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L’activité des sujets lecteurs divers

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.4. La formation des sujets lecteurs divers en classe de français

2.3.4.4. L’activité des sujets lecteurs divers

Les ressources et les modes opératoires de l’activité du sujet lecteur divers

Pour décrire l’activité du sujet lecteur, Langlade et Fourtanier proposent la notion d’« activité fictionnalisante », qu’ils définissent comme l’ensemble des « multiples déplacements de fictionnalité dus à l’implication des lecteurs » (2007, p. 104). Ils s’interrogent sur les modes opératoires et les sources de l’activité fictionnalisante du lecteur. Selon eux, l’activité fictionnalisante serait commandée par trois grandes instances : le plaisir lié à l’activation fantasmatique, le jugement moral et la cohérence mimétique (idem, p. 107). À partir de leurs propositions, des recherches empiriques menées par Annie Rouxel (2001) et Manon Hébert (2004) sur les interactions orales à propos des textes, et des travaux de Séverine De Croix (2001) sur la pratique du journal de lecture, nous avons approfondi l’hypothèse selon laquelle pour interpréter un texte littéraire, le sujet lecteur mobilise diverses ressources. À des fins de clarification, nous les avons regroupées en six domaines distincts, qui dans les pratiques sont étroitement liés :

1. Les ressources cognitives comprennent les structures cognitives (ex. : les connaissances préalables), les microprocessus (ex. : l’inférence) et les macroprocessus cognitifs (ex. : la schématisation) (Giasson, 1990).

2. Les ressources épistémiques comprennent l’investissement des connaissances disciplinaires (sur la littérature, sur la langue, l’histoire littéraire, les genres, la structure narrative, l’énonciation) et des connaissances procédurales ou des savoir- faire disciplinaires (anticiper, annoter, relire).

3. Les ressources psychoaffectives concernent l’investissement des expériences personnelles, des émotions, des sensations.

4. Les ressources axiologiques concernent le système de valeur du lecteur, ses jugements sur l’axiologie représentée dans le texte (dimension morale) et la recherche de modèles de comportement (dimension éthique).

5. Les ressources socioculturelles comprennent le sentiment d’appartenance à une ou plusieurs communautés, la mobilisation de représentations collectives et de stéréotypes, la référence à des communautés de lecteurs ou à des « passeurs culturels », la référence à un métarécit identitaire ou à la bibliothèque collective (Bayard, 2007).

6. Les ressources matérielles et spatiotemporelles comprennent le rapport aux outils, aux supports et le rapport au temps et à l’espace dans lesquels se déroule la lecture (De croix, 2001).

Ces multiples ressources seraient mobilisées par le lecteur au travers de « modes opératoires ». Langlade et Fourtanier en ont identifié trois : l’ajout, la suppression, la recomposition (2007, p. 105), auxquels nous ajoutons la sélection. En effet, « l’acte de lecture (lectio) repose avant tout sur un principe de filtrage, de tri de sélection (selectio). Si la lecture est active, c’est d’abord en ce qu’elle sépare certains éléments qu’elle retient comme pertinents » (Citton, 2005, p. 207). La sélection est révélatrice des éléments qui font sens pour le sujet, ou qui lui pose des problèmes interprétatifs. En ce qui concerne l’ajout, il peut s’agir concrètement de marginalia annotées sur le livre au fil de la lecture, ou plus généralement de l’activité imageante du lecteur qui vise à combler le caractère « inachevé » du texte (par exemple, en complétant une ellipse, en développant le portrait d’un personnage). La suppression est l’autre versant de la sélection. La réécriture du texte, le résumé, le récit d’un souvenir de lecture mettent en évidence les éléments supprimés, ou jugés anecdotiques par le lecteur, qui peuvent être aussi significatifs que les éléments retenus (Louichon, 2009). La recomposition est plus complexe, elle s’appuie sur les opérations précédentes et peut se présenter comme une reconfiguration partielle ou complète du texte lu. Le produit de ces modes opératoires10 est l’actualisation du texte littéraire par le lecteur, la composition d’un texte de lecteur singulier, mobile, provisoire.

L’évaluation des diversités interprétatives

L’activité des sujets lecteurs divers produit diverses interprétations qui, en contexte scolaire, doivent être évaluées. Sur quels critères justifier ou non une interprétation subjective ? Quel traitement réserver aux lectures erratiques ? Les réponses varient selon la position que l’on adopte sur la ligne tendue entre le respect de la lettre et la formation d’une identité lectorale.

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Ainsi, selon Jouve, il y aurait une subjectivité nécessaire, encouragée par les ambivalences du texte, et une subjectivité accidentelle, à l’origine de contresens (2004, p. 108). Selon Jouve, « c’est finalement lorsque les configurations subjectives du lecteur sont remises en cause par le texte (lorsque la subjectivité est accidentelle) que l’expérience du retour sur soi est la plus frappante » (2004, p. 110). Si l’on se place du point de vue du texte de l’œuvre, on peut considérer la lecture erratique comme une erreur, avec les connotations négatives que la norme scolaire associe à ce terme. Mais, si l’on se place du point de vue de la formation du sujet, on considèrera cette même lecture comme une errance, c’est-à-dire comme la mise en mouvement d’une subjectivité. Comment cette errance peut-elle se transformer en parcours de formation et d’apprentissage ? Grâce à la mise en place d’activités qui susciteront la réflexivité, c’est à dire par une pratique organisée du détour. La réflexivité doit se construire dans le détour vers l’autre, qui brise le solipsisme dans lequel le sujet pourrait s’enfermer. Cet autre, c’est le texte, mais c’est aussi l’autre lecteur du texte. Le retour au texte sous la forme de la relecture amène le lecteur à saisir quels éléments textuels ont motivé son investissement subjectif, et permet de réaliser un retour sur soi. Mais l’indétermination du texte littéraire ne permet pas toujours cette reconnaissance, c’est alors vers cet autre sujet lecteur, individuel ou collectif, producteur d’autres lectures du même texte, que le lecteur va se tourner. Ce recours aux autres lecteurs est nécessaire pour définir collectivement les critères d’évaluation des interprétations. La notion de communauté interprétative, précédemment abordée, s’avère ici féconde en tant qu’instance de médiation et de gestion des diversités interprétatives. En effet, selon Y. Citton :

Il n’y a pas d’interprétation « fausse » quant à son rapport à l’être « objectif » du texte : il n’y a que des interprétations inacceptables au sein de telle ou telle communauté interprétative particulière (cette inacceptabilité tenant à des raisons qui ne sont jamais purement arbitraires). Il y a donc bien des limites à l’interprétation; elles ne sont toutefois pas à situer dans ce qu’imposerait le texte lui-même, mais dans les normes qui définissent le fonctionnement des communautés interprétatives (Citton, 2007, p. 63).

De plus, le détour par autrui constitue aussi la relation dans laquelle l’élève acquiert la reconnaissance de lui-même comme sujet lecteur divers et les moyens de mettre à distance son propre parcours de lecture. Cette évaluation intersubjective n’est réalisable qu’à la condition que l’ensemble des lecteurs se considèrent et soient considérés comme des sujets divers, capables non seulement de produire diverses interprétations d’un texte, mais surtout capables de les faire évoluer. C’est en replaçant l’activité du lecteur dans la perspective du mouvement et du changement, caractéristique de la diversité, que l’on peut envisager les lectures erratiques non plus comme des erreurs (au nom d’une vérité « objective » du texte

qui n’est souvent que la lecture canonique imposée par l’enseignant), mais comme les traces d’une subjectivité lectorale en formation.