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L'ÉVOLUTION DES IDÉES SUR LA SOUVERAINETÉ

Dans le document DE L ÉTAT LÉGAL À L ÉTAT DE DROIT (Page 41-44)

Quelle conception les publicistes se sont-ils faite de la souveraineté, c'est ce qu'il convient de rechercher pour savoir comment ils jugent l'état légal de leur époque qui fonde sa légitimité sur la théorie de la souveraineté nationale.

Quoique de façon très indirecte, cette question a pour partie été déjà abordée dam un livre de G. Bacot sur l'origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale53. L'auteur y démontre de façon convaincante que cette distinction, née au moment de la Monarchie de Juillet, a été développée par les publicistes de la Troisième République et systématisée par Carré de Malberg. On aurait donc affaire à une relecture des théories révolutionnaires orientée vers une opposition manichéenne entre deux théories du titulaire de la souveraineté impliquant chacune un mode spécifique d'exercice du pouvoir. Ln Révolution française, au contraire, aurait connu et appliqué une seule théorie de la souveraineté, celle de la souveraineté absolue de la collectivité indivisible des citoyens actuels, les deux expressions « souveraineté nationale » et « souveraineté du peuple » recouvrant sensiblement tes mêmes choses, et n'imposant ni n'excluant aucun mode précis d'exercice du pouvoir.

Il n'est pas dans nos intentions de refaire ici la démonstration de cette thèse.

Son point central, c'est-à-dire l'idée selon laquelle souveraineté de la nation et souveraineté du peuple signifient la souveraineté d'une collectivité indivisible de citoyens actuels, nous semble suffisamment avéré tant par la lecture des constitutions de 1791 et de 1793, par les études consacrées à la théorie de Rousseau, que par les

53 G. BACOT. Carré de Malberg et l’origine de la distinction entre souveraineté du peuple et souveraineté nationale, Paris, éd. du CNRS, 1985.

enjeux poursuivis par une Révolution en train de se faire54. En outre, notre propos est ici moins de savoir quelle conception les révolutionnaires se sont faite dc la souveraineté, de son titulaire, de son exercice, que de rechercher quelle lecture en ont opérée les publicistes de la Troisième République.

De ce point de vue, il n'est pas inutile de rappeler que l’interprétation de la Révolution française est alors plus que jamais au centre du débat politique et intellectuel55. C'est en effet dans la Révolution que la nouvelle République prétend trouver ses racines, c'est par elle que tente de s'établir un consensus de tous les républicains. Référence avant tout idéologique, la Révolution française va pourtant s'avérer à l'usage difficile à manier : faut-il la célébrer en bloc ; faut-il, au contraire, privilégier certains de ses épisodes pour en exclure d'autres ?

La réponse est éminemment variable ; elle est à la fois fonction des circonstances et des courants politiques. Si les radicaux en tiennent pour la

«Révolution-bloc» en 189156, c'est en grande partie pour des raisons d'opportunité politique qui les conduiront de plus en plus à privilégier, face aux socialistes, 89 à 93. D'une manière générale, si la Révolution peut constituer la référence commune, non seulement aux républicains mais aussi à la fraction orléaniste des monarchistes (dont certains républicains sont d'ailleurs issus), c'est davantage de 1789 que se réclament la plupart des courants politiques ; car en excluant la Terreur, ils se démarquent à la fois des excès révolutionnaires et des extrémistes contemporains (boulangistes, anarchistes auxquels sont souvent assimilés les socialistes). Certes, l'historiographie officielle préfère opposer Danton le pragmatiste à Robespierre (« ce mystique assassin », selon Aulard57) plutôt que d'opposer deux périodes 89 et 93, les républicains conservant ainsi un semblant d'unité. Mais les glissements politiques successifs s'opèrent, quoi qu'il en paraisse, de plus en plus au profit des modérés qui communient plus volontiers dans la référence à la Constituante que dans celle à la Convention. En outre, l'ambiance positiviste, par la critique du dogmatisme qu'elle implique, contribue à confondre dans le même opprobre Robespierre, la Convention et les théories de Rousseau.

Toutes ces données ne sont pas sans peser sur les positions prises par la doctrine, obligée de se situer sur ce terrain lorsqu'elle aborde la question de la

54 D'autres éléments de la thèse de G. BACOT sont sans doute plus sujets à discussion, et notamment la question de savoir si les Constituants de 1791 n'ont pas joué sur l'imprécision du concept de nation, désignant par ce terme tantôt le cops des seuls citoyens actifs (thèse de G. Bacot), tantôt le corps de tous les citoyens, ce qui aurait ainsi donné prise à la constitution de l'opposition radicale chez Carré de Malberg entre nation et corps électoral.

55 La création, en 1885, d'une chaire d'histoire de la Révolution française à la Sorbonne, confiée pendant près de quarante ans au très républicain Aulard, est un exemple parmi beaucoup d'autres de la volonté affichée de célébrer la Révolution.

56 Voir le discours de CLEMENCEAU à la Chambre des députés, le 20 janvier 1891, J.O., Débats parlementaires, pp. 155-156. Sur l'historiographie de la Révolution française, A. GERARD, La Révolution française, mythes et interprétations, 1789-1970, Paris, Flammarion, Questions d'histoire, 1970.

57 A. AULARD, Etudes et leçons, 1ére série, Paris, Alcan, 1893, p.28I.

souveraineté et de son titulaire. Son interprétation des principes révolutionnaires est tributaire à la fois de l'idéologisation de la Révolution française par le débat politique de l'époque et des modifications apportées par le suffrage universel dans le fonctionnement du système politique.

Quels en sont les enjeux, c'est ce que nous tenterons d'élucider d'abord (Chapitre I) en examinant ce qu'elle dit du titulaire de la souveraineté : est-ce la nation, comme le postule la théorie classique de l'Etat légal, le peuple, comme le laisserait entendre l'irruption du suffrage universel dans le régime représentatif de la Troisième République, ou l'Etat, comme on le pense aujourd'hui ? Nous étudierons ensuite les caractères de cette souveraineté (Chapitre II) et les théories de légitimation du pouvoir des gouvernants (Chapitre III).

Chapitre I

Dans le document DE L ÉTAT LÉGAL À L ÉTAT DE DROIT (Page 41-44)