogent les lignes de fracture inhérentes à l’expérience de la migration : ses motivations (la violence politique ou économique faisant place à l’exil intérieur), ses contradictions (la solitude au cœur du réseau), ses possibles dérives (l’enfermement dans des communautés repliées sur elles-mêmes). Dans les ouvrages publiés au Québec par des écrivains d’origine caribéenne comme Émile Ollivier, Sergio Kokis, Jean-Claude Charles, Dany Laferrière, Rodney-Saint Éloi, Stanley Péan, Jan J. Dominique, Gary Victor, l’expérience migrante se révèle plurielle, subjective et changeante. Il se dégage plusieurs figures du sujet migrant, que nous situons sur un continuum qui part de l’exil, se transforme en migrance, puis s’ouvre vers une poétique de l’errance. À l’exil politique, dénominateur commun d’une première génération d’écrivains engagés, a succédé une forme plus introspective de « migrance » qui interroge autant les lieux d’accueil que la nostalgie du pays perdu. À partir des années 1990, cette tendance se confirme sous la forme

d’une poétique de l’errance (Glissant, 1990). Que ce soit en multipliant les migrations successives, en assumant une vocation transaméricaine, ou en reformulant les topos des traditions littéraires nord-américaines et caribéennes, les écrivains migrants du Québec nous montrent que le lieu d’émission de la littérature est plus que jamais irréductible à tout ancrage territorial, même exilique.

Nous avons vu que du fait de son ancrage dans les postulats de l’identité, l’exil ne permet pas d’envisager la remise en question de l’équivalence entre l’identité, la culture et le territoire. L’expérience exilique reste tributaire d’un paradigme dualiste qui oppose l’identité à l’altérité, le centre à la périphérie, l’ici et l’ailleurs. Ce dualisme contraint les sujets exilés à la dislocation identitaire et culturelle. La migrance constitue un premier effort pour dépasser ces antagonismes. En interrogeant à la fois l’obsession nostalgique du pays natal et les contradictions internes des sociétés d’accueil, les récits de la migrance explorent la porosité des frontières territoriales, la contamination des espaces symboliques, mais aussi le durcissement des zones de contacts entre les communautés et les individus déterritorialisés. Nous avons désigné cette juxtaposition de divers espaces contradictoires en un même lieu comme une hétérotopie, une notion empruntée à Michel Foucault (2009). Dans les récits de l’errance, l’exploration des hétérotopies permet la création d’espaces interstitiels entre le pays rêvé et le pays réel, l’ici et l’ailleurs, le passé et le devenir. La poétique de l’errance n’est pas réductible à une posture esthétique faisant l’apologie de l’hybridité et du nomadisme. La poétique de l’errance pose que toute œuvre littéraire est émise à partir d’un lieu singulier, mais que ce lieu est traversé par de multiples parcours réels et imaginaires. La pensée de l’errance refuse autant l’amalgame entre l’identité et l’appartenance, que l’antagonisme entre la révolte et l’assimilation. Elle assume les tensions inhérentes aux hétérotopies; la tension étant peut-être une forme première de la Relation. Elle peut ainsi rendre compte de la spécificité des sujets divers, que leur expérience de la mobilité soit réelle ou virtuelle.4

En remettant en cause les fondements de l’identité, l’épistémologie du divers renonce à cerner les subjectivités et les cultures de manière totalisante et définitive. Elle nous porte à assumer le caractère multiple, changeant et contradictoire des sujets eux-mêmes. Son ancrage dans l’herméneutique permet néanmoins d’étudier comment les sujets divers se

4Pour une illustration des notions (exil, migrance et errance) par des exemples littéraires, voir le chapitre

donnent à comprendre à travers leurs interprétations du monde, d’eux-mêmes et d’autrui. Dans cette perspective, la diversité culturelle ne peut plus être considérée comme un ensemble de traits culturels différenciant des groupes culturellement distincts. Elle fait partie intégrante du processus interprétatif et intersubjectif au travers duquel les individus construisent, transforment et comprennent leur propre subjectivité. Ce processus interprétatif trouve son expression la plus aboutie dans la littérature, et en particulier dans les textes qui relèvent d’une poétique de l’errance, car ils mettent en scène les nombreux détours empruntés par les migrants pour se constituer comme des sujets divers.