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LA THÉORIE DE L'AUTOLIMITATION

Dans le document DE L ÉTAT LÉGAL À L ÉTAT DE DROIT (Page 87-94)

LA LÉGITIMATION DU POUVOIR DES GOUVERNANTS

Section 2 LA THÉORIE DE L'AUTOLIMITATION

Née en Allemagne, cette théorie se présente comme une conception exclusivement juridique qui rejette toute légitimation du pouvoir par l'origine dans le champ politique ou sociologique (§ 1). Cette volonté de se situer sur le seul terrain du droit, et plus précisément du droit positif, est sans doute l'une des raisons de son influence sur les juristes français (§ 2).

§ 1. - LE CONTENU DE LA THÉORIE

Le contexte philosophique et politique dans lequel se développe la pensée juridique allemande est, à première vue, très différent de celui qui existe en France où les théories révolutionnaires de 1789 gardent un impact très important, même lorsqu'elles sont rejetées. La doctrine allemande n'a guère à se préoccuper de la souveraineté nationale, elle ne puise pas ses sources chez les philosophes français du dix-huitième siècle, mais plutôt chez Kant et chez Hegel, dont l'influence est particulièrement nette sur un auteur comme Jellinek. En outre, l'Etat qu'il s'agit pour elle de justifier (ou de combattre) n'est pas celui du parlementarisme, mais un système qui s'apparente davantage à la monarchie autoritaire. Cette circonstance explique assez bien la théorie du Herrscher de Seydel d'après lequel l'Etat est objet de droit, droit dont le Herrscher est le sujet et qu'il tient du simple fait de sa plus

par G. JEZE, M. HAURIOU et Ch. RABANY, Paris, Giard et Brière, 1904 et 1905 (année 1903 et année 1904).

grande force, non d'un droit supérieur. La conséquence logique de cette conception, c'est que le droit public n'est qu'un ensemble de règles arbitraires par lesquelles les gouvernants ne sont pas liés ; son principal défaut est de souligner la division de la communauté en gouvernants et gouvernés et de ne légitimer le pouvoir des premiers que par la force.

C'est, en grande partie, en réaction contre cette théorie qu'est née la doctrine de l'autolimitation. Ihering est sans doute le premier à l'avoir développée (Der Zweck im Recht, 1877), et cela, à partir d'une réinterprétation de la théorie de Seydel : d'après Ihering en effet, le droit est la politique bien entendue de la force et l'autolimitation résulte d'une large compréhension de ses intérêts par l'Etat qui sait que ses lois seront mieux obéies si les gouvernés ont la certitude qu'il les respecte lui-même. Ihering ne fait qu'exposer ici, de façon assez naïve, les ressorts de toute théorie de légitimation du pouvoir ; on trouvait d'ailleurs le même aveu chez Esmein à propos de la souveraineté nationale203.

Avec Jellinek204, la théorie de l'autolimitation s'affine pour devenir une construction juridique parfaitement cohérente puisque l'Etat est titulaire de la puissance publique, sujet de droit, il se détermine par sa seule volonté et cette volonté toute puissante peut aussi bien décider de s'autolimiter ; l'autodétermination est en même temps une autolimitation. L'Etat appartenant au monde du droit en tant que personne juridique est obligé de se soumettre aux normes en vigueur, sauf à cesser d'être une personne juridique, donc à se nier lui-même205. « L'Etat est soumis au droit, il est lui-même gardien et principe de développement du droit, il doit nécessairement avoir sa place au milieu du droit ; il faut donc qu'il y ait une idée juridique de l'Etat » 206.

Cette démonstration n'est pas sans rappeler la preuve ontologique de Saint-Anselme : Jellinek prouve que l'Etat, conçu comme personne juridique, est nécessairement soumis à l'idée de droit ; il ne prouve pas que, dans la réalité, l'Etat soit effectivement une personne juridique ni qu'il soit effectivement soumis au droit..

En d'autres termes, cette preuve fonctionne dans le pur domaine des idées rapidement confondues avec la réalité. Certes, la soumission de l'Etat au droit est vue comme la condition logique qui permet de parler de l'Etat comme d'un sujet de droit et non comme d'un pur fait. Mais la théorie qui présente l'Etat comme une personne juridique dans toutes ses manifestations fait aussi de cette qualification la condition nécessaire à la soumission effective de l'Etat (réel) au droit et notamment aux contrôles juridictionnels. Et comme le montre la phrase précédemment citée de Jellinek, l'autolimitation de l'Etat est à la fois la conséquence pratique de la théorie de l'Etat-personne juridique et sa condition logique, son point de départ.

203 A. ESMEIN, Eléments ..., op. cit., p. 163.

204 G. JELIINEK, op. cit.

205 cf N. SARIPOLOS, op. cit., note pp. 274-275.

206 G. JELL1NEK, op. cit.. p. 268.

Ce système, qui a pour mérite de conserver la cohérence du concept de souveraineté, n'institue cependant qu'une limite purement formelle. A supposer qu'il y parvienne effectivement, il ne démontre en effet qu' une chose : l'obligation pour l'Etat de respecter le droit qu'il crée, mais il ne dit rien du contenu légitime de ce droit. C’est pourquoi Jellinek a voulu parfaire sa doctrine en assignant à l'Etat une finalité, celle de développer la civilisation. L'Etat ne doit pas être seulement un Rechtsstaat, mais aussi un Kulturstaat 207. Cependant, dans son optique, civilisation et ordre juridique s'avèrent finalement synonymes208. D'une certaine façon, Jellinek renoue ainsi avec la doctrine de Kant d'après laquelle l'Etat doit se contenter de réaliser le droit. Cependant, il s'agissait, pour Kant, de limiter le champ d'activité de l'Etat en en excluant la poursuite du bonheur commun209. Or, si l'on assimile ordre juridique et civilisation, cette finalité devient la justification de l'extension du rôle de l'Etat. La doctrine allemande rejoint ainsi une partie de la théorie française, notamment celle de Duguit qui assimile solidarité sociale et droit objectif.

§ 2. - SON INFLUENCE EN FRANCE

La théorie de l'autolimitation fait l'objet en France de critiques excessivement vives, et ce d'autant plus que les relations entre la France et l'Allemagne se détériorent.

On trouve ses détracteurs les plus violents chez des libéraux comme Berthélemy qui reproche à la doctrine allemande de sacrifier l'individu à l'Etat 210. En 1904, c'est essentiellement la théorie de l'Etat-personne juridique qu'il dénonce, mais il accepte pour partie la théorie de l'autolimitation : « Il est au moins nécessaire qu'elle (la souveraineté) s'exerce suivant des formes arrêtées à l'avance. Ces formes ont été définies par les dépositaires mêmes du pouvoir souverain et en ce sens la théorie allemande de l'autolimitation de l’Etat est l'expression d'un fait positif »211. En 1915 au contraire, il ne lui accorde plus aucune valeur : « Nous n'avons plus

207 G. JELL1NEK, op. cit, p. 409 : « L'Etat a pour devoir de s'affirmer lui-même, d'assurer la sécurité et le développement de sa puissance et de protéger par le droit, de favoriser enfin la civilisation ».

208 G. JELL1NEK, op. cit.. pp. 399-400: « L'Etat a, en outre, pour devoir exclusif de développer d'une façon consciente et de maintenir l'ordre juridique (...) Dans la mesure où, par une force extérieure, les intérêts de la civilisation peuvent être favorisés, le droit peut être considéré comme un moyen important de favoriser cette civilisation ».

209 G. JELLINEK, op. cit., p. 385: « dans les temps modernes, c'est surtout la théorie qui pose le droit objectif et l'ordre juridique comme but unique de l'Etat qui a acquis de l'importance. On l'a rattachée en particulier à Kant, dont l'influence se fait sentir sur de nombreux auteurs dans les dernières années du dix-huitième siècle et au début du dix-neuvième siècle ».

210 H. BERTHELEMY, « De l'exercice de la souveraineté par l'autorité administrative », loc. cit., p. 213: « cette conception erronée de la souveraineté moderne qu'ont admise un grand nombre de savants allemands lorsqu'ils y ont vu un faisceau de droits subjectifs de la collectivité devant lesquels les droits de l'individu s'anéantissent (...) Gardons nous au contraire d'assimiler à une personne l'Etat qui commande, car nous construirions par cette nouvelle fiction un être formidable (...), un monstre ».

211 H. BERTHELEMY, « De l'exercice de la souveraineté », loc. cit., p. 226.

besoin, dit-il, de nous embarrasser de cette théorie un peu ridicule de l'autolimitation de l'Etat. Ce barbarisme devient d'autant plus inutile que n'apercevant dans l'organisation étatique que des pouvoirs limités, nous ne redoutons plus les inconvénients d'une toute-puissance illimitée contre laquelle nous ayons à nous défendre »212. Ce que Berthélemy redoute avant tout, c'est donc l'omnipotence des gouvernants que la théorie de l'autolimitation restreint de façon purement formelle.

En d'autres termes, la théorie de l'Etat personne justifie la création de toutes sortes de normes, et la doctrine de l'autolimitation ne permet pas de restreindre ses domaines d'intervention ; elle ne peut donc convenir à ceux qui refusent l'extension du rôle de l'Etat. Mais elle ne convient pas non plus à Duguit pourtant partisan de l'interventionnisme. On se souvient que le professeur de Bordeaux rejette les concepts de souveraineté et de personnalité sur lesquels se fonde la théorie de l'autolimitation. Il ne voit par conséquent dans la doctrine allemande qu'une théorie métaphysique, et dans l'autolimitation « une garantie bien fragile contre l'arbitraire de l'Etat »213. « Nous persistons à croire que l'Etat est lié par un droit supérieur à lui et que, s'il est obligé de respecter les lois qu'il fait, c'est parce qu'elles sont présumées être l'expression de ce droit supérieur, quelque fondement qu'on lui donne, droits individuels naturels ou solidarité »214. Entre Duguit et la théorie allemande, c'est donc le conflit du droit naturel et du droit positif qui ressurgit. Si les publicistes français répugnent à admettre la thèse de l'autolimitation, c'est en grande partie parce qu'ils refusent l'idée que l'Etat crée le droit. Libéraux et solidaristes croient au contraire que l'Etat se contente de reconnaître, de proclamer un droit qui lui préexiste, droits de l'individu ou droits du groupe. Mais cette opinion est difficilement conciliable avec le positivisme et c'est précisément parce qu'elle est du côté du droit positif que la doctrine de l'autolimitation tend à l'emporter finalement215.

S'il est en effet impossible de sanctionner juridiquement une loi ou un règlement contraire à la solidarité sociale, il n'en va pas de même d'un acte de l'Etat contraire à l'ordre juridique créé par ce dernier. Etant sujet de droit, l'Etat est

212 H. BERTHELEMY, « Le fondement de l'autorité politique , loc. cit., p. 681 ; et p. 679 : « on justifiera la puissance souveraine d'une entité d'autant moins inquiétante, semble-t-il, qu'elle va se plier elle-même à l'observation du droit, sans que personne soit capable d'assigner la mesure de cette limitation discrétionnaire.

Malheureusement, l'action de cet être fictif ne saurait être procurée que par des êtres réels. Ce sont eux qui seront souverains pour et par l'Etat, sous réserve de se plier ... comme ils l'entendront à l'observation du droit».

213 L. DUGUIT, Manuel de droit public fiançais, tome I : Droit constitutionnel, op. cit., p. 54.

214 L. DUGUIT, ibidem.

215 Sans l'emporter définitivement, la théorie de l'autolimitation l'emporte au moins chez Carré de Malberg dont on connaît l'influence sur les juristes ultérieurs. Voir R. CARRE DE MALHERG, op. cit., tome I, pp.

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susceptible d'être actionné comme n'importe quelle personne juridique devant ses propres tribunaux qui pourront annuler l'acte illégitime par simple confrontation avec le droit en vigueur, et sans avoir à rechercher ce que peut signifier concrètement le principe supérieur de solidarité ou de justice. Certes, le pouvoir d'interprétation dont il dispose permet au juge de se poser ce genre de question, mais encore faut-il qu'il y ait dans l'ordre juridique des éléments pour lui servir de prétexte. Même si la limitation posée par la théorie allemande est très formelle, elle possède une efficacité certaine si l'on se contente d'imposer aux gouvernants le respect de la cohérence de l'ordre juridique. Elle assure du même coup la sécurité aux particuliers dans leur commerce avec l'Etat, et c'est bien ce qui est en cause lorsque les règlements touchant la vie quotidienne se multiplient.

En outre, le caractère formel de ce système peut concilier les partisans de doctrines politiques très différentes en ce qu'il n'implique aucun contenu précis de la règle de droit. En ce sens, la doctrine de l'autolimitation peut servir de plus petit dénominateur commun à ceux qui veulent imposer des limites aux gouvernants, la plus petite limite consistant à les obliger à respecter le droit déjà créé.

Entre la théorie allemande et la conception française, il existe des points de passage nombreux216 et de nature finalement identique à ceux déjà signalés entre la théorie du service public et celle de la solidarité sociale : d'une légitimation par le but (poursuivre la réalisation du droit), on passe aisément à une légitimation par les conditions d'exercice (exercer le pouvoir dans le respect du droit déjà édicté), et ce passage est facilité par la polysémie du mot « droit » (justice ou droit positif). En outre, et ce sera la tâche du juge, on peut obliger l'Etat à respecter l'esprit du droit positif et pas seulement sa lettre ; il suffira de se fonder sur les grands principes dont s'est inspiré le législateur en créant le droit. En d'autres termes, il n'y a pas de droit positif « pur », sauf à supprimer toute marge d'interprétation des normes édictées ; il n'y a donc pas non plus d'opposition absolue entre les conceptions jusnaturalistes et les théories positivistes.

La doctrine allemande a d'autre part gagné du terrain dans ses autres éléments : l'idée que l'Etat doit être considéré comme une personne juridique dans toutes ses manifestations est de mieux en mieux admise. Or la doctrine de l'autolimitation est étroitement liée à cette conception de l'Etat-personne.

Particulièrement sensible chez Cahen, Larnaude ou Michoud, plus diffuse chez les autres, l'influence en France de la théorie allemande vient aussi de ce que les préoccupations des doctrines allemande et française se rejoignent à l'époque qui nous intéresse ici.

216 Le concept d'autolimitation n'est d'ailleurs pas sans rappeler certaines conceptions politiques qui avaient cours en France sous l'Ancien régime, notamment celles des « parlementaires pour qui le roi ne devait pas se servir de sa puissance absolue, sauf dans les cas extrêmes, mais seulement de sa puissance réglée, seule légitime à leurs yeux », CARDINAL DE RETZ, Mémoires (op. cit.), appareil critique, p. 1307, note 3.

D'une part, la théorie allemande présente cet avantage de remplacer les représentants de la nation par des organes de l'Etat, simples instruments de la volonté étatique. Dans cette optique, le législateur n'est qu'un organe parmi d'autres, et la réalité allemande donne beaucoup plus d'importance au monarque et à son administration qu'au parlement. Nous montrerons un peu plus loin qu'un mouvement se dessine, en France, pour revaloriser le rôle de l'exécutif au moment où s'accroit la réglementation administrative, et les juristes français trouveront dans la théorie allemande des arguments tout prêts pour justifier cette évolution.

D'autre part, la doctrine de l'autolimitation est l'une des versions possibles de l'Etat-Providence, d'un Etat qui, dans son infinie sagesse, accepte de limiter volontairement sa propre puissance pour se soumettre à ce qu'il crée217.

Elle se présente enfin comme une doctrine essentiellement juridique, ce qui, nous le verrons, correspond là aussi aux préoccupations de nos publicistes qui veulent faire oeuvre de science et séparer le droit de la politique.

217 Cf le CARDINAL DE RETZ à propos de la sagesse des rois « semblables à Dieu, qui obéit toujours à ce qu’il a commandé une fois », Mémoires, op. cit., p. 194).

Titre II

LA CRITIQUE DE L'OMNIPOTENCE

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