Chapitre 1 Les réseaux stratégiques : la firme et son environnement 31
1.2 Les théories de la firme : la réglementation des échanges
1.2.1 La théorie des coûts de transaction
Dans son analyse des formes organisationnelles, Williamson (1975) estime que
marché et hiérarchie sont les pôles extrêmes d un continuum
15. Entre ces deux pôles, il
existe pourtant des formes organisationnelles hybrides comme la sous-traitance, la
concession, le réseau, entre autres (Williamson, 1991 ; Thorelli, 1986 ; Powell, 1990). Le
constat de la présence de plusieurs formes hybrides amène d autres chercheurs à
introduire le concept de réseau et d ajouter d autres éléments d explication des relations
entre les firmes, comme la confiance et les jeux de pouvoir.
14Nous abordons la théorie de l agence dans le cadre de la délégation des activités de la part du donneur d ordre vers l entreprise sous-traitante.
15Au départ, cependant, l auteur considérait que les relations entre les firmes étaient éphémères et instables, car leur tendance était d évoluer vers un extrême ou l autre en fonction du choix par les agents économiques du mode de gouvernance impliquant des transactions à moindre coût (Williamson, 1975).
D après Williamson , les échanges entre les firmes sont marquées par une
asymétrie au niveau des informations car plusieurs facteurs interviennent dans les
transactions : deux facteurs humains , la rationalité limitée
16et l opportunisme, et deux
facteurs environnementaux , le nombre de participants et le niveau d incertitude cf.
figure 1).
Figure 1. L’asymétrie d’information.
Source : Schéma adapté de Williamson (1975, p.40).
Selon Williamson (1975, 1991), trois attributs de la transaction caractérisent la
nature des transactions : la spécificité des actifs, la fréquence des relations d échange et
l incertitude. C est sur la base de ces attributs que le dirigeant choisit la meilleure forme
organisationnelle (marché, hiérarchie, hybride), ou celle dont le coût est moindre
Cœurderoy et Quélin, .
D abord, pour ce qui est de la spécificité des actifs, elle concerne trois éléments
principaux :
16 Le concept de rationalité limitée (bounded rationality était au cœur des travaux de (ebert Simon . )l formule son concept en opposition au modèle du choix rationnel qui postule l omniscience du décideur. Ce principe énonce la complexité des situations de choix relatives aux capacités de traitement de l information par le décideur. Ce principe énonce la complexité des situations de choix relatives aux capacités de traitement de l information par le décideur. Simon , p. . Le décideur fait le choix de la solution que lui semble la meilleure, pourtant il n a ni le temps, ni les moyens de définir la solution
le site (localisation qui peut engendrer ou réduire les coûts liés au
transport) ;
le actifs spécifiques physiques (par exemple, la présence des équipements
spécialisés, influence la décision entre faire ou faire faire) et ;
les actifs spécifiques humains correspondant aux formes de savoir-faire et
d apprentissage développées sur le lieu de travail.
La présence des actifs spécifiques est très importante pour les industries de haute
technologie, ainsi que pour le secteur des services. D après Ghertman , plus la
spécificité des actifs est élevée, plus les entreprises auront tendance à choisir
l internalisation c est-à-dire, l intégration verticale plutôt que les transactions sur le
marché ou même des transactions hybrides
17.
Ensuite, pour ce qui est de la fréquence des relations, celle-ci affecte les coûts de
production et de transaction. Ainsi, plus les transactions entre un fournisseur et son
client sont fréquentes, moins les coûts de production seront élevés (en raison des
économies d échelle liées au volume d activité et il en va de même pour les coûts de
transaction. Mais si la fréquence des transactions peut contribuer à développer des
rapports de confiance entre les firmes impliquées dans l échange, elle peut aussi générer
une relation de dépendance lorsqu une entreprise privilégie un seul partenaire.
Finalement, pour ce qui est de l incertitude, celle-ci est liée aux changements
sociopolitiques, aux variations de la demande et des conditions de concurrence, mais
aussi aux risques d obsolescence technologique qui peuvent affecter le choix de
gouvernance organisationnelle (marché, hybride, hiérarchie).
Jarillo et Thorelli montrent que l efficacité d un réseau réside dans les
économies procurées aux firmes en termes de coûts de transaction, en particulier celles
résultant de l externalisation de la production faire faire . Et c est là, selon Jarillo
, que réside le principal atout d un réseau, un mode hybride d organisation qui se
situe entre le marché et la hiérarchie : il permet aux firmes d avoir accès à des
ressources externes à des coûts plus réduits que ceux représentés par l intégration des
activités (organisation verticale).
17Le test empirique de la relation entre les spécificités des actifs et l intégration verticale a été validé par Monteverde et Teece (1982, repris par Ghertman, dans l industrie automobile.
En plus, le réseau offre un cadre de réduction de l incertitude lors des transactions
en raison des relations de confiance qui se nouent entre les partenaires (cf. Encadré 1).
Encadré 1. La confiance : réductrice de l’incertitude
Face à l incertitude, il se peut alors que les agents impliqués dans le réseau soient amenés à
se conduire de façon opportuniste, afin de tirer des avantages de la situation. Ce comportement
opportuniste peut s exercer ex antelorsque l agent cache des informations à ses partenaires ou
ex post lorsqu il bénéficie des éléments non écrits du contrat ou relatifs à la situation interne à l entreprise.
Cet opportunisme est cependant nuancé par certains chercheurs qui mettent en relief la
présence d un autre mécanisme de coordination des relations dans un réseau. Nous faisons ici référence au concept de confiance qui relève des interdépendances sociales fondées sur la
réputation, le partage de valeurs, etc. Malgré l importance que peuvent avoir les rapports de
confiance entre les partenaires, Ghertman (2006, p. 195) introduit une hypothèse qui nous
semble plus réaliste en admettant que rien n empêche la présence simultanée des deux types de
comportement dans une transaction : « Si la confiance existait entre tous, il ne serait pas
nécessaire d écrire des contrats, ni d avoir tant d avocats ».
D après Williamson , , pour contourner les incertitudes du marché, tout en
évitant des comportements déloyaux des membres du réseau, et, en même temps, réduire les coûts de transaction, la firme doit faire un choix stratégique : « faire » ou « faire faire ». Dans le premier cas (« faire »), cela suppose que la firme développe ses activités en interne (intégration verticale), ce que Jarillo (1988) attribue à un manque de confiance par rapport à d'éventuels partenaires. Au contraire, externaliser les activités (« faire faire »), tout en bâtissant des relations de confiance avec les partenaires (un rempart contre les comportements opportunistes), réduit les coûts de transaction de la firme et fait du réseau un mode de gouvernance économiquement efficace.
La théorie des coûts de transaction de Williamson est notamment critiquée par la
difficulté d être opérationnelle pour les firmes organisées en réseau Paché et
Paraponaris, 1993), en raison de la difficulté de chiffrer des coûts relevant de facteurs
que cela est possible par une mesure en termes de performance de la firme
18. Or, cela
s avère une question cruciale, dans la mesure o‘ l évaluation des coûts lors d une
transaction est d importance stratégique pour le décideur, car elle facilite la prise de
décision quant au type de gouvernance à adopter lors des échanges.
De plus, la théorie des coûts de transaction s inscrit dans une logique individualiste,
alors que le réseau constitue un ensemble plus large qu une relation dyadique Geindre,
2000). Ces relations collectives impliquent donc des rapports non marchands, comme
les relations sociales, les jeux de pouvoir, etc., exclus de l interprétation des coûts de
transaction proposée par Williamson.
De toute façon, malgré les critiques, la théorie des coûts de transaction de
Williamson a la vertu d apporter des éclairages importants sur la dynamique des
échanges à l intérieur d un réseau. En comparant le réseau à une organisation, l auteur
l assimile à un système d échanges capable de planifier et de réagir comme une macro
entreprise et dont l efficacité interne serait comparable à celle des mécanismes du
marché. En ce sens, le réseau peut s avérer un mode de gouvernance aussi efficace que le
marché et la hiérarchie.
Force est pourtant de constater que le rôle essentiel attribué au marché, ainsi que le
fait de réduire la prise de décision organisationnelle à une simple analyse des coûts,
empêche d appréhender les relations d échanges et les interdépendances du réseau dans
toute leur complexité. C est-à-dire que, malgré l avancée théorique importante que
représente la théorie des coûts de transaction dans l analyse d un système industriel, il
nous semble nécessaire de prendre appui sur d autres approches concernant la théorie
de la firme. Celles-ci nous permettent d'analyser sous de nouveaux angles la formation
des réseaux stratégiques.
18L auteur cite une liste de travaux empiriques qui valident l opérationnalisation de la théorie des coûts de transaction dans les choix stratégiques de la firme, notamment sur le choix du mode de gouvernance approprié.
1.2.2 La théorie de l’agence et le contrat de confiance
Par analogie, la théorie de l agence contribue à l interprétation de la dynamique des
partenariats dans les réseaux. Les fondements de cette approche font référence à la
relation principal/agent (mandataire/mandant) face à des situations contractuelles où il
y a délégation de l autorité et asymétrie d information. Bien que son objet d analyse soit
souvent la relation entre l actionnariat et le dirigeant d entreprise, ses fondements
théoriques nous seront utiles pour étudier les différentes relations du réseau : les
partenariats, la sous-traitance, les alliances. En effet, cette théorie permet de traiter les
relations inter firmes au sein d un réseau de façon complémentaire à la théorie des coûts
de transaction. En fait, ces deux théories abordent un aspect fondamental d une relation
de coopération, le contrat, dont l objectif est de réduire les coûts de coopération
(Charreaux, 1999).
Dans le cas de la théorie de l agence, son analyse privilégie les relations inter firmes
au sein d un réseau principal/agent . Ainsi, une relation d agence est définie comme
« un contrat dans lequel une ou plusieurs personnes ont recours aux services d une autre
pour accomplir en leur nom une tâche quelconque, ce qui implique une délégation de
nature décisionnelle à l agent » (Jensen et Meckling, 1976, p. 305).
Deux acteurs sont donc présents dans ce type de transaction: le « principal » (le
donneur d ordres, le supérieur dans la hiérarchie ; et l « agent » (le sous-traitant, en
position subordonnée . Dans ce type d échange, le « principal » délègue des activités de
production à l « agent » et le profit résultant du contrat est partagé (Jensen, 1983). En
partant de l hypothèse que les acteurs ont une rationalité limitée, le contrat se
caractérise aussi, d après la théorie de l agence, par l incomplétude et l asymétrie des
informations.
Le tableau suivant présente les caractéristiques principales de la théorie de l agence.
Tableau 5. Les caractéristiques de la théorie de l’agence.
Idée principale Les relations principal/agent reflètent une organisation efficiente
des coûts d information et de partage des risques.
Hypothèses
comportementales
La recherche de l intérêt personnel, la rationalité limitée et l aversion
au risque. Hypothèses
informationnelles
L information peut s acquérir. Problèmes
contractuels
Les problèmes d agence risque moral et sélection adverse et le
partage du risque.
Champ d’application Les relations dans lesquelles le principal et l agent ont des objectifs
partiellement différents et des attitudes diverses vis-à-vis du risque Source : Adapté d Eisenhardt , p.
Jensen et Meckling (1976) distinguent deux approches dans la théorie de l agence.
La plus utilisée en sciences de gestion, est la théorie positive de l agence qui repose sur
la relation principal/agent
19. Les travaux de Jensen et Meckling (1976) et Charreaux
(1999) sont représentatifs de cette approche. Hérité du domaine de la finance, ce
courant tient compte de la « coordination et du contrôle appliquée à la gestion des
organisations et centrée sur les dirigeants » (Charreaux, 2000, p. 193).
Ainsi, Jensen et Meckling (1976) considèrent que les coûts d agence sont présents
dans toutes les situations de coopération, y compris dans celles o‘ l agent et le principal
ne sont pas clairement définis. Cette indéfinition se présente, par exemple, dans des
relations de coopération o‘ il n y a pas de hiérarchie entre les partenaires, comme dans
une relation de transfert de connaissances visant la co-conception d une nouvelle
méthode de fabrication.
Pour Charreaux , il y aura des coûts d agence pour les parties impliquées
seulement lorsque leur relation de coopération échoue. Dans ce cas, le coût d agence
équivaut au coût d opportunité résultant de la perte de rente qui aurait pu être
engendrée et partagée si le rapport de coopération arrivait à bon terme. D après cet
auteur, une fois la relation établie, les coûts d agence peuvent concerner aussi un risque
post-contractuel, qui apparaît sous la forme d un risque moral, auquel sont exposées les
parties engagées dans le contrat. Cela peut arriver lorsque l agent ne tient pas ses
engagements en fournissant, par exemple, une prestation de qualité inférieure ou ne
19L autre approche, que nous n utilisons pas ici, est la théorie normative de l agence qui se rapproche des études en économie et analyse la situation principal/agent dans des contextes d information imparfaite et de contrôle de la relation par l un des participants.