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RÊVE, RÊVERIE ET FANTASME

Si Freud a souvent profondément remanié la théorisation de certains concepts ou mécanismes — nous l’avons constaté tout au long de ce chapitre — sa

1. L’important apport de M. KLEIN et de son école à l’étude de l’angoisse de type psychotique (angoisse paranoïde, angoisse de morcellement du Self et de l’objet idéal introjecté) est évoqué à la fin de ce chapitre.

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théorie du rêve n’a pratiquement subi aucun changement depuis l’étude approfondie qu’il en a donnée en 1900 dans La Science des Rêves. Il s’était intéressé à ce problème dès le début de ses travaux sur l’inconscient, mais son projet d’écrire un ouvrage sur ce sujet se précisa dans le même temps qu’il entreprit son autoanalyse (en 1897); on sait quel rôle important y revint à l’interprétation de ses rêves.

Avant de préciser «comment» s’élabore le rêve, nous nous demanderons d’abord «pourquoi» il apparaît, quelle est sa fonction. L’idée première est d’une extrême simplicité. Le rêve est une activité psychique qui appartient au sommeil. Le sommeil est un besoin physiologique, un état dans lequel le dormeur se retranche au maximum de toutes les excitations extérieures. Le sujet ne peut pas supporter indéfiniment la tension du monde et périodique-ment il a besoin de retrouver une situation rappelant la vie utérine. Freud a même parlé d’un instinct qui pousse l’être à revenir à la vie intra-utérine, d’un instinct de sommeil. Le sommeil, dit-il, est en effet un retour au sein maternel.

Mais le désinvestissement de la réalité extérieure, la suspension de l’activité motrice, permettent un affaiblissement des contre-investissements défensifs, une atténuation de la censure puisque les motions pulsionnelles ne risquent plus d’être agies. Dès lors, le refoulement n’étant plus maintenu avec la même rigueur, les représentants pulsionnels vont faire issue hors du Ça, d’autant plus qu’à la faveur de cette régression1 qu’est le sommeil, il y a comme un rapprochement du Moi et du Ça.

Comment apparaît alors la fonction du rêve? Il va se saisir en quelque sorte des pulsions issues du Ça et les aménager de manière à éviter que l’excitation représentée par l’émergence d’un désir ne stimule le Moi au point d’entraîner le réveil. Comment le rêve peut-il apaiser cette excitation? Tout simplement en apportant aux désirs une réalisation de type hallucinatoire. C’est ainsi qu’en résumé le rêve apparaît comme le gardien du sommeil. Dans une lettre à Fliess, lors d’un moment de découragement où il avait le sentiment d’aboutir à une impasse, Freud a même écrit: «Tout cela aboutit à un lieu commun, tous les rêves tendent à la réalisation d’un seul désir qui est le désir de dormir. On rêve pour ne pas être obligé de se réveiller, parce qu’on veut dormir.»

C’est donc l’émergence d’un désir qui risque d’interrompre le sommeil. Or, souvent dans le contenu du rêve, on retrouve des préoccupations évidentes de la journée précédente, les «restes diurnes». Est-ce précisément à ce niveau que le rêve recherche la satisfaction? En fait, il semble que les circonstances extérieures n’interviennent que dans la mesure où elles s’associent à un désir inconscient beaucoup plus profond, beaucoup plus archaïque. Le désir incons-cient «est comme le capitaliste qui fournit l’énergie psychique à la formation du rêve. Ce rêve est réalisé par un entrepreneur, qui est ici les restes diurnes, et qui décide de l’emploi de cette énergie». Selon l’importance relative de ces

1. Dans le rêve, le processus de régression intervient selon plusieurs modalités; ici nous visons la régression «temporelle» de l’organisation du Moi.

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restes diurnes et de la pulsion inconsciente, on a pu parler de «rêves du Moi»

et de «rêves du Ça».

Si le rêve tend à la réalisation hallucinatoire du désir (à un accomplissement du désir) il n’y arrive pas toujours de la même façon ni avec un plein succès.

Dans les rêves infantiles, la réalisation est directe, immédiate. Dans le rêve de l’adulte, la réalisation est voilée, car si la censure est atténuée, elle n’est pas supprimée; ainsi le Surmoi continue à présenter lui aussi ses exigences et le rêve est une formation de compromis 1, tout comme le symptôme.

Mais voyons comment le travail du rêve transforme les pensées profondes du rêveur. Du point de vue descriptif, le souvenir que nous avons du rêve est appelé contenu manifeste. Ce que l’analyse cherche à découvrir derrière ce contenu manifeste, les idées premières qui ont subi le travail du rêve, sont appelées pensées latentes du rêve. Interpréter un rêve, c’est retrouver ces pensées latentes, c’est découvrir l’organisation, le discours exprimant le désir qui est à l’origine du rêve. Contenu manifeste et pensées latentes apparaissent comme deux présentations différentes du même contenu, comme deux langages différents exprimant la même idée.

Corollairement, le travail du rêve consiste à transformer les pensées latentes du rêve de façon à les rendre acceptables par le Moi, à leur éviter le refoule-ment. D’autre part, le rêve représente, grâce à la régression du sommeil, une véritable effraction du Ça dans le Moi. Freud en voit diverses preuves:

d’abord la mémoire est bien plus vaste dans le rêve que dans l’état vigile. On trouve dans le rêve des souvenirs qui pouvaient être oubliés du dormeur, et, en particulier, des éléments qui avaient succombé à l’amnésie infantile.

Deuxième point, le rêve fait appel à un langage symbolique dont la significa-tion reste le plus souvent ignorée du sujet lui-même quand il est éveillé; il semble aussi que le rêve puisse faire apparaître un matériel appartenant à l’héritage phylogénétique. Mais surtout ce matériel inconscient, en pénétrant dans le Moi, porte en lui les traces du travail du Ça. En effet, quand on analyse la façon dont les pensées latentes sont transformées en contenu manifeste, on découvre quatre mécanismes qui sont:

– La condensation.

– Le déplacement.

– La prise en considération de la figurabilité.

– L’élaboration secondaire.

Nous avons déjà parlé de la condensation et du déplacement à propos du processus primaire. Nous n’y reviendrons donc pas, sinon pour relever que la condensation a pour conséquence la surdétermination du rêve ou de certains de ses éléments qui peuvent de ce fait admettre différentes interprétations également valables. On peut remarquer au passage que ces mécanismes qui appartiennent donc normalement au processus primaire font naturellement

1. On peut considérer que le cauchemar en est une illustration; on y trouve le désir et sa sanc-tion, l’angoisse douloureuse. Mais l’angoisse du rêve traumatique ressortirait à la compulsion de répétition.

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l’affaire de la censure puisqu’ils tendent à rendre le rêve inintelligible pour le sujet.

Un troisième effet de l’élaboration c’est de transformer des idées en images visuelles. On peut en distinguer deux aspects: d’une part la sélection, parmi toutes les ramifications d’une pensée, de celles qui se prêtent à l’expression visuelle, d’autre part la tendance à des déplacements d’une notion abstraite vers une représentation concrète se prêtant à l’expression visuelle. Freud remarque qu’on retrouve là un aspect archaïque du langage. En effet, à l’origine, les mots avaient une signification concrète et certains n’ont pris que par la suite un sens abstrait. De la même façon, le langage du rêve ne connaît pas les oppositions, l’illogisme. Parallèlement, à l’origine des langues, un même mot pouvait désigner des notions inverses (exemple, en latin: altus ou sacer).

Le quatrième mécanisme porte la marque, lui, du processus secondaire.

L’élaboration secondaire (dite encore prise en considération de l’intelligibi-lité) tend en effet à faire du rêve un tout cohérent et compréhensible. Plus encore que les autres, il signe l’intervention de la censure, du Surmoi, et corrélativement il semble que les rêves les plus cohérents sont ceux qui sont faits dans le sommeil le moins profond. En fait, l’élaboration secondaire inter-vient non seulement au moment de la formation du rêve, pendant le sommeil, mais elle intervient aussi au moment de la remémoration. Il n’est jamais certain que le rêve que l’on raconte soit exactement conforme à celui que l’on a rêvé. Cette élaboration secondaire, en tant que processus défensif, peut évidemment être rapprochée de la rationalisation.

Nous venons donc de dire que dans son mode d’élaboration même, le rêve a un caractère archaïque, régressif. Cet aspect régressif se retrouve à d’autres niveaux. D’abord et surtout à un niveau temporel, dans la mesure où il permet un retour du refoulé, c’est-à-dire le retour de formations libidinales apparte-nant à des stades précoces de l’évolution. Mais surtout le rêve est intéressant dans la mesure où il est l’illustration type de la régression topique1. En effet, rappelons que dans l’état de veille, l’excitation part de la perception senso-rielle et traverse en quelque sorte l’appareil psychique (ou neuro-psychique) pour déboucher sur la motilité, alors que dans le rêve l’excitation remonte en quelque sorte de l’idée à une perception sensorielle, plus précisément visuelle.

C’est encore ce que l’on appelle le cheminement régrédient du rêve.

On peut évoquer parallèlement une régression formelle dans la mesure où l’on passe simultanément de l’abstrait au concret (de l’idée à l’image). Rappelons que Freud postulait même une régression qui dépassait l’individu et remontait jusqu’à des sources phylogénétiques: cet apport, c’est le symbolisme du rêve. Le représentant symbolique est non seulement une formation substitu-tive mais une formation qui se trouve dans un rapport constant avec le symbolisé, cette constance se trouvant non seulement chez un individu donné mais chez tous les individus, indépendamment même des formes de

civilisa-1. Ici, le sens de ce terme n’est pas lié aux instances de l’appareil psychique.

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tion. On peut remarquer à ce propos que ces éléments symboliques se signalent à l’analyse par le fait qu’ils ne se prêtent pas à l’association.

Autre particularité: si ces symboles sont nombreux, leur champ est limité. Ils concernent essentiellement la sexualité (auto- et hétéroérotique), les organes sexuels, la naissance, la mort, les parents, les enfants. Nous n’avons pas ici à en faire une étude détaillée et une simple énumération serait sans intérêt (les plus importants sont d’ailleurs fort connus). Il n’y a pas au demeurant de fron-tière nette entre les représentations symboliques et celles obtenues par les voies communes du déplacement.

On comprend aisément que toute cette participation de l’inconscient dans l’élaboration du rêve ait fait dire à Freud que l’interprétation des rêves est «la voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient» (laquelle, rappelons-le, ne constitue qu’un aspect du travail psychanalytique).

Il est certain que la similitude est grande entre le rêve nocturne et la rêverie éveillée, le rêve diurne. Certes, au niveau des motivations apparentes, ils sont très différents puisqu’il ne s’agit pas pour ce dernier de préserver le sommeil.

Mais ils ont en commun un caractère fondamental qui est de procurer au sujet une certaine satisfaction et ceci indépendamment de la réalité extérieure. De plus, il y a des parentés quant aux mécanismes de formation, le rêve diurne lui aussi fait souvent appel à des éléments de l’histoire infantile. On y trouve également des phénomènes de condensation, de déplacement et des représen-tations visuelles, encore que leur importance soit moindre que dans le rêve.

Mais surtout l’élaboration secondaire y prend une part beaucoup plus grande puisque d’emblée il se présente comme une histoire cohérente. On constate d’ailleurs que les rêves diurnes sont souvent repris dans le rêve nocturne. Ils peuvent même lui fournir un scénario autour duquel se développera l’élabora-tion secondaire. C’est ce que Freud appelait la «façade du rêve».

En fait, pour lui, le rêve diurne ne se limitait pas simplement aux rêveries plus ou moins complaisantes du sujet, puisqu’il pensait qu’un grand nombre de ces rêves diurnes peuvent rester inconscients. En effet, cette rêverie n’est jamais que la façon plus ou moins élaborée dont s’exprime un fantasme.

La fantasmatisation est une activité mentale fondamentale dont le moteur est le désir — plus précisément le désir non satisfait dans la réalité. Freud relie son apparition dans la vie psychique à l’introduction du principe de réalité.

Celui-ci va s’imposer très vite dans le domaine des pulsions du Moi: la satis-faction hallucinatoire du désir de manger est bientôt décevante. En revanche, les pulsions sexuelles peuvent plus aisément s’y soustraire; une certaine modalité de pensée va s’employer à les satisfaire dans l’imaginaire: c’est la fantasmatisation. Il est intéressant de relever que cette découverte est corol-laire de celle de l’Œdipe. La première conception de la névrose en fondait l’étiologie sur la réalité d’un traumatisme, la séduction par les adultes. Mais cela supposait une telle fréquence de la perversion chez ceux-ci qu’une autre réalité s’imposa bientôt: la réalité psychique du désir incestueux, du complexe d’Œdipe, et de son refoulement. Car, en effet, on peut noter que dans la démarche freudienne la découverte du fantasme révèle la défense contre le désir, en même temps que celui-ci. C’est-à-dire qu’ici encore

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raît la notion de formation de compromis. Cependant, cette formation fantasmatique, souvent trop marquée par son origine pulsionnelle, pourra subir un refoulement.

Et, en effet, la plus grande part de la production fantasmatique est incons-ciente, au moins au sens descriptif, car le statut topique du fantasme qui n’accède pas à la conscience est variable. Il peut s’agir de fantasmes élaborés dans l’Ics, selon le processus primaire et qui n’en sont jamais sortis, ou encore de fantasmes qui ont eu accès à la conscience (ou tout au moins au système Pcs) et qui, refoulés dans l’Ics, pourront y subir de nouvelles transformations tout en conservant l’organisation dont les a marqués le processus secondaire.

Enfin, certaines formations fantasmatiques, élaborées dans le Pcs, y poursui-vent leur destinée sans jamais atteindre le système Cs. À moins qu’elles ne reçoivent un surcroît d’investissement, ce qui les rend dangereuses pour le Moi et suscite leur refoulement, leur rejet dans l’Ics1. C’est essentiellement à ces fantasmes que convient la comparaison donnée par Freud dans son article sur «l’Inconscient»: «Il faut les comparer à ces hommes de sang mêlé qui, en gros, ressemblent à des blancs mais dont la couleur d’origine se trahit par quelque trait frappant et qui, de ce fait, demeurent exclus de la société et ne jouissent d’aucune des prérogatives des blancs.». Les fantasmes ainsi refoulés peuvent d’ailleurs «s’exprimer» sans accéder à la conscience: tels les symp-tômes névrotiques, les créations artistiques et les jeux de l’enfant qui sont alors au fantasme ce que le contenu manifeste est aux pensées latentes du rêve.

On peut remarquer à ce propos que le devenir d’un fantasme donné sera très différent selon la structure du sujet. Dans une structure dite normale, le fantasme sera agi lorsque son élaboration le rendra acceptable par le Surmoi et compatible avec la réalité; alors que pour une structure névrotique, une circonstance favorable à la réalisation du désir fantasmatique risque d’avoir un effet traumatique et d’entraîner une décompensation, c’est-à-dire l’appari-tion de symptômes. Le psychotique, quant à lui, hallucine son fantasme, nie la non-concordance entre la réalité et celui-ci.

Nous venons de marquer fortement la fonction défensive du fantasme. En fait, cette fonction peut sembler ne pas avoir une égale importance pour les tenants de l’école kleinienne puisque le fantasme est considéré par eux comme étant, tout au moins à l’origine, la simple expression mentale, la représentation psychique de l’instinct (considéré alors en tant que processus somatique). Il faut remarquer qu’à ces fantasmes primitifs, archaïques, ne correspondent pas des processus idéatoires mais des sensations, des vécus. Il y a donc une grande proximité entre la réalisation hallucinatoire du désir et ces fantasmes.

Toutefois, il est certain que leur élaboration est très précocement marquée par ces mécanismes également archaïques que sont le clivage, l’introjection, la projection… Mieux même: c’est comme fantasme que ces mécanismes défensifs auront une existence psychique, l’introjection, par exemple, étant

1. Situer le fantasme dans le cadre de la première topique, pour plus de commodité et de précision, n’implique évidemment pas une mise en cause des instances de la deuxième topique.

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vécue sur le mode de l’incorporation orale. C’est dire qu’en fait le fantasme intervient non seulement au niveau de la fonction défensive du Moi mais aussi au moment de son élaboration (et de l’élaboration corrélative de l’objet primitif). Ainsi le rôle du fantasme paraît de première importance dans la perspective métapsychologique kleinienne. Un dernier fait peut encore le confirmer. Nous avons dit que pour Freud l’introduction du principe de réalité amène l’activité fantasmatique à s’autonomiser par rapport aux processus de la pensée (logique et réflexive); H. Segal suggère à l’inverse que c’est la mise du fantasme à l’épreuve de la réalité qui est le fondement de la pensée.

Il nous reste un mot à dire concernant ces entités un peu particulières que sont les fantasmes originaires. Il s’agit de scénarios imaginaires qui ont pour caractéristiques de se retrouver avec une extrême fréquence, sous un aspect quasi stéréotypé, et de chercher à répondre aux grandes énigmes contre lesquelles butent l’enfant. Ils ont essentiellement pour thèmes: la procréation, la scène du coït des parents (dite «scène primitive»), la séduction de l’enfant par un adulte et enfin la castration. Laplanche et Pontalis font remarquer que ces trois thèmes veulent apporter une réponse aux problèmes des origines:

origine de l’individu, origine (émergence) de la sexualité, origine de la diffé-renciation sexuelle. L’universalité de ces fantasmes peut être rapprochée de celle des symboles; comme pour ceux-ci, d’ailleurs, Freud évoquait une origine phylogénétique.

Pour terminer, nous voudrions souligner que la notion de fantasme non seule-ment n’est pas une spéculation accessoire mais qu’elle représente un continuum qui imprègne toute la psychopathologie. Dans une note des «Trois essais sur la théorie de la sexualité», Freud assurait: «Les fantasmes claire-ment conscients des pervers — qui, dans des circonstances favorables, peuvent se transformer en comportements agencés —, les craintes délirantes des paranoïaques — qui sont projetées sur d’autres avec un sens hostile —, les fantasmes inconscients des hystériques — que l’on découvre par la psychana-lyse derrière leurs symptômes —, toutes ces formations coïncident par leur contenu jusqu’aux moindres détails.» Plus largement encore, n’est-ce pas toute la vie psychique qui apparaît comme tissée sur la trame d’une fantasmatique?