• Aucun résultat trouvé

Théodore : un directeur confronté au suicide d’un élève

Analyse au cas par cas : portraits des professionnels

6.5 Théodore : un directeur confronté au suicide d’un élève

Dans cet établissement du post-obligatoire, professionnalisant, des parents appellent pour annoncer la mort de leur fils (18 ans) survenue durant un week-end. C’est un suicide mais ils ne veulent pas que cette information soit divulguée aux élèves. Quelques jours plus tard, les parents reviendront sur leur décision et demanderont que ce soit finalement communiqué à la classe de leur fils. De plus, ils souhaiteraient faire cette annonce eux-mêmes, car ils désirent rencontrer les camarades de leur enfant. Le directeur, Théodore, est dans sa dernière année professionnelle, à quelques mois de sa retraite. Un doyen, qui a également participé à la gestion de la crise, assiste à l’entretien.

Garder le contrôle et gérer seul de préférence : « Je ne demande rien aux autres »

Théodore a appris la nouvelle du décès un lundi matin par la secrétaire qui avait eu le père et en ligne, et qu’il a rappelé le matin même. Il n’a pas déclenché la cellule de crise et « il a pris la décision seul de l’annonce ». Comme « les élèves étaient déjà réunis à la salle de conférence » pour une autre raison, il en a profité, car il avait « un quart d’heure pour réagir au maximum ». Il est « allé à la salle de conférence et [a] vu [son] collègue (doyen). La porte

était ouverte à ce moment-là. » Il a donc « préalablement informé les enseignants (…) qui se trouvaient dans la salle de conférence (…) et les enseignants de l’élève », soit juste quelques minutes avant leurs élèves, ne leur laissant ainsi guère de temps pour réaliser la nouvelle. Puis il est allé l’annoncer aux élèves de « toute la section, de tout le métier ». Cette annonce s’est faite en deux temps, un premier où il a évoqué le décès d’un camarade sous une forme imagée : « Bonjour c’est une expression, mais dans la réalité il y a des bons jours et des mauvais jours. Aujourd’hui, c’est un mauvais jour. Un de vos camarades est absent, il ne reviendra plus. » Dans un second temps, voyant les élèves regarder autour d’eux en se demandant qui ça pouvait bien être, il a ajouté le nom du défunt : « J’ai essayé de temporiser un petit peu, le temps de faire en sorte qu’ils puissent absorber un tout petit peu la nouvelle.

J’ai temporisé un peu, avant de donner le nom. »

Même « s’ils se mélangent dans les ateliers et (…) que les autres [élèves] voient très bien de qui on parlait », seule une partie des élèves ont ensuite été gardés, ceux qui visiblement côtoyaient le plus le défunt, et pour qui les émotions risquaient d’être les plus intenses. Sans qu’on puisse juger si ceux qui ont été libérés ont pu aussi être affectés par la nouvelle :

La classe en tout cas, une fois qu’on a libéré ceux qui ne faisaient pas partie du premier cercle, ceux qui faisaient partie de la classe, ils se sont effondrés assez rapidement. Certains ont commencé à pleurer. Ils se sont tenus ensemble, ils se touchaient. (…) Il y avait une grosse incrédulité évidemment.

Le directeur, son adjoint, les enseignants et l’infirmière « on était à disposition pour essayer de les faire parler. On les a gardés comme ça une demi-heure seulement. » Théodore a

« interdit qu’on les libère », parce qu’ils pouvaient passer par toutes sortes d’émotions dans la journée, mais aussi pour qu’ils puissent être « ensemble ». Il leur a ensuite donné « rendez-vous pour la fin de l’après-midi pour rediscuter », tout en vérifiant que, pendant la journée, ils soient bien « en ateliers pratiques (…) avec des activités qui n’étaient pas dangereuses » ; par conséquent qu’ils n’aient pas à utiliser des outils ou des machines. En fin d’après-midi, quand le directeur est revenu, les élèves « étaient ensemble, en train de rédiger un message.

Ils faisaient des plans sur la façon dont ils allaient communiquer à la fois à la famille et lors de la cérémonie. »

Durant la gestion de cette situation, le directeur souligne un élément qui lui a posé problème : les parents du défunt souhaitaient que la cause du décès (suicide) ne soit pas divulguée aux autres élèves, lors de l’annonce.

Déjà il s’agit d’un suicide, comme j’ai dit, mais qui n’a pas été annoncé par les parents, par le père que j’avais en ligne, immédiatement comme un suicide. Il a fallu le deviner. Il a effectivement admis rapidement qu’il s’agissait d’un suicide, mais il m’a demandé de le cacher à la classe. Et ça c’était problématique, je dirai.

Les parents avaient demandé à Théodore d’expliquer que c’était accidentel : « Ce qui pour moi était un mensonge, c’était difficile pour moi. » Pour contourner ce qui semble être un conflit de conscience, le directeur a finalement trouvé une stratégie :

J’ai glissé comme ça, mais très rapidement dans la conversation, dans l’annonce, la notion d’accident.

Accidentellement, ou un truc comme ça. C’était un demi-mensonge parce que j’ai dit : “ C’est toujours difficile de perdre accidentellement un de ses camarades ”.

Cette situation s’est révélée difficile à gérer pour Théodore, car il estime que « tout au long de l’accompagnement qui a duré une semaine, à aucun moment, les parents n’ont accepté l’idée du suicide ». Ce ressenti va compliquer sa relation avec eux. Pour autant, même s’il estime que « cette situation n’est pas tenable, [il n’a pu] que respecter la volonté des parents, [car il s’y était] engagé ». Est-ce cette ambivalence qui l’a amené à vouloir « préparer les parents » quand ces derniers changent d’avis et demandent à rencontrer les camarades de leur fils ? Ou avait-il « peur que d’une manière ou d’une autre, ils se lancent dans une démarche qui puisse être culpabilisatrice par rapport aux autres élèves », du fait qu’il s’agissait d’un suicide ? Le directeur ajoute que, par un incroyable hasard, le même jour il a reçu un téléphone inattendu d’une personne qui les a bien aidés dans cette gestion :

Là on a eu un coup de chance. (…) Pendant qu’on s’occupait des élèves, quelqu’un a appelé le secrétariat en disant : “ Je suis aumônier. Il se trouve que c’est moi qui ai annoncé le décès à la famille. J’étais hier soir avec la famille, c’est moi qui ai annoncé ce décès et je me tiens à votre disposition ”. Et j’ai rappelé immédiatement cette personne. On s’est rendu compte qu’il était aumônier dans plusieurs écoles du post-obligatoire. (…) Il s’est mis immédiatement à notre disposition. J’ai eu un long téléphone avec lui et puis on avait rendez-vous avec les élèves le lendemain matin.

Si bien que Théodore, le lendemain matin, « en présence de l’aumônier » mais également du médiateur, de l’infirmière et des enseignants, a réuni les élèves « pour leur dire qu’il ne s’agissait pas d’un accident ». Théodore souligne le contraste entre la première annonce où les élèves « s’étaient ouverts et parlaient beaucoup » et ce deuxième moment où lorsqu’il leur a dit « qu’il s’agissait d’un suicide, ils se sont fermés, complètement fermés ». Et ce, alors même que les adultes présents passaient « de table en table pour essayer de les faire parler ».

Après les avoir gardés « le plus longtemps possible », Théodore les a libérés non sans convenir de les « retrouver de nouveau à 16 heures » le même jour. Ce qui semble avoir été une bonne idée, puisqu’« on a fait le même exercice (…), au même endroit, et là c’était bon.

Ils étaient de nouveau ouverts. »

Durant cette séance, Théodore a également transmis la demande des parents de l’élève décédé : ils désiraient « à la fois visiter les lieux pour prendre connaissance de l’environnement de travail de leur fils, ce qu’il avait vécu à l’école ces derniers jours et puis rencontrer les élèves ». Le directeur souhaitait que les élèves prennent le temps de la réflexion et qu’ils ne se sentent pas obligés d’accepter :

“Voilà, j’ai une demande. Je vous demande d’y réfléchir, je ne vous demande pas de réponse immédiate, réfléchissez-y jusqu’à ce soir ”. Je leur ai dit que ça serait sur une base volontaire. Puis je les ai revus en fin d’après-midi et là ils m’ont dit qu’ils étaient d’accord de rencontrer les parents.

Concernant cette rencontre, aucune « communication aux parents » des élèves concernés n’a été transmise. Probablement parce qu’ils « étaient tous majeurs » ? « Peut-être pas tous, mais je n’ai pas vérifié » nuance Théodore. Le lendemain, après avoir « préparé » les parents et demandé « ce qu’ils allaient dire » pour « savoir quelles étaient leurs attentes », le directeur les a accompagnés dans la classe réunie, car « tous les élèves [avaient] voulu participer ». Ce fut, semble-t-il, « un moment formidable » qui a profondément marqué Théodore :

On était tous autour d’une table, – on a fait une grande table –, les parents se sont exprimés d’abord et ensuite les élèves qui souhaitaient s’exprimer ont pu s’exprimer. Il y en pas mal qui se sont exprimés.

(…) Les parents sont arrivés plus que déconfits et le frère à un moment donné a regardé [les élèves] et leur a dit : “ Les gars vous êtes formidables, je suis fier de vous ! (…) Je suis fier qu’il ait eu des copains comme vous !” Et ça, ça a libéré nos élèves instantanément. (…) Ça a duré une bonne heure, peut-être même plus. Ça m’a frappé parce que j’ai vu cette famille qui était entrée, en particulier la mère qui était entrée, mais complètement déconfite, recroquevillée sur elle-même, et elle est ressortie avec dix centimètres de plus ! C’était impressionnant !

Le doyen qui assiste à l’entretien acquiesce à ces propos et ajoute : « Ils voulaient vraiment faire du bien à cette famille qui était souffrante ».

Les élèves se sont également « exprimés à la cérémonie » funéraire, à laquelle ils étaient invités par les parents, et pour laquelle le directeur les a libérés : « Tous ceux qui voulaient y participer pouvaient participer, y compris ceux des autres volées ». Cérémonie à laquelle Théodore a aussi assisté, sans préciser qui l’accompagnait : « On est restés de bout en bout ».

Finalement, les élèves ont encore été revus lors « d’un debriefing, une semaine après ». Puis, pour clôturer le processus, le directeur a organisé un repas, mais après les vacances d’été :

C’était à la rentrée (…) un gros mois plus tard. (…) On a clos l’affaire par un repas (…) avec tous ceux qui les entouraient. (…) Ça faisait pas mal de monde, finalement : infirmière, médiateur, etc. (…) Je pense qu’on était une douzaine de personnes.

Théodore se décrit comme un homme d’action : « J’ai le défaut ou la qualité, c’est selon, d’être une personne d’action. » Est-ce la raison pour laquelle, lorsqu’il a été informé du décès, il n’a pas déclenché la cellule de crise et a préféré prendre en charge la situation quasiment tout seul ?

Il n’y a pas eu à proprement parler de déclenchement de cellule de crise. Dans un premier temps, j’ai géré en grande partie seul. Disons, j’ai pris la décision seul de l’annonce, parce que je ne voulais pas être coincé par des informations parallèles qui circulaient.

Il reconnaît que cette décision n’a pas plu à tout le monde, – « tout le monde n’était pas forcément très content sur le moment » – et surtout l’infirmière qui a trouvé que « c’était trop précipité » et qui lui a demandé « pourquoi on n’active pas la cellule de crise ». Ou encore ce doyen, membre de la cellule de crise, qu’il n’a pas sollicité parce qu’« il ne s’est pas impliqué spontanément et [qu’il n’est] pas allé le chercher parce qu’il venait aussi de perdre son père ». Théodore pensait « que c’était particulièrement douloureux pour lui », et ne souhaitait rien lui imposer, alors que le doyen en question « a cru [qu’il] le tenait à distance (…) et l’a un peu mal interprété ». Théodore admet qu’il s’agit là d’une « grosse boulette » et qu’il « ne la fera plus ». Cette précipitation à tout faire, sans consulter les membres de la cellule, l’a aussi conduit à commettre « une grosse faute, une erreur grossière » : c’est de ne pas vérifier, avant l’annonce aux élèves, si le défunt « avait une petite amie dans l’école ou dans la classe ou à proximité. » Ce qui n’était pas le cas, mais ce manquement aurait pu porter à conséquence « parce qu’on aurait pu imaginer au final, qu’il ait une relation avec une fille de l’école et que, à la limite, elle puisse être à l’origine » de ce suicide. Par ailleurs, il n’avait pas rédigé préalablement le texte de l’annonce avant de le communiquer à tous les élèves de la même année, mais l’a fait « oralement et spontanément ». Pour autant, « si c’était à refaire », le directeur ne pense pas qu’il aurait agi différemment : « Je ne pense pas que je l’aurai rédigée. Je ne me souviens pas des détails, mais je me souviens avoir laissé parler mon cœur un peu. J’étais triste évidemment. »

Malgré ces éléments, il « pense que c’était quand même la bonne solution » de tout prendre en charge, surtout « compte tenu de [son] expérience ». Il justifie cette facette de son rôle, par le fait que c’était lui qui centralisait toutes les informations importantes, surtout celles en lien avec la famille :

La plupart des téléphones avec les parents, je les ai eus entre six et huit heures du soir, au moment où il n’y avait plus personne dans l’école. Donc je restais avec des données le soir que je mettais à disposition le matin. Mais il aurait fallu être plus réactif que ça ; ça veut dire être en contact aussi dans le courant de la soirée. (…) En fait, dans un épisode comme ça, ça ne s’arrête pas le soir à la fermeture de l’école et ça ne continue pas le lendemain matin, à l’ouverture des classes comme certains pouvaient le penser. C’est un processus continu. La relation avec la famille, je l’avais le soir le plus souvent.

Le doyen qui assiste à l’entretien confirme que Théodore a endossé différents rôles normalement dévolus à diverses personnes de la cellule de crise. Mais il approuve cet état de fait, arguant que cela avait apporté une meilleure cohérence à la gestion de crise et que le directeur avait les compétences pour le faire, même si ces compétences reposent en partie sur

« son expérience » et une connaissance « intuitive » de la procédure.

Théodore, heureusement qu’il a tenu le coup, car il a endossé plusieurs rôles de la cellule de crise.

Celui justement, du contact externe et de la décision. Sous une certaine forme, c’est lui qui a aussi amené du soutien aux élèves. Donc c’est vrai que c’était une semaine qui était lourde pour lui de ce côté-là, mais du coup ça a amené une très grande cohérence. Quand la personne elle a les épaules pour assumer tout ça, au bout du processus on dit que ça c’est bien passé.

Théodore explique que cette multiplicité de rôles l’avait « épuisé », mais qu’il avait aussi « le sentiment d’avoir rempli [son] devoir. Honnêtement. »

Le directeur a aussi souhaité prendre soin de ses enseignants et de ses élèves. Après l’annonce, il a fait « amener des boissons sur place ». Il a également interdit de libérer les élèves, anticipant les émotions qu’ils allaient vivre dans la journée et pour « les sécuriser ».

De plus, une semaine après la fin du protocole, il est encore « allé les voir plusieurs fois. Un petit peu informellement aussi : tourner autour d’eux. » On retrouve cette préoccupation de vérifier que tout va bien également quand il parle de deux de ses enseignants – qui étaient les enseignants principaux du défunt et « pour lesquels c’était très dur » –, d’autant plus qu’ils ont dû encadrer la classe durant toute la situation de crise.

Je suis aussi attentif à ce qui se passe, à ce que ça suscite chez les enseignants parce que, à un moment, dans la semaine, j’ai vu que les enseignants n’étaient pas bien du tout. Les deux qui ont été toute la

semaine avec les élèves, c’était lourd pour eux. (…) Ça a fait resurgir évidemment pas mal de choses sur ces enseignants-là aussi. (…) Un en particulier m’a dit qu’il avait perdu son frère à un âge, similaire (…) accidentellement, ou d’une maladie, je ne m’en souviens plus. Mais ça avait quand même remué beaucoup de choses chez lui. L’autre est assez sensible. Les deux enseignants qui étaient là étaient assez sensibilisés et dans un était vulnérable.

Même si Théodore n’a rien mis de spécial en place pour eux, il estime toutefois que tout le monde « a essayé de les entourer au mieux. »

Concernant les prescriptions, Théodore explique : « Je me suis tenu un protocole ». La formulation est équivoque (un lapsus ?), car on ne sait pas s’il a voulu dire qu’il s’est tenu au protocole, ou s’il a tenu un protocole, sans être celui recommandé par la cellule GRAFIC.

D’autant plus que, plus tard dans l’entretien, il ajoute : « Je voulais d’ailleurs faire un protocole, je n’ai encore pas eu le temps de le faire, je voulais coucher tout ça par écrit », donnant ainsi l’impression que pour lui le protocole ne correspond pas à ce qui est préconisé dans la formation GRAFIC, mais plutôt à la liste des actions qu’il a mises en place. Il avait en tout cas « un livre de bord ». Le doyen présent ajoute que le directeur a toutefois appelé la personne responsable des cellules de crise, car il voulait « au moins avoir un contact pour expliquer ce qu’on [était] en train de faire ». Sur le point de prendre un avion, cette personne lui a dit qu’elle rappellerait, ce qu’elle ne semble pas avoir fait. Le Département de l’instruction publique devait être en tout cas au courant, puisque le doyen ajoute que le

« responsable de la division d’enseignement, a apporté un peu de soutien à Théodore. Il lui a dit : “En tant qu’ex-directeur, je sais par quoi tu passes. Bon courage et bravo ! ”»

En guise de synthèse

Théodore se revendique comme un homme d’action, si bien qu’il a pris en charge quasiment toutes les actions liées à la situation de crise, sans consulter préalablement les membres de la cellule de crise. Il s’est principalement basé sur son expérience et n’a pas suivi le protocole de crise, souhaitant centraliser toutes les informations et avoir la main-mise sur la gestion de l’incident critique. Le manque de réflexion et la spontanéité de ses actions l’ont parfois amené à commettre de potentielles erreurs ou à froisser certains de ses collaborateurs. Pourtant, si Théodore s’est montré directif avec ses subordonnés, il a aussi souhaité les protéger quand ils pouvaient se révéler vulnérables et prendre soin d’eux durant la situation, ainsi que des élèves touchés par le drame.