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LES LIMITES DES GARANTIES POLITIQUES

Dans le document DE L ÉTAT LÉGAL À L ÉTAT DE DROIT (Page 165-180)

DES GARANTIES POLITIQUES AUX CONTRÔLES JURIDIQUES

Section 1 LES LIMITES DES GARANTIES POLITIQUES

Nées avec la Révolution française, ces garanties ont perdu de leur crédibilité au fil des expériences constitutionnelles. Les publicistes ne voient plus dans la constitution un édifice éternel et sacré, ils ont perdu foi dans les vertus de la séparation des pouvoirs et plus encore dans celles de la loi. Ces diverses garanties ont démontré par leur inefficacité qu'elles ne suffisaient pas à limiter le pouvoir (§ 1).

Le système de l'Etat légal s'avère en outre inadéquat à contrôler les nouveaux modes d'activité de l'Etat : le contrôle du parlement sur l'exécutif ne fonctionne que dans le domaine politique, l'organisation des libertés publiques des citoyens ne les prémunit pas contre l'extension de l'activité administrative ni contre l'arbitraire des gouvernants (§ 2).

§ 1. - L'INSUFFISANCE DES GARANTIES TRADITIONNELLES

La constitution, le principe de séparation des pouvoirs et la loi comme expression de la volonté générale forment l'essentiel de ces garanties. Les publicistes non seulement en constatent l'échec, mais en contestent aussi le bien fondé.

A — La Constitution

De 1875 à 1914, l'écart ne cesse de se creuser entre le texte constitutionnel et la pratique qui en est faite. Il devient logique dans ces conditions de se demander quel est l'intérêt d'une constitution.

La question a d'autant plus d'importance pour les juristes qu'elle touche à la notion même de règle de droit : une règle dont le système juridique auquel elle appartient n'assortit d'aucune sanction la violation constitue-t-elle une véritable règle juridique ? C'est là un débat classique en droit international et qui ne peut être totalement exclu du droit interne tant que le système n'organise aucun contrôle de constitutionnalité des lois. Contre le parlement qu'ils critiquent, certains publicistes prétendent encore que « le défaut de sanction n'altère point la règle qui subsiste »500.

500 G. CAHEN, op. cit., p. 128 J. BARTHELEMY, « Le droit public en temps de guerre », loc cit., p.I44.

D'autres, plus réalistes, déplorent cette « lacune regrettable » de notre système qui n'empêche pas les lois inconstitutionnelles de s'appliquer malgré tout 501.

Quoique leur conciliation paraisse difficile sur le plan logique, ces deux attitudes ne s'excluent pas forcément l'une l'autre. Il s'agit en effet de rappeler au parlement qu'il ne peut tout faire car il existe un texte théoriquement supérieur à ses volontés ; il s'agit en même temps de critiquer le comportement du législateur et l'inefficacité du système. C'est ainsi que, dans deux articles de la R.D.P., Barthélemy note en 1911 que «le pouvoir de fait du Parlement n'a de limites que celles qu'il rencontrerait dans les résistances des particuliers »502, et en 1915 que « la règle constitutionnelle est dépourvue de sanction à l'égard d'un Parlement quasi souverain. Mais (que) ce n'est pas aux lecteurs de cette Revue qu'il est nécessaire de rappeler qu'il y a, dans le droit public, de véritables obligations juridiques dont la sanction n'est pas organisée »503.

Autant dire que la constitution n'offre de garantie que le nom, elle n'est plus qu'un symbole dont il convient de rappeler de temps à autre l'existence au parlement, tout en sachant parfaitement qu'il n'y a aucun moyen concret pour obliger le législateur à la respecter. Esmein en conclut que, dans ces conditions, « elle n'a la valeur que d'une restriction ou obligation morale imposée au pouvoir législatif, et (que) l'état de droit est sensiblement le même, qu'elle existe ou qu'elle n'existe pas »504. De la même façon, la distinction des lois ordinaires et des lois constitutionnelles devient purement théorique, comme le souligne Berthélemy 505.

Ce sentiment de l'inefficacité du texte constitutionnel explique que 1es juristes ne proposent guère de réviser la constitution pour remédier à la crise du régime. A quoi bon modifier un texte qui n'est pas appliqué ? 506. Certains en arrivent même à penser que la France vit sous l'empire de deux constitutions : une constitution textuelle non respectée qui organise le régime parlementaire, une constitution « réelle » essentiellement coutumière et qui ne contient « presque plus rien des règles traditionnelles du régime parlementaire »507. Bouchet va beaucoup

501 A. DES CILLEULS, «De la délégation des pouvoirs publics », R.D.P. 1910, pp. 458-467, p.465 ; H.

BERTHELEMY, cité par des Cilleuls, ibidem : «l'absence des moyens de mettre la Constitution à l'abri des entreprises parlementaires »; H. NEZARD, op. cit., pp. 16-17 ; A. ESMEIN, op. cit., p. 393.

502 J. BARTHELEMY, «Sur l'interprétation des lois par le Parlement » R.D.P. 1911, pp. 129-163, p. 149.

503 J. BARTHELEMY, « Le droit public en temps de guerre », loc. cit., note 3 p. 144 ; F. MOREAU,

« Chroniques constitutionnelles et parlementaires », R.D.P. 1903, tome XIX, pp. 92-112, p. 93.

504 A. ESMEIN, op. cit., p.368.

505 H. BERTHELEMY, cité par A. des Cilleuls, « De la délégation des pouvoirs publics », loc. cit. p. 465 note 1.

506 G. JEZE, «Le pouvoir de conclure les traités internationaux et les traités secrets », R.D.P. 1912, pp. 313-329, p. 328 : « les règles non écrites d'une Constitution sont aussi importantes que les formules solennelles.

En d'autres termes, ce sont les moeurs politiques, les habitudes gouvernementales qu'il faut changer» ; F.

MOREAU, Pour le régime parlementaire, op. cit. ; P. LAFFITE, « la vraie Constitution de 1875 », R.D.P.

1895, tome III, pp. 86-96, p.94 et p. 96 ; R. BONNARD, « Chronique constitutionnelle », R.D.P. 1911, pp.

712-730, p.730 (à propos du règlement des assemblées).

507 R. BONNARD, « De la responsabilité des fonctionnaires devant le Parlement », R.D.P. 1912, pp. 73-94, p. 92 : « nous: trouvons ici une contribution nouvelle à cette « théorie réelle » de la Constitution qui se développe à côté de sa « théorie littéraire ». Ainsi ces deux théories s'éloigneraient toujours davantage l'une

plus loin en considérant que ces déviations doivent être pleinement acceptées : faites par des libéraux pour des politiciens, les lois constitutionnelles n'ont pu résister à la poussée démocratique et, de nominale, la souveraineté du peuple est devenue effective508. Dans cette interprétation, la constitution ne se présente donc pas comme une garantie de liberté mais comme un moyen de freiner le mouvement démocratique.

S'il n'est guère d'auteur à l'époque pour partager ce point de vue, les publicistes sont en revanche nombreux à estimer que la garantie constitutionnelle est parfaitement inefficace. Pour n'avoir pas voulu organiser de sanction à sa violation, la loi constitutionnelle s'est ainsi condamnée à n'être plus qu'une référence théorique.

Or c'est là, selon Esmein, une conséquence extrême de la séparation des pouvoirs qui refuse aux tribunaux le droit d'apprécier la constitutionnalité des lois509.

B — La séparation des pouvoirs

Les lois constitutionnelles de 1875 instituaient le régime parlementaire ; la pratique consacre la confusion des pouvoirs au profit de la chambre des députés.

Dans ces conditions, on pourrait s'attendre à ce que les publicistes se livrent à une défense du principe de la séparation des pouvoirs comme moyen de lutter contre l'omnipotence législative. Si certains auteurs rappellent effectivement ce principe pour signifier au législateur qu'il n'a pas le droit de tout faire510, la plupart, au contraire, critiquent une théorie qu'ils interprètent à leur manière et dont ils estiment qu'elle constitue une garantie parfaitement illusoire.

Sans revenir sur la démonstration de M. Troper511 concernant la signification réelle de ce principe chez les constituants révolutionnaires, nous nous contenterons ici d'analyser l'attitude des publicistes à l'égard de la notion de séparation des pouvoirs dans ses rapports avec l'idée d'une garantie donnée aux citoyens contre les abus de pouvoir.

« Réduite à ses éléments simples, la théorie de la séparation des pouvoirs consiste à créer dans l'Etat plusieurs organes distincts, n'ayant aucun rapport entre eux, aucune action réciproque, et à confier à chacun des catégories de fonctions

de l'autre. Déjà nous avons dès maintenant une conception du rôle du Président de la République qui n'est plus celle qu'établirent les Constituants de 1875. Il en est de mémo pour le Sénat. Si maintenant le principe de la responsabilité politique des ministres entre lui aussi dans une crise de transformation, si cette transformation se poursuit et aboutit aux résultats qui semblent s'annoncer, la théorie réelle de la Constitution ne contiendra presque plus rien des règles traditionnelles du régime parlementaire. Or c'est ce régime qui constitue l’essentiel de sa théorie littéraire »

508 H. BOUCHET, op. cit., voir notamment pp. 9-10 et pp. 168-177. Rappelons que Bouchet appartient à l’Ecole de Dijon.

509 A. ESME1N, op. cit., p.368

510 J. BARTHELEMY, «Sur l’interprétation des lois par le Parlement », loc. cit., p. 162.

511 M. TROPER, La séparation des pouvoirs et l'histoire constitutionnelle française, Paris, LGDJ, 1973.

déterminées, qu'il accomplit sans le concours des autres »512. Indépendance et spécialisation des organes caractérisent par conséquent la séparation des pouvoirs selon cette interprétation513. Concrètement, le principe signifie alors l'attribution de toute la fonction législative au parlement et à lui seul, celle de la fonction exécutive au gouvernement.

Si l'on se souvient que publicistes souhaitent à l'époque la revalorisation du pouvoir exécutif, on comprendra aisément qu'ils rejettent la théorie de la séparation interprétée de cette manière. Faire la loi reste en effet la fonction la plus importante, la confier au seul parlement conduit à instaurer cette suprématie législative tant critiquée par les auteurs et interdit de définir la mission exécutive comme intégrant une part de législation. La séparation. ainsi comprise est donc incompatible avec le projet de rétablir des contrepoids au pouvoir des assemblées ; son application conduirait inexorablement à « la tyrannie d'une assemblée » (la Convention à laquelle s'apparente la pratique de la Troisième République) ou au «despotisme d'un empereur » (le bonapartisme que semble vouloir réactiver le boulangisme)514.

Sur le plan théorique, elle s'avère également incompatible avec le principe d'unité de la souveraineté : ainsi les partisans de la théorie de l'organe ont-ils soin de souligner qu'il ne peut y avoir de pouvoirs distincts dans l'Etat, seul souverain, qu'il n'y a que des organes dont aucun ne peut être considéré comme organe suprême515. Au contraire, la théorie de la séparation des pouvoirs débouche sur la suprématie législative et constitue de ce fait une garantie illusoire516. Curieusement, cette interprétation du principe de la séparation n'est pas sans rappeler les critiques adressées à Rousseau et aux révolutionnaires français de la fin du dix-huitième siècle : construction abstraite, contraire à la vie517, dogmatique, elle débouche sur le

512 L. DUGUlT, « La séparation des pouvoirs et l'Assemblée nationale en 1789 », Revue d'économie politique 1893, pp. 99-132, et pp. 567-615, p. 99 ; F. MOREAU, Le règlement administratif, p. 263 ; G.

CAHEN, op. cit., p42.

513 Voir M. TROPER, op. cit., pp. 207-208.

514 L. DUGUIT, « La séparation des pouvoirs... » , loc. cit., p. 99 : « les deux tentatives, faites en France pour fonder un gouvernement sur le principe de la séparation, ont conduit notre pays, l’une à la tyrannie d’une assemblée, l’autre au despotisme d’un empereur » ; A. DE Saint GIRONS, Manuel..., p. 391 et s. ; A.

ESMEIN, op. cit., pp. 279-280 ; G. JEZE, « De la force de vérité légale attachée par la loi à l'acte juridictionnel », R.D.P. 1913, pp. 437-502, p. 447 ; R. BONNARD, «Analyse du livre de J. Barthélemy, Le rôle du pouvoir «exécutif dans les Républiques modernes...», R.D.P. 1907, pp. 596-601, p. 600.

515 G. CAHEN, op. cit., p. 23 : « ou bien le pouvoir désigne, en effet, celui ou ceux qui sont chargés et ont le droit d'accomplir telle ou telle série d'actions, et alors ce sont des organes (...) Ou bien on entend par ce mot la compétence exclusive dans telle ou telle sphère, et alors ce sont du fonctions. Le pouvoir, au sens absolu du mot, n'existe que dans l’Etat », et p. 26 : « les organes sont directs ou indirects, mais il n'y a pas nécessairement un organe qui soit supérieur aux autres (...i il n’y a que des organes autonomes ou dépendants agissant et voulant pour le seul souverain qu’est l'Etat ».

516 L. DUGUIT, « La séparation des pouvoirs... », loc cit., p. 99 : « Pour beaucoup de bons esprits, la séparation des pouvoirs est la condition essentielle de tout gouvernement pondéré; le principe même de tout régime représentatif fondé sur la souveraineté populaire, la garantie nécessaire et commune des intérêts collectifs et des droits individuels ; elle est enfin l'idéal politique que doivent poursuivre sans cesse peuples et législateurs. C’est là, ce me semble, une singulière illusion ».

517 G. CAHEN, op. cit., p. 42.

despotisme contre lequel elle prétend lutter en organisant finalement la confusion des pouvoirs.

La collaboration des pouvoirs, en revanche, est acceptée par l'ensemble des publicistes, tans par ceux qui critiquent le principe de la séparation518 que par ceux qui l'acceptent519, mais en en distinguant deux applications possibles séparation rigide (qui aurait été appliquée par les constituants en 1791, et qu'ils récusent), et séparation souple instituant une collaboration entre les organes et permettant une définition extensive de la mission exécutive.

Cette balance des pouvoirs présente en effet un certain nombre d'avantages.

En permettant à l'exécutif de participer à la fonction législative, elle maintient le principe de la suprématie de la loi sans pour autant consacrer l'omnipotence du parlement. En ce sens, elle constitue une garantie théoriquement plus efficace contre les abus de pouvoir ; nos publicistes en font donc l'apologie comme ils font celle du régime parlementaire. Elle permet enfin de justifier plus aisément l'existence d'une justice administrative qui ne soit pas totalement séparée de l'administration active, même si beaucoup ne reconnaissent que deux pouvoirs et non trois, et rattachent la justice à la fonction exécutive520 ; la balance des pouvoirs pourrait également légitimer à l'avenir un éventuel contre de constitutionnalité des lois.

Mais les publicistes doivent aussi constater l'échec de la collaboration des pouvoirs puisque, précisément, le texte de 1875 qui l'instituait n'a pas été respecté.

Invoquer la collaboration des pouvoirs à partir de 1879, c'est donc encore une fois opposer la constitution à la pratique institutionnelle, une façon de rappeler au législateur que son pouvoir est limité et de réclamer une redistribution des pouvoirs au profit de l'exécutif pour garantir les droits individuels. Malgré l'interprétation qu'ils donnent de la séparation des pouvoirs en 1791, les auteurs sont ainsi conduits à retrouver pour partie la signification première du principe car ils sont confrontés au même problème (quoiqu'inversé) que les constituants révolutionnaires : limiter le pouvoir d'un organe qui tend à concentrer entre ses mains toutes les fonctions ; mais il s'agit cette fois da parlement, et non plus du monarque. C'est aussi une façon

518 F. MOREAU, Pour le régime parlementaire, op. cit. ; L. DUGUlT ; M. DESLANDRES, « La crise de la science politique» R.D.P. 1901, tome XV, pp. 394-427, (4c article), p. 417 : « la règle fameuse de la séparation des pouvoirs, présentée comme la règle suprême de l'organisation politique, discutable théoriquement et inapplicable en fait, doit être à mon avis remplacée par celle de l'équilibre des pouvoirs. Si, en effet, c’est e pouvoir législatif qui l'emporte, si, bien loin de se laisser guider par le gouvernement, il le domine, comme les assemblées, à moins qu'une minorité ne les terrorise et n'y forme un vrai gouvernement, sont incertaines et flottantes dans leur conduite, lentes et contradictoires dans leurs résolutions, leur règne est celui de l'anarchie. Si c'est le gouvernement qui l'emporte, sans qu'il trouve de frein dans le pouvoir législatif, comme l'exécutif tend à exagérer son action, à se servir du pouvoir dans son intérêt personnel, et à s'affranchir des règles gênantes de la légalité, son règne est celui de l'arbitraire et de l'absolutisme. L'équilibre des pouvoirs est donc la seconde règle fondamentale de la science politique ».

519 A. ESMEIN, op. cit.: A. DE SAINT-GIRONS, Essai._ J. BARTHELEMY, Le rôle du pouvoir exécutif..., p. 745 ; A. LE BOURGEOIS, op. cit., p. 157 ; H. BERTHELEMY, Traité.. ., 5e éd. 1908, p. 14 ; L AUCOC, Conférences, tome L pp. 48-49.

520 Voir infra, 2ème partie.

d'opposer au mouvement démocratique, dont le parlement et les républicains au pouvoir ont tendance à se réclamer, les principes libéraux qui visent à limiter le pouvoir pour protéger les libertés des gouvernés. C'est dans ce contexte qu'il faut situer la démarche de Tchernoff dont les articles sur Montesquieu et Rousseau constituent une sorte d'appel à la conciliation entre libéralisme et démocratie521.

En tant que garantie, la séparation des pouvoirs quelle qu'elle soit (rigide ou souple) s'avère donc inefficace, soit parce que son principe même est faux et conduit dans la pratique au despotisme (séparation rigide), soit parce qu'elle n'est pas respectée par le fonctionnement des institutions de la Troisième République (séparation souple)522. Même si l'on admet la réalité de la participation de l'exécutif à la fonction législative, l'indépendance du pouvoir exécutif n'est pas complètement assurée par la constitution (qui soumet la désignation d'un chef de l'Etat irresponsable au choix du parlement), elle est niée par la pratique qui fait du gouvernement le commis des assemblées et cantonne le président dans un rôle de parade. La doctrine est ainsi amenée à critiquer ce qu'elle appelle la séparation des pouvoirs et à vanter les mérites d'une collaboration dont elle constate l'échec dans la pratique du régime, de la même façon qu'elle persiste à proclamer la supériorité du texte constitutionnel tout en dénonçant sa totale inefficacité.

C — La loi

Dans le système de l'Etat légal, le règne de la loi est censé constituer la suprême garantie contre l'arbitraire. Ce point de vue qui domine encore la pensée des publicistes en 1880523 se trouve progressivement remis en cause au cours de notre période. Deux ordres de considérations contribuent à relativiser la confiance des auteurs dans les vertus de la loi : le premier concerne la source de la loi, le second tient à son objet.

Nous ne reviendrons pas ici sur les critiques dont le législateur fait l'objet et qui attestent suffisamment la piètre estime dans laquelle est tenu l'auteur direct de la norme. Ce discrédit rejaillit inévitablement sur la loi elle-même, qui ne peut guère constituer une garantie crédible dès lors qu'est mise en doute la compétence de son auteur. Mais les publicistes ne se contentent pas de relever les insuffisances du système, ils en contestent aussi le bien-fondé. La raison d'être de l'Etat légal vient en effet de ce que la loi est définie comme l'expression de la volonté générale, volonté

521 J. TCHERNOFF, « Montesquieu et Rousseau », R.D.P. 1903, tome XIX, pp. 477-514 ; et R.D.P. 1903, tome XX, pp. 49-97. Dans ces deux articles, Tchernoff insiste sur les rapprochements à faire entre Montesquieu et Rousseau dans le but, semble-t-il, de défendre leurs théories et de montrer que la séparation des pouvoirs ne signifie pas isolement, mais balance des pouvoirs.

522 Tout au plus reconnait-on à la séparation des pouvoirs le mérite d'exprimer une loi économique exacte, celle de la division du travail dont parle Durkheim, et une maxime politique nécessaire à la protection des libertés des gouvernés. Voir G. CAHEN, op. cit., ou A. GAUTIER, op. cit., tome 2, p. 50 et p. 75.

523 Voir notamment Th. DUCROCQ, op. cit.

commune raisonnable. C'est à ce titre qu'elle représente une garantie contre l'arbitraire. Or, si la notion de volonté générale s'adaptait bien à la première conception de la nation (collectivité concrète de citoyens), elle n'a plus guère de sens lorsque l'on conçoit la nation comme un ensemble intemporel et abstrait.

Tributaire de l'évolution de la pensée publiciste en matière de souveraineté524, la volonté générale se trouve vite assimilée à la conception prêtée à Rousseau d'une souveraineté atomisée525 ; elle n'est plus dans ces conditions que la volonté d'une majorité contingente et, loin de représenter une garantie, elle devient au contraire un danger potentiel526. Hauriou, qui pourtant prétend distinguer la volonté générale et la volonté électorale, est celui qui dénonce le plus clairement « la croyance en la toute puissance de la volonté générale commandante »527. Pour beaucoup, la source de la loi ne doit pas résider dans l'opinion des électeurs, mais dans la discussion et la réflexion de législateurs compétents528. Or la loi est devenue l'expression de la volonté du parlement, porteur de la volonté électorale; et la volonté générale est présentée comme une chimère qui se traduit nécessairement dans la pratique par la volonté d'une majorité éphémère et souvent tyrannique. Toutes ccs définitions soulignent à quel point la loi ne peut constituer une garantie comme expression de la volonté du parlement, la loi présente tous les vices attribués au législateur de la Troisième République ; comme expression de la volonté générale,

Tributaire de l'évolution de la pensée publiciste en matière de souveraineté524, la volonté générale se trouve vite assimilée à la conception prêtée à Rousseau d'une souveraineté atomisée525 ; elle n'est plus dans ces conditions que la volonté d'une majorité contingente et, loin de représenter une garantie, elle devient au contraire un danger potentiel526. Hauriou, qui pourtant prétend distinguer la volonté générale et la volonté électorale, est celui qui dénonce le plus clairement « la croyance en la toute puissance de la volonté générale commandante »527. Pour beaucoup, la source de la loi ne doit pas résider dans l'opinion des électeurs, mais dans la discussion et la réflexion de législateurs compétents528. Or la loi est devenue l'expression de la volonté du parlement, porteur de la volonté électorale; et la volonté générale est présentée comme une chimère qui se traduit nécessairement dans la pratique par la volonté d'une majorité éphémère et souvent tyrannique. Toutes ccs définitions soulignent à quel point la loi ne peut constituer une garantie comme expression de la volonté du parlement, la loi présente tous les vices attribués au législateur de la Troisième République ; comme expression de la volonté générale,

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