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LA NATION OPPOSÉE AU PEUPLE

Dans le document DE L ÉTAT LÉGAL À L ÉTAT DE DROIT (Page 44-56)

LE TITULAIRE DE LA SOUVERAINETÉ

Section 1 LA NATION OPPOSÉE AU PEUPLE

Quoiqu'il existe encore une certaine confusion dans l'emploi des deux termes « nation » et « peuple », la doctrine de la Troisième République tend à opposer deux théories du titulaire de la souveraineté, tant par le type de collectivité souveraine (§ 1) que par le mode d'exercice du pouvoir qu'elles sont censées impliquer (§ 2).

58 E. D'E1CHTAL, Souveraineté du peuple et gouvernement, Paris, Alcan, 1895, pp. 76-77.

§1. - DES COLLECTIVITÉS ESSENTIELLEMENT DIFFÉRENTES

Qu'est-ce qu'une nation ? Cette question, posée par Ernest Renan dans une conférence prononcée à la Sorbonne en 188259, n'intéresse pas seulement la théorie politique et sociologique, elle concerne aussi de très près les conceptions juridiques qui s'en sont largement inspirées. A la réponse que propose Renan : « La nation, comme l'individu, est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements », font écho la définition d'A. Esmein (la nation, c'est-à-dire « la série des générations successives »)60, mais aussi le Manuel de droit public publié par Duguit en 1907, où il insiste sur cette idée que la nation, comme l'humanité, est faite de plus de morts que de vivants61.

A — L'émergence d'une nouvelle définition de la nation

À la fin du dix-neuvième siècle, la doctrine courante semble bien attribuer la souveraineté à la nation considérée comme l’équivalent du corps électoral. C'est du moins ainsi que F. Moreau présente les choses en 189262. D'autres auteurs, comme Simonet ou Besson, conçoivent eux aussi la souveraineté comme appartenant au corps électoral, ou plus exactement à chaque citoyen membre du corps électoral63 ; ils donnent ainsi un début de justification à la théorie élaborée plus tard par Carré de Malberg selon laquelle la souveraineté du peuple est une souveraineté atomisée. La nouvelle conception qui commence à se faire jour au tournant du siècle sous l'influence de Renan et surtout d'Esmein64 attribue au contraire la souveraineté à une nation abstraite définie comme collectivité indivisible transcendant les individus

59 E. RENAN, « Qu'est-ce qu'une nation ? », 1882, cité in R. G1RARDET, Le nationalisme français anthologie I871-1914, Paris, Seuil, 1983, p. 65.

60 A. ESMEIN, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 2ème éd., Paris, Larose, 1899, p. 168.

Voir, dans le même sens, G. JELLINEK, L'Etat moderne et son droit, 1ère partie, éd. fr., Paris, Giard et Brière, 1911, p. 243 : « Ainsi, la nation qui semble à première vue avoir une existence en soi, apparaît à l'étude attentive comme un concept juridique qui ne s'identifie guère avec celui des individus particuliers. Il est indépendant de la personnalité de ceux qui vivent à un moment donné, car la nation continue à subsister au milieu du changement continuel des personnes ».

61 L. DUGUIT, Manuel de droit public, tome 1: Droit constitutionnel, Paris, Fontemoing, 1907, p. 78 : « L'humanité, a-t-on dit, est faite de plus de morts que de vivants ; la nation est faite, elle aussi, de plus de morts que de vivants (...) Cf E. RENAN, « Qu'est-ce qu'une nation ? » dans Discours et Conférences, p. 307.

62 F. MOREAU, « De la notion de souveraineté », R.C.L.J. 1892, pp. 336-352. De même, E. PUJOL, Essai critique sur l'idée de la délégation de la souveraineté, thèse Toulouse, 1911 ; H. CHARAU, Essai sur l'évolution du système représentatif, thèse Dijon, 1909.

63 J .B. SIMONET, Traité élémentaire de droit public et administratif, Paris, Pichon, 1885, p.4 : « La souveraineté appartient à chacun des membres qui composent la nation ; mais les occupations privées des citoyens ne leur permettent pas de se réunir en corps à tout moment pour édicter des lois et en assurer l'exécution » ; A. BESSON, Essai sur la représentation proportionnelle, thèse Dijon, 1897. Voir également H. BOUCHET, La conception de la représentation dans la Constitution de 1875 et ses déviations postérieures, thèse Dijon, 1908 ; C. KOCH, Les origines françaises de la prohibition du mandat impératif, thèse Nancy, 1905. On remarquera que l'école de Dijon compte de nombreux auteurs partisans de la souveraineté confiée au corps électoral (voir cette note et la note précédente) ; Th. DUCROCQ, Cours de droit administratif, t. I, p. 460 ; E. PIERRE, Traité..., 1893, p. 118.

64 Voir E. PUJOI, op. cit., pp. 20-22, pp. 62 et s.

actuels qui la composent. Pendant quelques années, ces deux définitions vont coexister, ce qui permettra à certains auteurs de jouer sur l'ambiguïté du concept.

Saleilles par exemple invoque la souveraineté d'une nation assimilée au suffrage universel pour limiter les pouvoirs du corps législatif, et dans le même texte, il utilise la théorie de l'organe pour ôter finalement la souveraineté au corps électoral65. Particulièrement sensibles chez les auteurs mineurs66, ces hésitations sur la définition de la nation se retrouvent chez Maurice Hauriou qui, en 1910, refuse toute opposition de la nation et du corps électoral67, pour écrire au contraire, en 1912, que « le corps électoral n'est pas le souverain parce qu'il n'est pas la nation »68. Trente ans plus tôt, F. Moreau s'inscrivait déjà en faux contre la conception de la doctrine courante pour élaborer une nouvelle théorie de la souveraineté et attribuer celle-ci, non plus au corps électoral mais à la « vie sociale »69. Entre 1879 et 1914, une nouvelle théorie s'est donc graduellement imposée pour aboutir, chez Carré de Malberg, à une opposition systématique entre la nation abstraite de 1791 et le peuple atomisé de 1793. L'avènement du suffrage universel n'est sans doute pas étranger à cette relecture qui procède de l'assimilation entre souveraineté du corps électoral, souveraineté du nombre, souveraineté atomisée et constitution de 1793.

B — Les arguments de la distinction

Qu'ils attribuent ou non cette conception à la Révolution française (ou à l'un de ses épisodes), les publicistes de la Troisième République sont en tout cas de plus en plus nombreux à faire de la nation une entité abstraite et intemporelle, qui s'oppose au peuple si l'on entend par ce mot le corps électoral. Pour l'essentiel, trois arguments concourent à justifier cette opposition.

1 - Volonté électorale et volonté générale.

65 R. SALEILLES, • La représentation proportionnelle R.D.P. 1898, t. IX, N. 215.- 234 « n'.t pas douteux que le peuple entende que, pour chaque loi, on tienne compte de lui et que le Parlement, à chaque moment de son existence, souvienne qu'il n'est qu'un des organes de la souveraineté et non la souveraineté elle-même. La souveraineté existe en dehors du Parlement, elle appartient à la nation et la nation, par le suffrage universel n'entend pas abdiquer» et dans un second article (ibidem, pp. 38S-414), p. 389: « Cette souveraineté n'est incamée dans aucun corps entendu de la somme d. individualités qui le constituent, aucun corps politique, cela va de soi, pas même le corps él.toral il n'y a là que des organes par lesquels cherche à se dégager et à s'exprimer cette volonté générale qui est la manifestation de la souveraineté nationale (...) Tous les corps politiques sont des organes de la souveraineté politique, aucun n'in.me en lui la souveraineté elle-même. C'est la conclusion à laquelle je voulais aboutir ».

66 H. CHARAU, op. cit. ; E. PUJOL, op. cit. 18.

67 M HAURIOU, Principes de droit public, Paris, Larose, 1910, p. 462.

68 M.HAURIOU, La souveraineté nationale, Paris, Sirey, 1912, p. 29 ; de même, V. E. ORLANDO, « Du fondement juridique de la représentation politique », R.D.P. 1895, t. I, pp. 1- 39, p. 21.

69 F. MOREAU, « De la notion de souveraineté », loc. cit., pp. 349-351 ; cf. Ch. BENOIST, De

l'organisation du suffrage universel. La crise de !Etat moderne, Paris, F. Didot, 1895, p.64 : « Voter, au lieu d'être l'exercice de la souveraineté, serait une fonction de la vie nationale ; la théorie de la vie nationale remplacerait la théorie de la souveraineté nationale et, de même qu'à celle-ci était lié le suffrage universel inorganique, de celle-là découlerait, pour le plus grand bien de l'Etat et de l’individu même, le suffrage universel organisé ».

Pour M. Hauriou, par exemple, le corps électoral n'est pas la nation « parce que la volonté électorale ne peut pas être identifiée avec la volonté générale »70. L'argument juridique de la différence qui sépare les deux collectivités est donc puisé ici dans le concept de volonté générale. Or cette notion ambiguë s'est toujours prêtée à des interprétations fort diverses.

Il semble cependant que les révolutionnaires aient compris cette volonté souveraine comme une volonté générale tant par son origine que par son objet :

«Tous les pouvoirs publics sans distinction sont une incarnation de la volonté générale, dit Sieyès ; tous viennent du peuple, c'est-à-dire de la nation. Les deux termes doivent être synonymes »71. L'article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen proclame, lui aussi, que « la loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation ». Cette volonté est donc générale parce qu'elle trouve sa source dans la volonté des citoyens qui concourent à la former ; mais aussi parce qu'elle a pour objet la raison, la caractéristique de la volonté humaine étant précisément d'être raisonnable. Cette volonté commune est une volonté unique en ce sens que la raison est présente dans chaque être, qu'elle est la même chez tous, qu'elle est ce qui définit l'humain contre l'animal. La raison est une, la volonté générale aussi.

C'est en oubliant que chaque citoyen se définit pour les révolutionnaires d'abord comme être raisonnable que les publicistes en sont venus à opposer volonté électorale et volonté générale, source et objet. La volonté électorale n'est plus, pour eux, que l'addition de volontés particulières souvent erratiques, et non ce point par lequel les hommes se reconnaissent comme tels et communient dans une raison immuable. La volonté générale, si tant est qu'elle existe (ce dont certains commencent à douter)72, postule l'unité de la communauté. Définie exclusivement par son objet, elle va d'ailleurs rapidement se muer dans le concept très administrativiste d'intérêt général.

2 - La nation, collectivité transcendante.

Par cette interprétation des deux concepts de nation et de volonté générale, les publicistes de la Troisième République rejoignent paradoxalement les idées d'un Louis de Bonald en partie transmises par les doctrinaires de la Monarchie de Juillet73. Bonald opposait en effet aux révolutionnaires ce qu'il tenait pour être la vraie

70 M. HAURIOU, La souveraineté nationale, op. cit., p. 29.

71 E. SIEYES, cité par D. Turpin, op. cit., p. 284.

72 L. DUGUIT, Manuel..., op. cit., pp. 31-33: « Cette volonté commune existerait-elle, on n'aurait pas démontré par là qu'elle peut légitimement s'imposer aux individus (...) quoi qu'on fasse, cette prétendue volonté générale ne s'exprime jamais qu'au moyen d'une majorité et la puissance publique, le pouvoir de commander appartiennent à la majorité qui impose sa volonté à la minorité » ; E. PUJOL, Essai critique sur l'idée de la délégation de la souveraineté, thèse Toulouse, 1911, pp. 92-93; Ch. BENOIST, De l'organisation du suffrage universel..., op. cit., p. 61.

73 Voir G. BACOT, op. cit. 25.

conception de la nation, celle d'une collectivité transcendante réunissant en elle toutes les générations74.

Ce serait cependant une erreur de conclure que les publicistes de la Troisième République aient tous été partisans de Louis de Bonald. La plupart revendiquent au contraire l'héritage révolutionnaire, mais l'interprétation qu'ils en font est tributaire des problèmes de leur époque : influencée par le nationalisme omniprésent après la guerre de 187075, elle l'est aussi et peut-être surtout par la difficulté de concilier libéralisme et démocratie76. L'avènement du suffrage universel induit en effet un certain nombre de modifications dans le fonctionnement du régime représentatif, et la volonté d'exclure toute assimilation entre suffrage universel et nation souveraine peut se comprendre comme une tentative de limiter ces changements77. Cette question cruciale du suffrage universel explique par ailleurs que la doctrine ait rapidement assimilé la théorie du corps électoral souverain à la seule constitution de 179378 consacrant l'universalité du suffrage, par opposition à une théorie de la nation souveraine qui aurait été celle de 179179. Le concept de nation manque certes un peu de clarté chez les constituants de 1791 puisque l'on ne sait jamais exactement s'il désigne le corps de tous les citoyens ou le seul corps des citoyens actifs80 ; mais il est clair qu'il ne s'agit pas d'un ensemble intemporel comme le postule la doctrine de la Troisième République.

74 L. DE BONALD, Théorie du pouvoir politique et religieux, 1796, Paris, U.G.E. 10/18, 1966.

75 Voir R. G1RARDET, op. cit

76 F.A. HELIE, op. cit., p. 1417: « La légèreté et l'ignorance à croire que le parlementarisme peut gouverner la démocratie et que le suffrage universel est compatible avec la liberté des journaux » ; R. SALEILLES, Congrès international de droit comparé tenu d Paris du 31 juillet au 4 août 1900, Paris, LGDJ, 1905, t. I, p.

81 : « Cc n'est pas seulement a priori que l'on déclare le parlementarisme incompatible avec la conception de l'égalité des droits politiques et avec la conception de la souveraineté numérique ; c'est l'expérience même, et ce sont les rapports que vous avez entre les mains, qui vous montrent, partout on se fait sentir la poussée démocratique, des déviations et des altérations correspondantes du régime parlementaire » ; ibidem, p. 86: « M. Picot développe l'idée que la cause principale du mauvais fonctionnement du parlementarisme est l'extension du suffrage universel à des masses sans éducation politique et ignorant les règles fondamentales de ce régime ».

77 Th. FERNEUIL, « La crise de la souveraineté nationale et du suffrage universel , R.P.P. 1896, pp. 489,11, p. 491 « Quand la souveraineté du peuple a semblé atteindre son point culminant par la conquête du suffrage universel, n’estimait-on pas que ce système électoral devait consacrer l'aboutissement suprême et comme le couronnement du régime représentatif (...) Malheureusement, les faits se sont assez vite chargés de démentir la théorie. Chez la plupart des nations qui pratiquent le suffrage universel, une antinomie de plus en plus profonde s'est produite entre ce suffrage et le régime représentatif, de telle sorte que le principe qui devait assurer le triomphe de ce régime menace aujourd'hui, presque partout, d'en consommer la décadence et la ruine » ; H. CHARAU , Essai sur l'évolution du système représentatif, op. cit., p. 101 « Les élus de la démocratie nouvelle, loin de conserver l'autonomie de leur jugement propre, le droit et la fonction d'exprimer librement et par eux-mêmes la volonté nationale, deviennent de plus en plus les simples traducteurs, les enregistreurs de voix du dehors sans cesse plus impérieuses : le corps électoral ne se contente plus d'élire, mais veut encore que sa volonté soit entendue ».

78 Les publicistes ne sont ni les seuls ni les premiers à opérer cette assimilation, que l'on trouve d'abord chez les hommes politiques : blanquistes, socialistes et pour quelque temps, les radicaux, se réclament de 1793.

79 Voir R. CARRE DE MALBERG, op. cit. ; F.A. HELIE, op. cit., pp. 303-305 et p. 387.

80 G. BACOT, op. cit, p. 61, semble distinguer nation souveraine et nation gouvernée.

Or, c'est ici que gît le second argument de la distinction entre les deux collectivités, celui qui consiste à opposer la partie et le tout « La souveraineté appartient, en réalité, à la nation elle-même, distincte des individus, comprenant le développement des générations successives. Les citoyens actuellement existants ont nécessairement l'exercice de la souveraineté, mais ils n'en ont que l'exercice ils sont en quelque sorte les premiers et nécessaires représentants de la souveraineté nationale »81. Esmein, qui utilise indifféremment les expressions « souveraineté nationale » et « souveraineté du peuple », oppose donc la nation comprise comme collectivité permanente et le corps électoral formé des seuls citoyens actuels. La conception révolutionnaire de la nation souveraine posait précisément ce problème de l'opposition potentielle entre le corps des citoyens actuels, seul souverain, et l'ensemble de la population sur laquelle s'exerce l'autorité de l'Etat82. On pouvait dès lors se demander ce qui légitimait l'obligation imposée à tous de se soumettre à l'ensemble restreint d'individus dotés de droits politiques. L'extension du suffrage ne résout pas le problème puisque certains individus (les femmes, par exemple) en sont exclus. C'est ainsi que les publicistes en viennent à opposer volonté électorale et volonté générale : addition de volontés particulières, la volonté électorale n'est jamais que la volonté de la majorité, la force du nombre plus souvent tyrannique que raisonnable, et source de division dans la mesure où elle s'oppose à la volonté de la minorité83. Or l'une des préoccupations de la Troisième République est justement de construire l'unité du corps social, et le déplacement de la souveraineté du corps des citoyens actuels vers une entité beaucoup plus large (la nation nouvelle manière) permet de rapprocher, voire d'identifier nation souveraine et nation gouvernée84.

Particulièrement sensible après la Commune, cette recherche de l'unité est surtout une dénégation de l'existence possible des conflits qui traversent la

81 A. ESMEIN, op. cit., p. 189. Dans le même sens, F. MOREAU, « De la notion de souveraineté », loc. cit., pp. 351-352 : «On dira peut-être que notre doctrine revient en somme pratiquement à celle de la souveraineté nationale. Je ne le pense pas. Le peuple que je déclare souverain, ce n'est pas l'exclusive catégorie des citoyens doués de droits politiques, c'est-ii-dire une fraction du peuple ; cc n'est pas une foule inorganique et qu'il s'agit seulement de compter ; c'est la natice tout entière, les citoyens et les autres, c'est la nation agencée en un être nouveau et supérieur. Les citoyens auxquels la doctrine courante confère le titre immuable de peuple souverain, ne sont que les agents et les instruments de la souveraineté ; leurs faits politiques prétendus ne sont que des devoirs et da fonctions à remplir au profit de l’intérêt général et non des passions particulières ».

82 F. MOREAU, « De la notion de souveraineté », loc. cit., p. 341 : « Qu'est-ce que le peuple ? Tout d'abord, remarquez qu'il est impossible de conserver le même sens à ce mot si simple dans les deux cas : le peuple-sujet comprend tous les membres d'une société humaine, sans distinction. Le peuple souverain ne comprend, selon la doctrine courante, que les électeurs (...) Que de réflexions suggère ce procédé, la distinction du peuple-sujet et du peuple-souverain ! (...) Doctrine singulière qui, sous prétexte de souveraineté nationale, soumet le peuple entier à l'une de ses fractions, subordonne l’entier à la partie », et p.

342 : « Supposez que, dans le peuple souverain, il y ait une scission, une majorité et une minorité. Celle-ci, selon le dogme de la souveraineté nationale, devra céder, et en fait la souveraineté sera exercée sur le peuple-sujet et sur une fraction du peuple-souverain, par un groupe de celui-ci, par une fraction d'une fraction ».

83 Ibidem, p. 342.

84 M. HAUR1OU, La souveraineté nationale, op. cit., pp. 13-15 ; F. MOREAU, « De la notion de souveraineté », loc. cit., p. 351.

communauté et la divisent ; le thème de la solidarité et celui, plus juridique, de l'intérêt général relayent le nationalisme pour établir l'idée d'un consensus rassemblant tous les hommes et toutes les générations.

3 - La nation organique.

Le troisième argument, enfin, est celui d'un certain « réalisme ». Quoiqu'elle conduise à faire de la nation un être abstrait, incapable de vouloir par lui-même85, la distinction de la nation et du corps électoral peut en effet se réclamer d'une conception réaliste qui oppose la nation en tant que collectivité organique complexe formée de groupes hétérogènes et enchevêtrés, au corps électoral compris comme l'addition d'individus strictement égaux, voire identiques86, puisqu'ils jouissent des mêmes droits politiques, quelles que soient leurs différences d'attitude ou de mérite.

Dans ces conditions, seule la nation est une collectivité vivante et riche, le corps électoral n'étant qu'une masse informe, une création artificielle sans rapport avec la réalité87. Une fois encore, cette conception d'une nation organique n'est pas sans rappeler les idées d'un Louis de Bonald défendant l'ancien système des ordres et des corporations aboli par la Révolution, et plus ou moins relayées par les doctrinaires de la Monarchie de Juillet88. La reconstitution des groupes sociaux à l'issue du mouvement d'industrialisation a sans doute favorisé la renaissance de cette doctrine,

Dans ces conditions, seule la nation est une collectivité vivante et riche, le corps électoral n'étant qu'une masse informe, une création artificielle sans rapport avec la réalité87. Une fois encore, cette conception d'une nation organique n'est pas sans rappeler les idées d'un Louis de Bonald défendant l'ancien système des ordres et des corporations aboli par la Révolution, et plus ou moins relayées par les doctrinaires de la Monarchie de Juillet88. La reconstitution des groupes sociaux à l'issue du mouvement d'industrialisation a sans doute favorisé la renaissance de cette doctrine,

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