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La figure de l’exilé haïtien dans les romans publiés au Québec

2. CADRE THÉORIQUE

2.2. La perspective de l’altérité

2.2.2. Les identités disloquées dans les littératures francophones des Amériques

2.2.2.3. La figure de l’exilé haïtien dans les romans publiés au Québec

Pour les écrivains des diasporas caribéennes, les processus de dislocation déjà éprouvés dans les pays d’origine se trouvent déplacés et transformés. Selon Glissant, l’exil primordial de l’arrachement à l’Afrique travaille en profondeur les littératures caribéennes. Dans

l’île à la prison de Krome, le même délicat problème de la migrance, un long détour sur le chemin de la souffrance. Passagers clandestins dans le ventre d’un navire, nous visitons non des lieux, mais le temps » (Ollivier, 1994, p. 184). Dans le contexte de la migration vers le nord, la déterritorialisation ne peut accomplir aucune visée libératrice, elle ne fait que redoubler la dislocation identitaire, en superposant de manière spéculaire deux traversées traumatiques : la traite et l’exil.

L’exil est un cas particulier d’émigration forcée qu’il importe de distinguer d’autres déplacements plus ou moins volontaires. Des raisons sociopolitiques sont à l’origine de l’exil. Selon Raphaël Lucas, le terme d’exil est plus pertinent dans le cas des écrivains haïtiens de la période duvaliériste et ceux de Cuba jusqu’aux années 1980 ou de la République dominicaine jusqu’en 1961. L’exil diffère également de l’aventure professionnelle légitime, tentée par des écrivains attirés par l’environnement éditorial du triangle occidental constitué par l’Europe de l’Ouest, les États-Unis et le Canada (Lucas, 2008, p. 186). L’exil est donc explicitement lié aux conditions politiques, ce qui explique que l’engagement ait été au centre des débats identitaires des écrivains caribéens, qui questionnaient leur responsabilité vis-à-vis de leurs peuples et de leurs cultures d’origine. Néanmoins, le lieu d’origine restant la référence privilégiée, l’exilé est condamné à la dislocation identitaire, à l’impossible résolution des contradictions entre le dedans et le dehors. Dans Paysage de l’aveugle (1977), Ollivier met en scène cette hybridité identitaire, sorte de partition schizophrène, que le narrateur refuse d’assumer :

Leur caractère hybride est peut-être ce qui doit le plus retenir l’attention : ni tout à fait noir, ni tout à fait blanc. Et surtout pas entre les deux… Dedans/dehors, tout tient dans cette opposition fondamentale […]. Tout compte fait, ils vivent dehors, en dehors tout en croyant qu’ils agissent en fonction du dedans. Mesdames et messieurs… Les zombis existent… Contemplez-les… (Ollivier, 1977, p. 136).

Dès les années 1970, les écrivains de la diaspora haïtienne, tels que René Depestre (Cuba, France), Jean-Claude Charles (France, États-Unis) ou Roger Dorsinville (Liberia, Sénégal) trouvent un ancrage éditorial au Québec. Des réseaux de solidarité et des complicités militantes se constituent entre les membres du mouvement Haïti littéraire et les écrivains de la Révolution Tranquille. Selon Nepveu, cette similitude tient au fait que « l’imaginaire québécois lui-même s’est largement défini, depuis les années soixante, sous le signe de l’exil (psychique, fictif), du manque, du pays absent ou inachevé » (1998, p. 200-201). Selon Jozef Kwarterko, il faut nuancer ce rapprochement. Pour les écrivains haïtiens qui

publient au Québec, si l’exil est mental, il est avant tout réel, viscéral, éprouvé physiquement : « [l]a douleur du bannissement, repère fondamental de l’oppression vécue, empêche la recomposition identitaire au sens d’un acte d’anamnèse qui permettrait au migrant de s’adapter aux conditions du présent » (2002, p. 216). C’est pourquoi, dans ces romans de l’exil, les composantes spatiotemporelles du Québec ne sont pas présentes. Le lieu narratif privilégié reste Haïti, en particulier les exactions du régime duvaliériste dont le ressassement a une visée expiatoire comme dans Mémoire en colin-maillard d’Anthony Phelps (1976) ou Le nègre crucifié de Gérard Étienne (1974).

Les romans de l’exil manifestent la prégnance de l’identité-racine au sein même de l’altérité puisque les exilés sont dans l’impossibilité de défaire l’amalgame entre l’identité subjective, le territoire et la culture d’origine. En effet, l’exil est une expérience exacerbée de l’arrachement à la terre natale qui renforce paradoxalement la prégnance du territoire. Selon A. Nouss, « l’exil est uniterritorial; soit l’exilé demeure figé dans un sentiment d’appartenance au pays quitté, soit il verse dans l’acceptation d’une nouvelle appartenance » (2003, p. 26). L’exilé enfermé dans le dualisme de l’identité-altérité est condamné à la dis-location, il ne peut combler la distance entre le soi et l’autre, l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé. Pour la première génération d’écrivains exilés, l’obsession de l’origine et le sentiment d’une dépossession identitaire priment sur la relation à l’altérité québécoise.

Les trois projets littéraires dont nous venons de rendre compte consistent à affirmer l’altérité en lui prêtant les caractéristiques de l’identité, c’est pourquoi l’unité demeure comme principe identitaire : le fondement de l’être Créole, le plaidoyer pour une identité québécoise unitaire, la quête de l’identité racine pour l’exilé. Cette contradiction entre le même et l’autre exacerbe l’expérience de la dislocation culturelle. Celle-ci brise la personnalité en deux langues, deux appartenances, deux territoires…

En somme, l’analyse de certaines manifestations de la perspective de l’altérité dans les discours anthropologiques et littéraires nous a montré qu’elle consiste à essentialiser une forme de différence. Cette essentialisation peut faire l’éloge de la fusion du même et de l’autre comme dans les théories du métissage ou de l’hybridité. Elle peut aussi recouvrir une volonté d’affirmation de la différence culturelle caractéristique du culturalisme. La valorisation des périphéries au détriment de leurs anciens centres, dans les discours culturalistes et la formalisation de l’altérité (créole, québécoise, exilique) comme unitaire et

permanente dans les discours littéraires en sont deux exemples. La perspective théorique de l’altérité, même si elle poursuit une visée émancipatrice dans ses concrétisations, tend à enfermer les discours et plus généralement les relations entre les sujets dans une pensée dualiste, qui ne permet pas de résoudre la tension entre le même et l’autre.

Le structuralisme qui s’impose dans les années 1960 entretient des relations indirectes avec la question du « relativisme et de l’identité culturelle » posée par Lévis Strauss dans Race et

histoire. Dans les domaines de la linguistique et de la sémiotique, le moment structuraliste

s’est essayé à penser la différence au sein d’un système. En cela le structuralisme est un « système radicelle » (Deleuze et Guattari, 1980) qui substitue à l’unité subjective du Même, l’unité objective de la structure. Si la linguistique structurale a pu fonder le structuralisme, c’est parce qu’une fois reconnu le rôle du langage comme structure de la culture, le paradigme sémiologique offrait l’idée d’une science générale des signes, c’est-à- dire la possibilité de la connaissance d’une médiation non substantielle (mais structurelle) entre le sujet et le monde, susceptible de mettre en crise l’humanisme moral fondateur du sujet.

2.2.3. Les théories de la lecture littéraire : de l’altérité du texte à l’alter