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THÉORIE DE L’ANGOISSE

L’élaboration précise de la théorie de l’angoisse, ou tout au moins sa formula-tion définitive, n’est intervenue que tardivement dans l’œuvre de Freud, puisque son livre Inhibition, symptômes et angoisse est paru en 1926, non qu’il n’ait abordé le problème auparavant mais il en était resté à une concep-tion relativement simple et qu’il a lui-même récusée par la suite. Cette première conception, parfois appelée première théorie de l’angoisse, n’est cependant pas sans intérêt pour la compréhension de la théorie psychanaly-tique et mérite qu’on la présente ici.

Première théorie de l’angoisse

Elle peut être énoncée de façon très simple. Dès 1905, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud en donne la formulation suivante: chez l’adulte comme chez l’enfant, la libido se change en angoisse dès le moment que la pulsion ne peut atteindre à une satisfaction. Dans une note ajoutée en 1920, il précise de façon imagée: «L’angoisse névrotique est un produit de la libido, comme le vinaigre est un produit du vin». En fait, considérant le cas de l’enfant, il observe que l’angoisse, à l’origine, n’est pas autre chose qu’un sentiment d’absence de la personne aimée. Mais, il n’élabore pas davantage cette façon de voir et, d’autre part, il postule que ce sont les enfants dont la pulsion sexuelle est précoce ou excessive qui montrent une prédisposition à l’angoisse.

Une dizaine d’années plus tard, dans le chapitre consacré à ce sujet dans

«L’Introduction à la psychanalyse», il apporte un peu plus de précisions.

D’abord, il s’efforce de distinguer clairement l’angoisse réelle et l’angoisse névrotique. L’angoisse réelle est déclenchée par la perception d’un danger extérieur et elle est associée à un réflexe d’autoconservation. Donc, elle appa-raît comme quelque chose de parfaitement normal et compréhensible.

Toutefois, dit-il, la réaction de protection pourrait intervenir sans s’accompa-gner de la sensation d’angoisse, laquelle, lorsqu’elle est trop intense, peut même constituer un obstacle en paralysant le sujet. Seule, dit-il, la fuite est rationnelle, l’angoisse ne répond à aucun but.

Il reprend la conception ontogénique exposée en l905 en la précisant.

L’enfant réagit à la perte de la mère, ce qui reproduit, dit-il, l’angoisse accompagnant l’acte de la naissance qui est une séparation d’avec la mère. Il précise que cette séparation d’avec la mère laisse la libido inemployée, n’ayant pas d’objet sur lequel elle puisse se porter. En cela, l’angoisse de l’enfant préfigure l’angoisse névrotique de l’adulte. En effet, chez l’enfant,

1. Lettre à FLIESS du 2 avril 1896, in La naissance de la psychanalyse.

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© MASSON. La photocopie non autorisée est un délit.

l’angoisse réelle n’intervient pratiquement pas. Un enfant est assez indifférent devant des situations réellement dangereuses, ce qui tient simplement à son incapacité à apprécier ce danger.

Précisant davantage les choses, il remarque que cette perte de l’objet aimé peut être remplacée par une situation ayant la même signification. Ainsi, l’enfant qui, dans l’obscurité, ne voit plus sa mère, pense la perdre et il réagit par de l’angoisse chaque fois qu’il se retrouve dans l’obscurité.

Toutefois, il existe une différence majeure entre l’enfant et le névrotique:

chez celui-ci il ne s’agit pas d’une libido momentanément inemployée mais d’une libido détachée d’une représentation refoulée. En parlant du refoule-ment1 Freud avait, jusqu’ici, envisagé uniquement le sort de la représentation.

Il dit maintenant que la charge affective, le quantum d’énergie qui est attaché à cette représentation, subit la transformation en angoisse, quelle qu’aurait pu être sa qualité dans des conditions d’expression normale. Il parle même d’une décharge sous la forme d’angoisse. Il note, bien entendu, que le processus névrotique ne se résume pas à cette production d’angoisse et que, dans la phobie par exemple, il intervient ensuite une projection; c’est-à-dire que l’angoisse est rattachée à un danger extérieur et que, d’autre part, il y a forma-tion de symptômes destinés à empêcher le contact avec cet objet extérieur phobogène (processus qu’il est intéressant de relever car nous le retrouverons dans la deuxième théorie de l’angoisse).

Notons qu’à cette époque Freud reprend la théorie d’Otto Rank, bien qu’il ne le nomme pas, en précisant que l’angoisse névrotique s’organise autour d’un noyau qui constitue la répétition d’un certain événement important et signifi-catif, appartenant au passé du sujet; que, d’autre part, cet événement initial ne peut être que la naissance.

Du point de vue descriptif, il distingue ce qu’il appelle les angoisses d’attente, qui ne sont pas déclenchées par une situation particulière et, d’autre part, les phobies, où il existe un objet identifié comme cause déclenchante de cette angoisse.

D’un point de vue nosographique, et aussi étiopathogénique, il rappelle, d’une part, sa théorie des névroses actuelles à l’origine desquelles il place une insuf-fisance de décharge sexuelle. Il précise que l’abstinence sexuelle ne favorise la production d’angoisse que dans les cas où la libido ne trouve pas, par ailleurs, de dérivation satisfaisante, ou n’a pas été pour la plus grande partie sublimée.

Il remarque, d’autre part, qu’une catégorie de névrosés, les obsédés, semble être épargnée par l’angoisse. Cependant, lorsque ces malades sont empêchés d’exécuter leur rituel, leur cérémonial, on constate qu’ils éprouvent une angoisse intense qui n’était donc que dissimulée derrière le symptôme. Dans la névrose obsessionnelle, l’angoisse est remplacée par le symptôme. Il semble donc permis de conclure que les symptômes ne se forment que pour

1. Voir le mécanisme du refoulement au chapitre 4.

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empêcher le développement de l’angoisse qui, sans eux, surviendrait inévitablement.

Pour conclure, et en nous plaçant dans la perspective du refoulement, on peut citer une phrase de Freud: «L’angoisse constitue la monnaie courante contre laquelle sont échangées, ou peuvent l’être, toutes les excitations affectives, lorsque leur contenu a été éliminé de la représentation et a subi un refoule-ment». Ce que l’on a parfois résumé dans la formule: le refoulement crée l’angoisse.

Deuxième théorie de l’angoisse

Mais c’est évidemment dans «Inhibition, symptômes et angoisses» que Freud donnera la formulation la plus élaborée et la plus satisfaisante de sa théorie de l’angoisse (dite souvent deuxième théorie de l’angoisse). L’angoisse y apparaît comme une véritable fonction du Moi. C’est comme un signal de déplaisir qui permet de mobiliser toutes les énergies disponibles afin de lutter contre la motion pulsionnelle issue du Ça, laquelle reste d’ailleurs isolée en face de cette mobilisation du Moi. En effet, le Moi seul est organisé, le Ça ne l’est pas et ne met donc pas toutes ses forces disponibles au secours de la motion refoulée. Donc, d’emblée, il est affirmé que le Moi (l’instance) est réellement le siège de l’angoisse et la conception antérieure, qui voulait que l’énergie de la motion refoulée soit automatiquement transformée en angoisse, est repoussée.

D’ailleurs, le problème économique, énergétique, n’est plus au premier plan:

l’angoisse n’est pas suscitée comme une manifestation chaque fois nouvelle mais elle reproduit, sous forme d’état émotionnel, une trace mnésique préexistante. Plus encore qu’auparavant, Freud va appuyer sa conceptualisa-tion sur des considéraconceptualisa-tions cliniques précises.

Ayant remarqué que l’angoisse n’apparaît guère dans l’hystérie de conver-sion, et que, dans la névrose obsessionnelle, elle est solidement recouverte, masquée par les symptômes, il s’appuie essentiellement sur l’étude de la phobie1. Il prend comme exemple une phobie infantile d’animaux, la phobie du petit Hans2. L’objet de cette phobie est précis, c’est la crainte d’être mordu par le cheval. Or, l’analyse met à jour une ambivalence et donc une agressi-vité contre le père. Freud postule que la motion pulsionnelle soumise au refoulement est cette agressivité dirigée contre le père et que le seul trait névrotique est la substitution du cheval au personnage du père. Au passage, il note que c’est ce déplacement qui constitue le symptôme. Cette crainte d’être mordu peut («sans forcer», dit-il) être explicitée comme l’angoisse que le cheval ne lui coupe les parties génitales, ne le châtre. L’angoisse est donc une angoisse de castration et doit être replacée, en ce qui concerne la phobie (et plus généralement les névroses) dans le cadre du complexe d’Œdipe. Il note que l’autre composante œdipienne, la motion tendre vis-à-vis du père,

1. Ou hystérie d’angoisse, à distinguer de la névrose d’angoisse (cf. chapitre 8).

2. Pour l’exposé clinique détaillé, nous renvoyons évidemment aux Cinq Psychanalyses.

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entraîne également une angoisse de castration: impliquée par la position féminine, à la place de la mère (ce qui est encore plus net dans le cas de

«1’Homme aux loups»).

Cette conception entraîne donc un changement notable. Non seulement l’angoisse n’est plus une production automatique, liée au refoulement, mais plus encore, c’est cette angoisse de castration qui produit le refoulement.

L’angoisse névrotique est donc rapprochée de l’angoisse devant un danger réel, ou jugé tel par le sujet.

Cette conception semble pouvoir être élargie à toutes les catégories de phobies, notamment de type agoraphobique, où l’angoisse de castration semble pouvoir dériver directement de «l’angoisse de tentation». Cette filia-tion paraît évidente dans la syphilophobie.

Si l’on compare maintenant la névrose obsessionnelle à la phobie, on cons-tate que la seule différence tient à ce que dans la névrose obsessionnelle la situation de danger est constituée par l’hostilité du Surmoi, c’est-à-dire que le danger n’est pas projeté à l’extérieur, il est au contraire intériorisé. Ceci amène à concevoir la punition du Surmoi comme une forme dérivée de la castration.

Élargissant encore le problème, Freud évoque les névroses traumatiques.

Même en ce cas, le seul fait d’être soumis à un danger réel ne suffit pas à déclencher une névrose. En effet, l’angoisse réactive des traces mnésiques.

Or, jamais quelque chose de semblable à la mort n’a pu laisser de traces assi-gnables. C’est pourquoi l’angoisse de mort doit être conçue comme un analogue de l’angoisse de castration.

Quant à l’angoisse du petit enfant, réaction à l’absence de la mère, à la perte de l’objet, elle peut donc être rapprochée de l’angoisse de la naissance — séparation d’avec la mère — mais aussi de l’angoisse de castration qui est également déclenchée par la menace de perdre un objet hautement investi.

Plus précisément, il y a entre la naissance et l’absence ultérieure de la mère un rapprochement à faire du point de vue économique. Dans les deux cas, il y a accroissement de la tension, ou par le brusque apport d’excitations extérieures lors de la naissance ou par le déplaisir de la faim, dans le cas de la séparation d’avec la mère. Plus tard, cette séparation déclenche l’angoisse, même s’il n’y a pas de sensation de faim, ce qui implique le passage d’une angoisse involon-taire, automatique, liée à une situation menaçante, à une angoisse intentionnelle reproduite comme signal de danger. Cette notion de signal d’angoisse (au fond, angoisse-signal) est un apport important de cette élabo-ration théorique. L’angoisse devient ainsi un élément de la fonction de défense du Moi. Donc, de toute façon, c’est la perte de l’objet ou la menace de la perte qui est la condition déterminante de l’angoisse. Freud remarque que, dans cette perspective, l’angoisse de castration peut aussi se comprendre par le fait que la possession du pénis garantit la possibilité d’une nouvelle union avec la mère (en fait son substitut, la femme). Donc le perdre équivaut à perdre une seconde fois cette mère.

Il est plus difficile de dire comment l’angoisse de castration évolue en angoisse morale, c’est-à-dire en crainte du Surmoi. Il semble que la menace

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soit celle de la perte de l’amour du Surmoi dont on sait qu’il est l’héritier du complexe d’Œdipe, c’est-à-dire des instances parentales. Freud ajoute: «La forme ultime que prend cette angoisse devant le Surmoi est, m’a-t-il semblé, l’angoisse de mort, c’est-à-dire l’angoisse devant le Surmoi projeté dans les puissances du destin»1.

Notons qu’à son habitude, il ne s’attarde guère sur le cas de la fille et du sexe féminin qui, selon lui, «est pourtant, c’est certain, davantage prédisposé à la névrose». Pour elle, dit-il, il ne s’agit pas de la menace de perdre un objet mais d’emblée, au contraire, de la menace de perte d’amour de la part de cet objet. Ce qui, par parenthèse, rapproche l’angoisse de la fillette de l’angoisse surmoïque, bien que Freud ait, dans «l’Introduction au Narcissisme», prétendu que le Surmoi, chez la fille, est de constitution plus tardive que chez le garçon.

Dans les addenda de son ouvrage, qui sont en fait une mise au point et un résumé, Freud précise donc qu’il y a lieu de distinguer le danger réel (menace à partir d’un objet extérieur) du danger névrotique (né d’une exigence pulsionnelle). L’angoisse est liée, de toute façon, à notre détresse face à ce danger. Il appelle traumatique une situation de détresse réellement vécue et il appelle situation de danger une situation évoquant la situation traumatique, c’est-à-dire permettant à l’individu de prévoir le danger et de s’y préparer. À ce niveau, on peut distinguer deux modalités de l’angoisse. Dans un cas, il s’agit d’une angoisse involontaire, explicable économiquement, lorsque s’instaure une situation de danger analogue à la situation de détresse, c’est l’angoisse automatique. Le signal d’angoisseest, quant à lui, produit lorsqu’une situation de ce genre ne fait que menacer. Le Moi semble alors se soumettre à l’angoisse dans un but de «vaccination» mais aussi de mobilisa-tion de ses défenses.

On remarquera, une fois encore, que la deuxième élaboration reprend certains aspects fondamentaux de la première. Mais la seconde théorie de l’angoisse apporte, nous l’avons vu, une notion importante: le point de vue économique ne peut rendre totalement compte du fonctionnement mental. Certaines fonc-tions doivent être abordées du point de vue de l’information. N’est-ce pas évoquer, d’ailleurs, les «petites quantités» d’énergie, dont Freud postulait qu’elles sous-tendent les processus de pensée, processus dans lesquels ce qui importe n’est pas le traitement de l’énergie (minime) véhiculaire mais celui de l’information véhiculée.