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2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.3. Les lecteurs réels dans les recherches sur la lecture littéraire

2.3.3.4. Le sujet lecteur divers et réflexif

Le sujet lecteur, une notion didactique

Il est nécessaire de construire des modèles de la lecture littéraire permettant d’accueillir la diversité subjective et intersubjective des interprétations dans la classe. Ces dix dernières années, l’élaboration de la notion de « sujet lecteur » a ouvert la voie à de tels modèles. Dans Le sujet lecteur, lecture subjective et enseignement de la littérature (Rouxel et Langlade, 2004), les didacticiens se sont efforcés de décrire la rencontre des lecteurs implicites et des lecteurs empiriques (p. 12-13), à partir de l’hypothèse que « l’ancrage de la lecture dans les expériences du monde particulières des sujets lecteurs [serait] un des lieux où les œuvres achèvent indéfiniment de s’élaborer dans la diversité des lectures

empiriques ? » (2004, p. 82, nous soulignons). En 2007, Gérard Langlade et Marie-José

s’appuyant sur les travaux d’Eco, de Bayard et de Ricœur. « S’intéresser au sujet lecteur ne signifie pas considérer le texte littéraire comme un simple support de l’épanchement subjectif. La problématique du sujet lecteur s’inscrit au contraire dans une théorie de la lecture littéraire comme processus interactionnel entre les lecteurs et les œuvres. » Les auteurs défendent la thèse selon laquelle « l’implication du lecteur dans l’œuvre apparait comme une nécessité fonctionnelle de la lecture littéraire » (2007, p. 103). Cette implication prend la forme d’activités fictionnalisantes, car « le contenu fictionnel des œuvres est toujours bien qu’à des degrés variables, investi, transformé et singularisé par l’irruption des univers de référence des lecteurs » (idem, p. 104).

Le modèle théorique du sujet lecteur s’inscrit triplement dans la perspective de la diversité. Premièrement, il postule que la diversité des lectures subjectives est l’objet privilégié de la théorie de la lecture littéraire. La lecture littéraire « n’est appréhendable et analysable que dans ses réalisations effectives. C’est dire que l’implication des lecteurs constitue la matière de toute théorisation de la lecture littéraire » (idem, p. 105). Deuxièmement, le lecteur lui- même est conçu comme un sujet divers. La diversité et la mobilité du sujet lecteur sont prises en compte dans la durée de l’acte de lecture : « il s’agit d’une identité “plurielle”, mobile, mouvante faite de moi différents qui surgissent selon les moments du texte, les circonstances de sa lecture et les finalités qui lui sont assignées » (Rouxel et Langlade, 2004, p. 15). La formation de la subjectivité dans le moment de la lecture s’inscrit dans une temporalité plus large, qui est celle de l’histoire du sujet : « [p]lus qu’à une identité stable et bien définie, la notion de sujet lecteur renvoie en fait à un feuilletage identitaire complexe où les fragments de l’histoire propre du sujet se mêlent aux échos de ses diverses expériences de lecteur » (2007, p. 102). Le sujet lecteur est un sujet divers qui se forme et se transforme au gré de ses lectures et de ses relectures (Louichon, 2009). Les enjeux de l’apprentissage de la lecture subjective sont explicitement liés à la formation de sujets lecteur divers, non seulement multiples, mais changeants : « faire, pour chaque lecteur, de ces textes que nous aimons et lisons, des matériaux de l’invention de soi avec les autres » (Mazauric, Fourtanier, Langlade, 2011, p. 25). En classe, ce rapport inventif à soi-même comme un autre s’inscrit nécessairement dans la relation à autrui comme autre lecteur du texte. Le troisième ancrage du modèle du sujet lecteur dans la perspective de la diversité consiste à affirmer le caractère interprétatif et médiatisé de la relation à autrui. Annie Rouxel et Gérard Langlade postulent que « l’implication du sujet donne sens à la pratique de la littérature puisqu’elle est tout à la fois le signe d’appropriation du texte par le lecteur et

la condition nécessaire d’un dialogue avec l’autre, grâce à la diversité des réceptions d’une même œuvre » (Rouxel et Langlade, 2004, p. 14). La situation didactique implique en effet de situer la lecture subjective dans un espace dialogique (les autres discours sur le texte) et intersubjectif (les autres lecteurs du texte). Les diversités interprétatives se développent donc sur deux plans : sur un plan collectif, on envisagera les diverses interprétations d’un même texte par plusieurs lecteurs; sur un plan individuel, on tiendra compte des diverses interprétations d’un lecteur, lui-même divers.

La situation didactique implique également la mise à distance réflexive de l’acte de lecture par les élèves et en particulier la verbalisation de leurs textes de lecteur. Le texte du lecteur est une notion en construction qui caractérise un changement de paradigme : du texte de l’œuvre vers le texte du lecteur (Mazauric, Fourtanier et Langlade, 2011). D’après Rouxel, « ce que produit la lecture, c’est un texte singulier et mobile créé par le lecteur à partir des signes sur la page. [...] L’actualisation d’un texte par un lecteur est construction d’un objet immatériel et éphémère qui se dérobe à l’observation et tend à se dissoudre avec le temps. » (Rouxel, 2011, p. 115) Selon elle, « le texte du lecteur est un infra texte que le lecteur peut retrouver en lui en cherchant à retrouver sa texture » (idem, p. 125). Mais peut-on définir le texte du lecteur en dehors de toute verbalisation ? Selon nous, la verbalisation de l’expérience de lecture est une nécessité didactique. Dans le même ouvrage, Gervais distingue le texte premier, produit de l’imagination au travail et le texte final, résultat de la mise en mot d’une expérience (Gervais, 2011, p. 157). Le texte premier de la lecture constitue un matériau privilégié; néanmoins, il échappe à l’observation et de ce fait à la prise réflexive, c’est pourquoi il importe de mettre en place des dispositifs permettant de recueillir les traces des textes « premiers » dans des textes que nous appellerons « seconds ».

Gérard Langlade et Marie-José Fourtanier affirment la nécessité d’interroger et de confronter les textes des lecteurs élèves; ils proposent la mise en place de dispositifs de

lecteur. « Un dispositif de lecteur a pour ambition de faire apparaitre dans des procédures

discursives, physiologiques ou iconiques variées [...] tout ce qui relève et supporte l’imaginaire métissé et mobile de l’œuvre singularisée par une expérience de lecture. [...] Un dispositif constitue donc la stabilisation, certes toujours mouvante, lacunaire, provisoire et incertaine, des déclenchements d’imaginaires produits par la rencontre d’une œuvre et d’un lecteur » (2007, p. 113). L’enseignement de la lecture littéraire implique, par rapport à

une pratique privée, une didactisation de l’expérience de lecture. Cette didactisation repose sur la mise en mots des diverses expériences de lecture. La verbalisation constitue une première forme de mise à distance, dans la mesure où elle permet à chaque sujet lecteur d’objectiver son texte singulier dans et par le langage. Une deuxième forme de mise à distance tient justement à la confrontation des divers textes de lecteur, grâce à la médiation de l’autre. Ces deux processus font de la lecture subjective en classe une activité doublement réflexive.

Les apports de l’herméneutique du soi à la notion de sujet lecteur divers

Dans le champ de la didactique du français, la notion de sujet lecteur suscite encore des réserves. Certains y voient un retour à la subjectivité moderne, avec le risque pour les enseignants et les chercheurs de substituer au lecteur réel la figure métaphysique d’un sujet abstrait. D’autres, au contraire, craignent une dérive subjectiviste, propice au renforcement des préjugés des élèves. Selon nous, ancrer plus explicitement la notion de sujet lecteur dans l’herméneutique du soi de Ricœur permet de montrer que le sujet lecteur divers se distancie à la fois du sujet rationnel de la modernité et du sujet romantique guetté par le solipsisme interprétatif.

Avec la notion d’identité narrative (Ricœur, 1985, 1990), nous avons vu que la lecture constitue le détour réflexif privilégié qui mène à la compréhension concomitante du sens et du soi. Si la subjectivité du lecteur se révèle à elle-même, dans sa diversité et sa mutabilité, au terme du processus de la compréhension, elle ne peut plus constituer le fondement d’une identité substantielle. La notion de sujet lecteur se distancie définitivement de la conception moderne du sujet, par son caractère médiat (opposé à immédiat), indirect, fragmentaire (non totalisant, non homogène), fictionnel et critique. Premièrement, à l’immédiateté de la certitude qui fondait la connaissance de soi, Ricœur oppose le long et sinueux détour par les textes qui permet la compréhension de soi-même comme un autre (caractère médiat). Deuxièmement, comme le précise Ricœur : « le détour par le texte impose précisément le mode indirect et fragmentaire de tout retour sur soi » (1990, p. 33). Troisièmement, la fiction, qui est une dimension fondamentale de la lecture littéraire, est aussi une dimension constitutive de la subjectivité du lecteur : « [l]ecteur, je ne me trouve qu’en me perdant. La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’égo (1986, p. 131) ». S’il se distancie du sujet moderne, le sujet lecteur se distingue aussi de l’individualité romantique cherchant dans la lecture la confirmation de ses propres structures psychiques. La

compréhension de soi implique en effet un moment critique, que Ricœur nomme critique des idéologies : « [l]a critique des idéologies est le détour nécessaire que doit prendre la compréhension de soi, si celle-ci doit se laisser former par la chose du texte et non par les préjugés du lecteur » (1986, p. 131). Le détour par cet autre qu’est le texte est la condition première du retour sur soi-même comme un autre.

De la distanciation comme concept herméneutique à la réflexivité du sujet lecteur divers

Que pourrait apporter cette dimension critique et réflexive de la compréhension de soi- même comme sujet lecteur divers à la résolution de la tension entre participation et distanciation ? Nous nous situons dans la continuité des recherches en didactique de la lecture qui proposent de dépasser le dualisme qui opposait d’un côté, une posture participative ou naïve, qui serait caractérisée par l’investissement affectif du lecteur, et de l’autre, une posture distanciée ou experte, caractérisée par la mise à distance analytique du texte. Nous avons vu que Dufays, Gemenne et Ledur (2005) ont défini la lecture littéraire comme un va-et-vient dialectique entre la distanciation et la participation. Parce qu’elle tend à ramener la subjectivité à l’instance participative et parce qu’elle définit essentiellement la distanciation comme une prise de distance par rapport au texte6, cette dialectique ne permet pas vraiment d’intégrer la réflexivité du sujet lecteur, et en particulier le moment critique. Peut-on envisager une autre forme de distanciation qui ne se limite pas à la mise à distance analytique du texte (de ses codes, de ses structures, de son fonctionnement intertextuel) ? Selon Ricœur, la distanciation est un « concept herméneutique » qui recouvre trois définitions. Premièrement, c’est le geste second par lequel un sujet met à distance son appartenance au monde.

Ce concept de distanciation est le correctif dialectique de celui d’appartenance, en ce sens que notre manière d’appartenir à la tradition historique, c’est de lui appartenir sous la condition d’une relation de distance qui oscille entre l’éloignement et la proximité. Interpréter, c’est rendre proche le lointain (temporel, géographique, culturel, spirituel). Parce que la distanciation est un moment de l’appartenance, la critique des idéologies peut être incorporée, comme un segment objectif et explicatif, dans le projet d’élargir et de restaurer la communication et la compréhension de soi (Ricœur, 1986, p. 57).

Deuxièmement, dans le cadre de l’interprétation, la distanciation est au cœur même de l’appropriation, puisque la lecture consiste à actualiser des significations produites dans des

6 « La distanciation privilégie les référenciations internes et intertextuelle, c’est-à-dire la sémiosis du

texte, sa nature construite, sa fonction “poétique” et esthétique » (Dufays, Gemenne et Ledur, 2005, p. 119).

contextes qui nous sont étrangers (de par leur éloignement temporel, spatial, culturel, etc.). Troisièmement, la distanciation de soi à soi repose sur « la critique des idéologies », nommée aussi « le moment critique ». « On peut parler d’une distanciation de soi à soi, intérieure à l’appropriation elle-même [...] La distanciation dans toutes ses formes et dans toutes ses figures, constitue par excellence le moment critique dans la compréhension » (Ricœur, 1986, p. 60). Si l’on considère que la distanciation de soi à soi est intérieure à l’appropriation elle-même, dans un contexte de formation, on ne peut réduire le concept de distanciation à la mise à distance du texte, autrement dit, à une méthodologie qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à l’appropriation. Cela nous engage à penser que l’émergence de la subjectivité et le détour réflexif par les textes sont des processus concomitants et complémentaires. La réflexivité, si on la considère à la fois comme une mise à distance et un retour sur soi, est liée à l’émergence de la subjectivité. Inversement, l’investissement subjectif du lecteur ne constitue pas un manque de distance par rapport à la supposée objectivité du sens textuel, mais la condition de son appropriation.

Selon nous, la mise à distance doit s’exercer, certes par rapport au texte de l’oeuvre, mais aussi par rapport au texte du lecteur, et plus généralement à son parcours interprétatif. La formation de l’élève est alors orientée vers l’explicitation de son propre parcours, par le biais de la verbalisation de la diversité des ressources subjectives, de l’explicitation des processus mis en oeuvre, et de la mise en relation des discours d’autrui. Notre hypothèse est que favoriser la mise à distance réflexive des interprétations subjectives permet le moment critique, la « distanciation de soi à soi », susceptible de briser le solipsisme interprétatif. Ce moment critique ne constitue pas un saut hors de la subjectivité, mais au contraire la condition de la prise de conscience par un lecteur de la dimension subjective de ses interprétations. Autrement dit, c’est en prenant conscience de son investissement subjectif dans la lecture que l’élève se percevra comme un sujet lecteur divers et qu’il pourra mettre à distance ses discours et ses pratiques langagières.

2.3.4. La formation des sujets lecteurs divers en classe de français