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Le lecteur sous tension dans les théories de la lecture littéraire

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.3. Les lecteurs réels dans les recherches sur la lecture littéraire

2.3.3.2. Le lecteur sous tension dans les théories de la lecture littéraire

Le lecteur : une liberté sous contraintes

Dans le domaine des théories littéraires, un débat ancien porte sur le partage entre « les droits du texte » et les « droits du lecteur », autrement dit, il s’agit de déterminer dans quelle

mesure la lecture est une activité contrainte par certaines règles (génériques, historiques, discursives, etc.) et dans quelle mesure le lecteur peut choisir ou pas de s’y conformer pour faire valoir sa propre compréhension, voire son plaisir (Barthes, Pennac). Selon Nathalie Piégay-Gros, « la question de la liberté du lecteur face au texte est une problématique essentielle de la réflexion sur la lecture. Elle engage en effet la conception du texte littéraire et définit le rôle du lecteur. Elle recoupe également le problème de l’objectivité du texte littéraire confronté à la subjectivité du lecteur » (2002, p. 51). Si le lecteur a suscité l’intérêt des théoriciens à partir des années 1970, il a fait l’objet de la réflexion des écrivains bien avant d’être éclipsé par la critique structurale. Montaigne, le premier, en se mettant en scène comme lecteur, dans les Essais, affirmait qu’« un suffisant lecteur descouvre souvent ès escrits d’autruy des perfections autres que celles que l’autheur y a mises et aperçeuës, et y preste des sens et des visages plus riches » (2001, p. 175). Sans pour autant s’ériger lui- même en suffisant lecteur, il affirmait le primat de la subjectivité sur la recherche de quelque objectivité : « [j]e dys librement mon advis de toute chose, voire et de celles qui surpassent à l’adventure ma suffisance [...] Ce que j’en opine, c’est aussi pour déclarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses » (idem, p. 179). En plein avènement de l’historicisme positiviste, Marcel Proust, dans ses célèbres pages Sur la lecture, donnait à la lecture subjective toute l’épaisseur mélancolique d’une « communication au sein de la solitude ». Dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Sartre, au travers d’une curieuse métaphore, posa le caractère essentiel du lecteur : « l’objet littéraire est une étrange toupie, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer » (1948, p. 48). Michel Charles fut parmi les premiers en France à s’interroger sur une

Rhétorique de la lecture qui ne prétendrait ni « chercher naïvement la “bonne lecture”, ni

valoriser systématiquement l’indécidable » (1977, p. 247). Du lecteur entièrement contraint par le texte, à celui l’utilisant comme support de projection de ses désirs, l’éventail des définitions de la lecture littéraire s’est considérablement déployé, mais c’est à l’esthétique de la réception de Jauss que revient la rupture avec le formalisme.

L’esthétique de la réception

S’appuyant sur l’herméneutique de Gadamer, Jauss propose une herméneutique littéraire basée sur la rencontre des « horizons d’attentes » générés par une œuvre lors de sa parution et lors de ses réceptions successives. Son projet est donc celui d’une histoire de la réception. Dans Pour une esthétique de la réception (1978), il considère que les deux éléments constitutifs de la concrétisation du sens sont « l’effet produit par l’œuvre elle-même, et la

réception, qui est déterminée par le destinataire de l’œuvre » (p. 259). Le lecteur de Jauss est historiquement situé, pour autant est-il un lecteur réel dont la subjectivité aurait toute prérogative ? Nullement. Hans Robert Jauss écrit dans Pour une herméneutique littéraire (1988) que « l’esthétique actuelle de la réception ne peut être considérée comme apte à ne révéler que des projections subjectives et des préjugés idéologiques » (p. 23). L’interprétation consiste à « comprendre un texte du passé dans son altérité, c’est à dire : retrouver la question à laquelle il fournit une réponse à l’origine et, partant de là, reconstruire l’horizon des questions et des attentes vécu à l’époque où l’œuvre intervenait auprès de ses premiers destinataires » (1988, p. 24-25). La compréhension passe nécessairement par la reconstruction de l’horizon d’attente premier de l’œuvre. Cette reconstitution historique exerce une fonction de contrôle, « elle empêche que le texte du passé soit naïvement rapproché des préjugés et des attentes de sens contemporains » (1988, p. 365). De plus, l’horizon d’attente est pensé comme unitaire, fondé sur une expérience partagée. La part de la singularité du lecteur s’en trouve considérablement réduite. Jauss « concède volontiers qu’[il] n’[a] pas trouvé le modèle qui manque aux recherches empiriques sur la réception » (1988, p. 363). Le lecteur réel semble encore échapper à toute théorisation.

La lecture plurielle et mobile

Une théorie de la lecture subjective est-elle possible ? Barthes en doutait lorsqu’il en vient à penser une théorie qui laisserait « intact ce qu’il faut bien appeler le mouvement du sujet et de l’histoire : la lecture, ce serait là où la structure s’affole » (1984, p. 48). Selon lui, « le lecteur c’est le sujet tout entier, le champ de la lecture c’est celui de la subjectivité absolue ». C’est pour cela qu’on ne peut envisager « une science de la lecture » à moins de concevoir une « science de l’Inépuisement, du Déplacement infini ». Ce qui apparait ici, outre la difficulté à théoriser le lecteur réel, c’est que le sens du texte est pluriel, car il est le produit de l’activité de ses lecteurs.

Définir la lecture dans la perspective de la diversité implique de prendre en compte la pluralité et la « mobilité » du sens. En effet, si l’expression « lecture plurielle » désigne la coexistence de différentes interprétations qui se complèteraient ou se succèderaient, elle ne permet pas toujours d’éclairer le passage de l’une à l’autre. C’est pourquoi il importe d’introduire la mobilité dans la définition de la lecture littéraire. C’est ce que propose Pierre Bayard, dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007). Se dessinant en

creux dans sa théorie de la « non-lecture », sa théorie de la lecture se veut attentive à ce qui en elle relève d’une forme de discontinuité (2007, p. 16). Posant que la lecture n’est ni un processus continu et homogène ni le lieu d’une connaissance transparente de nous- mêmes (p. 18), Bayard s’interroge sur les similitudes entre l’acte de lire et celui de se concevoir comme sujet. Il définit le texte littéraire comme un objet « mobile », du fait de la nature intersubjective de la lecture : « [c]et objet infiniment mobile qu’est un texte littéraire [est] d’autant plus mobile qu’il est partie prenante d’une conversation ou d’un échange écrit et s’y anime de la subjectivité de chaque lecteur et de son dialogue avec les autres » (2007, p. 159). Le livre est mobile autant au sein de la « bibliothèque collective » que de la relation intersubjective.

Cette réflexion stimulante se garde bien d’attribuer au sujet lecteur la mobilité qu’elle encense dans le livre. Le lecteur individuel de Bayard reste unifié, le seul mouvement dans lequel il soit irrémédiablement entrainé est l’oubli. Autrement dit, Bayard entrevoit le mouvement ou le changement du lecteur comme une perte (de mémoire puis d’identité) et non comme une chance. La lecture en effet est « productrice de dépersonnalisation, puisqu’elle ne cesse de susciter, faute d’être en mesure de mémoriser le moindre texte, un sujet incapable de venir coïncider avec lui-même » (2007, p. 61). Le « sujet de la lecture [...] n’est donc pas un sujet unifié et assuré de lui-même, mais un être incertain [...] devenu incapable de séparer ce qui est à lui de ce qui est à l’autre, il court le risque à tout moment, dans ses rencontres avec les livres de se heurter à sa propre folie » (p. 62). Étrange paradoxe d’une théorie de la lecture comme création, affirmant la mobilité du livre, et reculant finalement devant l’idée d’un lecteur capable de se saisir lui-même comme un sujet changeant, comme un autre. Selon Bayard, entrer dans le livre, c’est risquer de s’y perdre. Si le « bon lecteur » lit tout de même, c’est de manière extensive : « [c]’est à une traversée

des livres que procède le bon lecteur, qui sait que chacun d’eux est porteur d’une partie de

lui-même et peut lui en ouvrir la voie, s’il a la sagesse de ne pas s’y arrêter » (p. 154). Pour Bayard, le sujet doit chercher dans le livre la confirmation de son identité.

Lire, est-ce coïncider avec soi-même ou faire l’expérience de la diversité ? Qu’est-ce qui est en jeu dans la lecture ? Sert-elle une mise en évidence de nos propres structures psychiques, de nos habitudes intellectuelles, de nos représentations collectives comme autant de préalables à la lecture ? Ou la lecture constitue-t-elle la possibilité d’un déplacement, d’une mise en mouvement de ces mêmes catégories ? Dans La conscience critique (1971),

Georges Poulet commentait déjà le passage de la conscience d’une altérité à celle de soi comme un autre :

Je suis quelqu’un à qui il arrive d’avoir pour objet de ses propres pensées des pensées qui sont tirées d’un livre que je lis et qui sont les cogitations d’un autre. Elles sont d’un autre, et c’est pourtant moi qui en suis le sujet [...] Chose inconcevable cette pensée étrangère qui est en moi doit aussi avoir en moi un sujet qui m’est étranger [...]. La lecture est exactement cela : une façon de céder sa place non pas seulement à une foule de mots, d’images, d’idées étrangères, mais au principe étranger lui-même (1971, p. 281).

Cette conception de la lecture comme mouvement d’incorporation de la pensée de l’autre et d’altération de soi rejoint la notion d’identité narrative. La lecture littéraire permet la rencontre entre un texte pluriel et mobile et un lecteur pluriel et changeant, dont les multiplicités s’altèrent mutuellement. Au fur et à mesure qu’il traverse le livre, le lecteur est traversé par lui. Michel De Certeau a réuni dans l’image du lecteur « braconnier » la multiplicité, la mobilité et le changement caractéristiques du sujet divers : « [l]e lecteur est le producteur de jardins qui miniaturisent et collationnent un monde, Robinson d’une ile à découvrir, mais possédé aussi par son propre carnaval qui introduit le multiple et la différence dans le système écrit d’une société et d’un texte » (1990, p. 250). Ni complètement renvoyé à lui-même ni entièrement livré à l’autre, le lecteur déjoue les frontières de la topographie identitaire : « [i]l se déterritorialise, oscillant dans un non-lieu entre ce qu’il invente et ce qui l’altère […] Ainsi du lecteur : son lieu n’est pas ici ou là, l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, perdant l’un et l’autre en les mêlant » (p. 254).

En se centrant davantage sur le pôle de la réception, les théories de la lecture littéraire ont progressivement envisagé la pluralité et la mobilité du sens textuel, ce qui a permis une réévaluation des approches sociologiques (Louichon, 2011b, p. 199) et herméneutiques (Daunay, 2007, p. 167). Cependant, ces théories conçoivent la diversité des interprétations essentiellement comme le produit de différents lecteurs, qu’ils se situent diachroniquement (Jauss) ou synchroniquement (Bayard). La reconnaissance de la diversité intrinsèque des sujets lecteurs se heurte à la prégnance de l’interprétation historique dans l’esthétique de la réception et à la résurgence des postulats de l’identité, comme nous l’avons montré à propos de Bayard. Seul De Certeau conçoit véritablement le lecteur dans sa diversité, mais sa théorie de la lecture comme « art de faire » ne s’inscrit pas dans une visée formative. Or, Dufays, Gemenne et Ledur affirment que « lorsqu’on étudie la lecture sous l’angle didactique, on ne passe pas simplement de la théorie à la pratique, mais on change d’objet

d’analyse, car la lecture qui est enseignée et pratiquée à l’école n’est pas l’expérience ordinaire de la rencontre seul à seul avec le texte » (2005, p. 10). La lecture littéraire scolaire est une activité orientée vers l’apprentissage, son fonctionnement est donc radicalement différent de la lecture privée.

2.3.3.3. Le lecteur constructeur de sens dans les théoriesdidactiques sur la lecture