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11 STRUCTURE PSYCHOTIQUE

P. DUBOR

L’observation médicale «courante» du psychotique ne permet certainement pas de saisir l’essentiel de la psychose. Nous en voulons pour preuves les nombreuses et bien souvent excellentes descriptions qui en furent données dans la littérature médicale sans que l’on puisse vraiment prétendre en avoir atteint l’essentiel.

Bien avant d’être objet de description, vu du dehors ou pouvant en tout cas être «reçu» dans la syntaxe temporo-spatiale qui nous est habituelle, la mani-festation psychotique aura pour première caractéristique d’être disposée dans une stratification tout autre, méritant vraiment en cela le qualificatif d’aliéné qui lui est accordé.

Aliénation de contenu, certes, telle qu’elle se manifeste dans l’hallucination, le délire, les «idées folles» de toute nature, mais surtout aliénation quant au conte-nant et c’est bien là je crois l’originalité de la psychose (et sa gravité aussi par rapport au fonctionnement habituel considéré comme normal); l’aliénation de contenant, porte primitivement sur la structuration même du phénomène mental, sur l’élaboration de la pensée telle que nous la vivons et la connaissons (bien mal encore…), elle se manifeste tout particulièrement sur la façon dont le système nerveux sensible physiologiquement aux différences perceptibles (et non aux valeurs absolues), est ancrée d’emblée dans la dimension différentielle et donc la perception des distances des rapports et des structures.

Cette sensibilité différentielle du système nerveux nous est restituée dans toutes les formes d’activité mentale.

Au niveau du réel ou de l’imaginaire

– Dans l’activité perceptive où les différences formelles sont ressenties dans la découpe spatiale synchronique de l’image.

– Dans les fantasmes où en plus des précédentes variations synchroniques s’ajoutent les variations d’ordre diachronique de l’histoire, de l’événement et de la mémorisation.

Au niveau du symbolique

On retrouvera encore l’écho de cette perception différentielle dans la structu-ration verbale qui reprend dans la découpe oppositionnelle du signifiant, les articulations différentielles du signifié (cf. de Saussure [20], Cours de linguis-tique générale, p. 162).

Ainsi seront successivement intégrés dans un réseau de structures de plus en plus différenciées à valeur sémantique croissante, les perceptions inhérentes à

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la réception de formes réelles et aux investissements économiques qu’elles impliquent d’une part (génératrices du fonctionnement de la partie imaginaire du psychisme) au profit d’une organisation de plus en plus symbolique ne laissant subsister que les lignes d’articulation schématique structurales (leurs limites) pour ne retenir enfin que leurs représentants verbaux. Ils abandonnent ainsi en partie l’ordre du réel (et de l’économique qui lui est relié) en faveur de l’organisation du sémantique: ceci compense cela… ou plus exactement ceci complète cela.

Cette organisation différentielle reste la clé de voûte du fonctionnement psychique sain ou névrotique, elle nécessite l’existence séparée et bipolaire d’un sujet et d’un monde objectal (ou des représentations de celui-ci).

Dans l’impossibilité de fonctionner sur ce mode, nous nous trouverons en présence d’une organisation unipolaire [3] fonctionnant soit dans le clivage1 absolu (fondamentalement autre, aliéné), soit dans la fusion (sans distancia-tion objectalisante et donc sans prise de conscience possible); telle apparaît dans son ensemble ce qui tient lieu de pensée chez le psychotique, tel nous paraît être le phénomène le plus remarquable que nous essayerons de traduire dans ces quelques pages. La connaissance théorique de ce mode d’organisa-tion psychotique, son approche dynamique et clinique nous paraît en effet devoir être considérée comme plus remarquable que l’explication directe des contenus ou que les descriptions cliniques qui les expriment.

Cet état de chose explique les difficultés toutes particulières rencontrées par les thérapeutes habitués avant tout à l’élaboration et à l’étude des contenus pour aborder celle des contenants, qui est, pour nous, le temps premier de l’abord du psychotique, temps premier mais pas unique bien sûr, car le temps à proprement parler du «sens» existe aussi chez le psychotique, mais relative-ment dissocié car il n’est pas toujours reçu comme tel par le patient qui pendant toute une période le parcourt, l’agit, plus qu’il ne le comprend.

C’est une entreprise éminemment hardie de vouloir décrire et traiter la psychose si l’on tient compte de ce que la particularité première du vécu psychotique tient comme nous venons de le voir dans la disparition relative du cadre mental de référence, celui que tout le monde reconnaît implicitement comme sien, comme contenu de ses éprouvés, celui à travers lequel on perçoit (le fond, sur lequel vient s’inscrire les différences dont on parlera), celui qui par conséquent régit la mise en forme la plus habituelle de nos contenus, et qui sert aussi de ce fait de cadre de référence implicite aux descriptions clini-ques à envisager.

1. La partie de l’objet et la partie du sujet en contact, séparées de leur totalité respective, forment une pseudo-totalité. L’objet partiel, fondamentalement séparé des autres (et donc aliené) va, un peu comme dans la métonymie, servir temporairement ou de manière durable d’objet total pour un morceau de sujet (ou sujet partiel) qui tient également lieu, temporairement, de sujet séparé (du reste du monde comme de la totalité même de son corps: en un mot morcellé et aliéné). Signalons au passage que le terme de sujet partiel n’est pas habituellement employé mais il ne paraît pas plus mauvais que le terme d’objet partiel qui à mon sens ne rend pas compte du fait que cet objet partiel fonctionne en fait à cette époque à la place de la totalité.

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Ici ne seront plus seulement les personnages qui sont «fous»; dans la psychose, il n’y a, pourrait-on dire, plus de personnage et plus de «monde»:

il y a fusion du tout ou fonctionnement de morceaux clivés. Comment décrire alors la psychose sans donner en premier un aperçu de ce fonctionnement particulier qui bien avant que de s’exprimer par ses contenus significatifs, commencera par imposer à l’interlocuteur un mode existentiel particulier de mentalisation, dans laquelle le caractère préobjectal imposera un registre fonctionnel et structural parfaitement inhabituel qui, je le répète, est spéci-fique de la «folie» psychotique.

C’est donc en premier lieu dans cet abord formel qui met en jeu des éléments de mentalisation qui lui sont propres, que nous situerons la première partie de cette étude de la psychose; je veux parler de la relation d’objet psychotique et de ses conséquences immédiates sur ses capacités représentatives et communicatives.

La parole du psychotique

• L’agir et la pensée concrète

L’inaptitude primaire à exister de manière différentielle (et par voie de consé-quence à dialoguer) nous amènera à parler du langage du psychotique comme un non-langage; celui-ci ne fera en effet qu’exprimer, en dehors de la diffé-renciation signifiante verbale, son ouverture insuffisante à toute altérité par l’immaturité de la relation d’objet fusionnelle qu’elle comporte. Nous nous attacherons donc davantage à sentir à la manière du psychotique l’expérience vitale qu’il parcourt et sa façon de la traduire. Nous nous introduirons aussi à ce niveau dans le registre qui lui tient lieu de langage, à valeur plus expressive qu’à proprement parler communicative, vraisemblablement plus proche comme nous l’avons vu du mode de fonctionnement par l’agir que d’un fonc-tionnement verbal. Nous déboucherons alors sur les aspects les plus archaïques de l’existence et de la communication, véritable en deçà rela-tionnel proche de la fusion dans laquelle, à la différence de ce qui se passe chez le névrosé ou chez le sujet sain, il n’y a ici qu’une expérience fusionnée (et pour ainsi dire qu’un seul lieu de l’action), ou clivée.

Le thérapeute est d’abord partie prenante et par conséquent structurante du sujet dans son être avant qu’il ne soit introduit par le biais d’une distanciation naissante dans le registre Personnant et personné [16] de l’avoir, qui fonde, dans l’altérité, la parole et la prise de conscience du réel.

Chez le psychotique, l’insuffisance, voire l’inaptitude à la distanciation imagi-naire et symbolique laisse naturellement la place à des systèmes équivalents d’expression directe des pulsions, non par mentalisation mais par réification.

En effet, il ne s’agit pas d’un phénomène mental vrai, d’une idée ou d’un désir (qui implique forcément l’évocation de l’absent) mais d’une véritable chosifi-cation de toute ébauche de mentalisation. Le caractère normalement imaginaire de la pensée laisse la place à la réification hallucinatoire ou déli-rante par laquelle une néo- et pseudo-réalité remplace dans l’immanence perçue de sa matérialité le caractère aléatoire et seulement représentatif de ce qui serait une activité imaginaire véritable, évocatrice de l’absent.

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Cette tendance à la réification trouve également une issue dans l’organisation matérialisée et «agie» du champ existentiel, dans lequel une certaine découpe organisatrice (à valeur interprétative) du réel devient le dépositaire externe et réifié de ce qui aurait été normalement du domaine interne de l’intention et du désir.

Cette extériorisation1 réifiante permet ainsi de remplacer la prise de cons-cience interne d’un désir: (c’est-à-dire l’insight) par une mise en scène dramatisée visant une certaine organisation du dehors (que j’appellerai pour cette raison: out-sight), modalité réifiée et transposée au-dehors dans un effet évidemment défensif, de ce qui aurait dû être du système interne et subjectif de la pensée et de l’affect; c’est ce que certains auteurs ont appelé la «pensée réifiante du psychotique» [21].

Une «découpe» interprétative et projective du réel tient lieu de pensée et servira de champ relationnel au psychotique alors que c’est au champ du langage et de la pensée, lieu habituel de rencontre électif et privilégié qu’est dévolue normalement cette fonction.

Pour toutes ces raisons, l’abord du psychotique se réalisera beaucoup mieux au niveau concret du geste, de la mimique, des exclamations ou des cris, des connotations ou des intentions qu’il perçoit électivement chez ses interlocu-teurs, plutôt qu’au niveau verbalisé, triomphe de l’élaboration préconsciente des pensées conscientes dans une activité dénotatoire rigoureuse. En outre, c’est pour cette même raison qu’il pourra plus facilement «jouer» ses pulsions ou «être joué» dans une actualisation mimée et accentuée, proche du psychodrame qu’il ne sera à sa place dans une psychothérapie purement verbale. Chez le psychotique, c’est l’articulation de ces deux registres qui s’avère primordiale à toute activité de communication.

De plus, par son aptitude à s’identifier au fond plus qu’à s’ériger dans une forme séparée, le psychotique «s’intégrera» mieux par identification à la conversation entre deux interlocuteurs proches plutôt qu’à s’insérer dans un vrai dialogue (c’est pour la même raison qu’il préférera parfois aussi parler de lui à la troisième personne). Il y a là un temps maturant qu’il faut savoir respecter à tout prix chez le psychotique.

Plus sensible aux valeurs absolues, aux quantités d’énergie qui l’animent et qu’il perçoit directement dans son vécu corporel profond qu’à la perception plus intellectuelle des différences et des qualités, le psychotique sera toujours plus sensible à la «musique» qu’aux «paroles». Disons, pour être plus expli-cite, que chez lui l’un ne va pas sans l’autre et que l’accès au temps verbal secondaire doit être précédé ou accompagné logiquement des divers niveaux de l’agir.

Cette notion doit rester à mon sens la pierre de touche de toute compré-hension et de tout abord psychothérapique de la psychose et du psychotique.

1. Ce mot est de Freud qui dit ailleurs que: «ce qui était dedans revient de l’extérieur» [11].

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• L’institution pour psychotiques

Cette particularité du fonctionnement psychotique nous amène à considérer l’importance majeure de son abord thérapeutique en institution (et pas unique-ment sous la forme d’entretiens). L’institution pour psychotiques devrait, par sa structuration comme dans son fonctionnement, être le lieu privilégié des agirs, de leur récolte et de leur intégration progressive dans une organisation signifiante verbale secondaire, lieu donc de passage électif de l’out-sight à l’insight par le jeu des introjections réussies.

Sans entrer dans le détail de ces méthodes, mais pour articuler la relation d’objet particulière du psychotique avec le volet thérapeutique qui ne concerne néanmoins pas cet Abrégé, je soulignerai, à titre d’exemple, deux modalités d’approche du psychotique par l’agir institutionnel que j’ai décrites par ailleurs, et auxquelles le lecteur intéressé pourra se référer:

– Il s’agit d’une part, sur le plan théorique de notre intervention au Colloque de Lyon: «Psychiatrie et Psychologie Médicale à l’Hôpital Général» — les 20, 21, 22 septembre 1974 — (parue dans la revue: Psychologie Médicale, 1975, tome VII, no 4) où nous avons précisé les raisons théoriques de l’organi-sation «multicanale» (du «Faire et du Dire») dans les institutions pour psychotiques, visant à unifier, dans un effet de totalisation, le sujet éparpillé dans des agirs multiples et clivés.

– D’autre part, dans un ordre d’idée voisin, nous avons décrit une méthode psychothérapique institutionnelle basée sur l’accentuation possible des intro-jections structurantes par l’utilisation successive, à renforcement réciproque, des deux temps de présence et d’absence dans l’institution ou hors l’institution.

Ayant repéré dans la pratique (et comme la théorie nous permettait de l’espérer) qu’après la période de traitement dans l’institution, le départ pour une certaine durée fixée à l’avance faisait passer le sujet d’un système théra-peutique institutionnel réel (par sa présence) à un système faisant appel à l’évocation imaginaire (pendant les périodes d’absence) on réalise en fait, lorsqu’on sait respecter un certain délai d’absence (ni trop court, ni trop long, variable selon les sujets et les périodes de traitement), une accentuation consi-dérable des introjections par le jeu renforcé des alternances de présences et d’absences, reprenant en cela le développement génétique de la mentalisation normale également basée sur l’absence et la présence de l’objet.

Nous n’insisterons pas davantage ici sur cette application pratique: nous avons décrit cette disposition thérapeutique particulière que nous citons seule-ment pour exemple à propos des utilisations de l’institution comme lieu des agirs, dans la thèse d’un de nos internes (B. Estrabol [7]).

L’étude de la relation d’objet laissera progressivement la place à l’organisa-tion clinique, sémiologique, constituant à proprement parler les modalités cliniques constitutives d’un certain regroupement symptomatique défini par la nosographie classique. Mais après les réflexions d’ordre sémiologique du précédent chapitre, nous éviterons de donner ici une description clinique de l’«extérieur», qui aboutirait rapidement à reprendre ce que d’excellents traités ont présenté avec bonheur et d’une façon beaucoup plus complète bien

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avant nous, et qui de toute manière ne correspondrait pas à l’objet de nos préoccupations dans le présent travail.

Ici la visée descriptive pure intervient assez peu au regard de la «prise» rela-tionnelle et du même coup thérapeutique qu’elle instaure en la posant. Enfin, c’est sur les particularités thérapeutiques qu’une telle compréhension laisse entrevoir que nous terminerons cet aperçu de la psychose, conscient de la brièveté clinique que nous nous sommes volontairement imposée au profit d’une proximité dynamique maximale dont l’intérêt clinique et l’efficacité thérapeutique compenseront la pauvreté académique.