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Le lecteur constructeur de sens dans les théories didactiques

2. CADRE THÉORIQUE

2.3. La perspective de la diversité

2.3.3. Les lecteurs réels dans les recherches sur la lecture littéraire

2.3.3.3. Le lecteur constructeur de sens dans les théories didactiques

Les modèles tripartites du lecteur

Les travaux de Michel Picard ont eu une influence considérable sur les recherches en didactique de la lecture. Relevant le défi de formaliser l’activité d’un lecteur réel, il propose d’envisager La lecture comme jeu (1986). Son modèle de lecteur comporte trois instances, inspirées de la psychanalyse : le liseur, le lu et le lectant. Le liseur « maintient sourdement la présence liminaire, mais constante du monde extérieur et de sa réalité; le lu s’abandonne aux émotions modulées suscitées dans le Ça [...] le lectant fait entrer dans le jeu par plaisir la secondarité, attention, mise en œuvre critique d’un savoir » (p. 148-149). Vincent Jouve a infléchi le modèle de Picard, rejetant la figure du liseur, selon lui peu opératoire, divisant l’instance participative entre le lu, passif et le lisant, actif, et conservant l’instance distanciée et critique du lectant. L’apport de ces modèles réside dans la prise en compte de la subjectivité du lecteur et plus précisément dans le dépassement de l’opposition traditionnelle entre deux types de lecture : la lecture participative ou ordinaire et la lecture distanciée ou experte. En définissant l’activité du lecteur comme le jeu entre trois instances, ils montrent que chacun met en oeuvre plusieurs types de lecture.

Les modèles sémiotiques de construction du sens

Les modèles inspirés de la sémiotique ont en commun de décrire l’activité du lecteur comme un processus de construction du sens. Selon Gilles Thérien, « comprendre, c’est construire » (1992, p. 99). Dufays, Gemenne et Ledur définissent la lecture littéraire comme « un processus de construction qui repose sur les compétences et les motivations du lecteur » (2005, p. 71). Cela implique que le texte « tant qu’il n’est pas soumis au filtre de cette lecture-construction, n’est qu’un pur artéfact dénué de toute signification » (idem). Cependant, l’activité du lecteur est fortement contrainte par le contexte de la réception. En effet, selon Dufays, la construction du sens est nécessairement soumise à des systèmes sémantiques préexistants, à des phénomènes de stéréotypies : « la prégnance des stéréotypes

est telle que, sitôt qu’il est situé dans un contexte socioculturel donné, le texte devient un

objet social dont les signifiants peuvent être référés à des schémas sémantiques de ce

contexte, et la lecture devient quant à elle, un processus de reconnaissance et de combinaison d’une matière préexistante » (Dufays et col., 2005, p. 71). Pour Bertrand Gervais, loin d’être un parcours buissonnier, l’activité du lecteur est évaluée en fonction de sa conformité avec des discours axiologiques et théoriques institutionnalisés :

Le passage de la progression à la compréhension signale l’instauration d’une nouvelle régie, qui n’est plus simplement le lecteur, et par le fait même l’application d’un système de valeurs. Cette régie est l’institution littéraire, mais aussi universitaire, les disciplines et leurs modèles déjà constitués, les écoles de pensée, toutes les manifestations possibles de ce que Stanley Fish a appelé des communautés interprétatives, dont le rôle est d’imposer des formes discursives, des interprétations, des valeurs qui servent à déterminer la justesse et la fausseté des discours tenus sur les textes (Gervais, 1993, p. 115).

Ces auteurs tentent donc d’articuler une approche sémiotique du texte à sa concrétisation comme « objet social » dans le contexte de la réception. Les données socioculturelles, sous la forme de discours normatifs ou stéréotypiques, sont envisagées comme des contraintes extérieures au lecteur qui limitent considérablement son activité de construction de sens. Seuls les schémas sémantiques et axiologiques des discours contextuels sont pris en compte. Qu’en est-il des connaissances, des structures discursives, des scénarios imaginaires et des valeurs des lecteurs ? Si la lecture est un processus de reconnaissance des schémas sémantiques préexistants ou une forme d’application de discours institutionnalisés, on est en droit de se demander quelle est la part du lecteur dans la construction du sens et en quoi elle diffèrerait de la reproduction de discours figés et sédimentés par la tradition. Par ailleurs, ces modèles reposent sur la distinction entre deux modalités de l’activité lectorale qu’ils tentent d’articuler dialectiquement. Dufays, Gemenne et Ledur regroupent les « approches lectorales » en trois ensembles, selon qu’elles privilégient une lecture distanciée, participative ou un va-et-vient dialectique entre les deux. Quelles conceptions du lecteur se dégagent de ces définitions de la lecture littéraire ?

La lecture participative qui favorise l’illusion référentielle et l’investissement psychoaffectif du lecteur a longtemps été conçue comme une lecture spontanée ou naïve, propre à l’enfance ou à un insuffisant lecteur. Jean-Louis Dufays et ses collaborateurs ne dérogent pas tout à fait à cette tradition lorsqu’ils affirment que ce mode de lecture « n’est pas en soi porteur d’apprentissages, du développement de compétences nouvelles » (2005, p. 93), tout en affirmant que ses enjeux sont vitaux pour les lecteurs en difficultés. Mode de lecture jugé

insuffisant, mais néanmoins nécessaire à un sujet lecteur lui-même insuffisant, la lecture participative peine à entrer dignement dans le champ de la didactique de la lecture. Pour certains sémioticiens, la lecture participative est celle qui fait violence au texte, elle est une « hémorragie permanente » (Barthes, 1984) de la subjectivité ou une « utilisation » (Eco, 1985) du texte à des fins personnelles. Associée au dé-lire plus qu’au lire, la lecture participative est suspectée d’être erratique (Saint-Gelais, 2007), voire erronée, le mouvement d’un sujet désirant troublant le cheminement de sa pensée. Au contraire, la lecture distanciée permet de rétablir une certaine objectivité du texte. Elle est fortement légitimée par l’institution scolaire parce qu’elle favorise l’apprentissage de savoirs et par l’institution littéraire parce qu’elle justifie l’ascendance de l’expert sur le lecteur commun. La faveur accordée à la lecture distanciée tient surtout à sa solidarité avec la figure du sujet qu’elle construit. Ce sujet de l’objet, rationnel et jouissant du plaisir désintéressé de la connaissance, c’est le sujet moderne.

La proposition de Dufays, visant le « va-et-vient » dialectique entre ces deux modes de lecture, a le mérite de dépasser un dualisme qui ne permet pas de saisir l’acte de lecture dans sa complexité : « il oblige à penser ensemble, de manière systémique, le rapport entre l’ancrage et le désancrage du sens, la fonction référentielle et la fonction poétique, les rapports passionnel et rationnel, la subjectivité et l’intersubjectivité » (2005, p. 94). Le continuum entre différents modes de lecture introduit la possibilité d’un déplacement entre les instances du lecteur préalablement identifiées par Picard. On retrouve d’ailleurs la structure tripartite dans la description du processus de lecture comme la combinaison de trois activités : la construction du sens (composante sémiotique), la modalisation du sens (composante psychoaffective), l’évaluation du texte (composante axiologique) (Dufays et col, 2005, p. 109).

Des conceptions dialectiques ou étapistes ?

Gervais propose de définir la lecture littéraire comme le passage de la progression (lire le texte du début à la fin) vers la compréhension (réexaminer et revoir les éléments du texte en fonction de ce qui a été lu). Selon Gervais, « la lecture littéraire n’est pas une première lecture d’un texte, une lecture-en-progression; mais bien plutôt un retour sur le texte, une

relecture » (1993, p. 95). La compréhension est donc postérieure à la lecture en progression.

Dans un second ouvrage, Gervais revient sur la complémentarité entre comprendre et interpréter. « L’interprétation est une opération de second niveau qui prend le relai d’un

processus de compréhension dont elle complète justement l’œuvre » (Gervais, 1998, p. 16). Le modèle de Gervais est donc étapiste : « [c]omprendre et interpréter se complètent comme les deux étapes d’un même processus et je pose que c’est là dans la transition entre les deux, qu’apparait la lecture littéraire » (1998, p. 47, nous soulignons).

Catherine Tauveron (1999) interroge la pertinence du couple compréhension/interprétation qui clive école et collège. Elle remet en cause la tradition selon laquelle l’interprétation serait un processus postérieur et supérieur à la compréhension, ce qui justifierait qu’il soit réservé aux derniers niveaux de l’enseignement secondaire. « D’une façon générale, selon la tradition, l’interprétation est posée comme opération de “second degré”, comme processus postérieur à la compréhension, mais tantôt comme processus autonome de nature différente tantôt comme processus complémentaire » (Tauveron, 1999, p. 16).

Dans le modèle de Dufays, la compréhension est conçue comme une construction du sens et comme un préalable à l’interprétation. Ce modèle est également étapiste. Le processus de compréhension fait l’objet d’une analyse détaillée en plusieurs étapes : de l’orientation préalable (finalisation et précadrage), on passe à la compréhension locale (des mots, des phrases) puis à la compréhension globale qui repose sur la mobilisation de topics (intertextes, connaissances génériques, stéréotypes). Les interprétations plurielles sont reconnues, mais elles sont centrées sur l’auteur ou le texte : psychobiographique, psychanalytique, intertextuelle, sociohistorique, idéologique. Ce modèle théorique de la compréhension-interprétation valorise la distanciation par rapport aux textes et l’élucidation de l’intention auctoriale (2005, p. 73) et n’accorde finalement à la subjectivité du lecteur qu’une place marginale. Ces conceptions issues de la sémiotique postulent théoriquement une complémentarité entre la compréhension et l’interprétation (Gervais, Thérien) ou entre la participation et la distanciation. Néanmoins, lorsqu’elles sont développées dans une visée praxéologique, elles se révèlent étapistes. Gilles Thérien, par exemple, préconise un enseignement de la lecture suivant deux phases :

Dans le domaine de l’enseignement de la lecture littéraire, il est paradoxal de vouloir enseigner des interprétations comme résultats objectifs [...]. Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est d’apprendre à distinguer deux phases pédagogiques, celle où il faut lire et comprendre, phase qui exige du travail, de l’attention, du temps, phase aussi qui repose largement sur les savoirs de l’institution littéraire, et une seconde phase, où il est simplement utile de montrer le processus par lequel l’interprétation peut se réaliser (Thérien, 1992, p. 104).

Tauveron critique ces conceptions étapistes qui construisent chez les élèves des rapports figés à la compréhension (perçue comme décodage) et des représentations réductrices de l’interprétation. « Ces représentations se retrouvent intactes au sortir du lycée, chez les faibles lecteurs, en dépit d’un enseignement institutionnalisé de l’interprétation » (1999, p. 12). Ces représentations influencent les pratiques des élèves en difficulté comme le constatent Rosier et Pollet (1996) : « ils s’en tiennent à une approche purement consommatrice et affective associée à une simple activité de compréhension mécanique évacuant l’ambigüité et la polysémie » (cités par Tauveron, idem).

Distinguer didactiquement les problèmes de compréhension et d’interprétation

Tauveron pose que le processus interprétatif est inclus dans le processus de compréhension, plus exactement qu’il en est à la fois le produit et la source : « nous disons avec Vandendorpe (1992) que la compréhension peut être le produit d’un processus interprétatif plus ou moins complexe et avec les herméneutes qu’elle peut être la source d’un second processus interprétatif » (1999, p. 17). Cette approche s’inscrit dans une conception de la lecture littéraire comme activité de résolution de problèmes. Si la compréhension et l’interprétation sont théoriquement dans un rapport d’inclusion (ce que confirment les pratiques expertes), sur le plan didactique elles créent des problèmes qui doivent être distingués : « les problèmes de compréhension et les problèmes d’interprétation [...] ne se traitent pas didactiquement de la même manière » (p. 17). Selon l’auteure, certains textes génèrent des problèmes de compréhension, ce sont les textes « réticents » alors que d’autres génèrent des problèmes d’interprétation, ce sont les textes « proliférants ». Cette distinction est fort opératoire pour le choix du corpus à enseigner, néanmoins elle détourne l’intérêt porté à l’activité des lecteurs par les autres modèles (les instances lectorales, les processus de lecture) vers une typologie textuelle. Autrement dit, la déconstruction des dispositifs discursifs relègue au second plan la variété des lectures effectives.

De plus, cette approche par résolution de problème est centrée sur le plaisir de l’élucidation, certes essentiel pour le développement cognitif de l’enfant, mais peu impliquant subjectivement. Francis Marcoin résume bien les enjeux et les limites de cette approche au primaire :

Traiter de « résolution de problèmes » permettait, du moins en apparence, de ne pas avoir à recourir à une culture préexistante chez l’enfant et donc inégale par définition, tout en cernant des questions précises et en ouvrant à une littérature plus complexe, moins puérile, rendue accessible à tous. C’était aussi et cela reste une façon de déplacer la

question vers le lecteur, considéré comme co-créateur du texte. Mais ce déplacement ne doit pas conduire à des contraintes plus strictes qu’auparavant, et fondées paradoxalement sur l’invitation à faire « jouer » le texte. Et si ça ne joue pas, ou si je ne joue pas ? Dans certains cas, le jeu sur la narration ne finit-il pas par devenir scolastique, par se présenter d’emblée comme un problème d’école ? (Marcoin, 2002, p. 7).

Pour conclure sur ce point, nous citerons Brigitte Louichon qui affirme que « la notion de lecture littéraire toute problématique et plurielle qu’elle demeure a bien produit du consensus théorique didactique » en particulier concernant « le projet de déplacer l’enseignable du texte aux interactions texte-lecteur » (2011b, p. 199-200). Les didacticiens tentent de penser les différentes formes d’actualisation des textes par les lecteurs sans nécessairement les hiérarchiser. Néanmoins, « il reste que la question de la lecture littéraire induit souvent le surgissement de dualités qui font faire subrepticement retour à une telle hiérarchisation » (Daunay, 2007, p. 171). La tentation du dualisme entre compréhension et interprétation ou entre participation et distanciation nous fait courir le risque de disqualifier à priori certaines lectures par rapport à d’autres, de figer des représentations erronées chez les élèves et de systématiser des pratiques réductrices. Outre les possibles dérives dans l’application mécanique de questions sur les blancs ou les nœuds du texte, Francis Marcoin souligne le paradoxe des approches par résolution de problème qui sont centrées sur l’activité du lecteur, mais qui la réduisent à sa composante cognitive au détriment de l’ancrage social et culturel du sujet. De même, les conceptions sémiotiques du lecteur tendent à uniformiser la diversité des lectures subjectives au profit d’un jeu entre les modalités ou les régies de la lecture.