• Aucun résultat trouvé

Méthodologie de la recherche

5.3 Récolte des données

5.3.1 Entretien compréhensif et d’explicitation

Pour la récolte des données, nous avons privilégié des entretiens compréhensifs (Kaufman, 2006), recourant au besoin à l’explicitation (Vermersch, 1994). Verbaliser son action n’est, de base, pas facile, mais risque de l’être encore moins quand cette action s’est passée dans des circonstances qui ont pu se révéler éprouvantes pour l’acteur interrogé. En ce sens, l’explicitation aide la personne à revenir plus précisément sur le déroulement des actions entreprises, car « l’action est, pour une bonne part, une connaissance autonome et (…) elle contient par construction une part cruciale de savoir-faire en acte, c’est-à-dire non conscient. » (Vermersch, 1994, p. 18) Verbaliser son action n’est pas habituel et la plupart des personnes n’ont pas été formées pour le faire, si bien que, selon Vermersch (1994, pp. 18-19), ce qui vient en premier, dans le discours, ce sont plutôt des jugements, des commentaires, des généralités ou la description des circonstances. Sans oublier que la mémoire des faits s’altère avec le temps. Par conséquent, il préconise une forme de guidage pour aider celui qu’on interroge – ici les professionnels de l’enseignement – à mettre des mots a posteriori sur ce qui a été réalisé ; guidage d’autant plus précieux que « certaines pratiques, certains savoirs ne sont pas immédiatement catalogués, classés comme des pratiques ou des savoirs repérables en tant que tels ; c’est tout juste si on apprend parfois à les nommer » (Lahire, 1998b, p. 17).

Dire sa pratique est toujours un exercice difficile, mais en plus, le professionnel interrogé risque de tomber dans le rôle du « bon élève », prenant à cœur l’entretien et s’appliquant pour bien répondre, met en garde Kaufman (2006, p. 62), surtout face à un chercheur qui pourrait en savoir plus que lui sur le sujet. Le professionnel va donc livrer une forme de vérité, SA vérité, au chercheur, celle qu’il souhaite donner à voir à ce moment-là, car « il déforme moins qu’il ne donne forme à sa manière, pour produire du sens » (Kaufman, 2006, p. 63). Ce besoin de donner du sens, d’autant plus quand il s’agit d’expériences uniques, imprévisibles et déstabilisatrices comme peuvent l’être celles qu’ont évoquées les participants à notre recherche, peut amener le professionnel à occulter certains détails, selon Lahire (1998b, p.

20) : « Lorsqu’on leur demande de dire ce qu’ils ont fait, les acteurs opèrent ainsi le plus souvent une formidable abstraction de manière à pouvoir mettre en ordre et en forme une expérience complexe. »

5.3.2 Mettre en confiance

Dire ce qu’on a fait, principalement dans un contexte mortifère où les affects ont pu le submerger et paralyser momentanément ses automatismes ou inhiber partiellement ses compétences professionnelles, n’est donc pas un exercice évident pour le professionnel qui s’y prête : il s’agit pour lui de se replonger dans un état proche de celui qu’il avait lors de ses actions en situation, mettre à distance les attentes supposées de la chercheuse et surmonter d’éventuelles craintes de jugement. Cet exercice demande donc non seulement du courage, mais aussi une dose de confiance. C’est pourquoi la majorité des entretiens s’est déroulée sur les lieux d’activité des professionnels : dans leur bureau quand c’étaient des chefs d’établissement et dans leur classe quand c’étaient des enseignants ou des doyens. La familiarité du lieu devait participer – du moins nous l’espérions – à les mettre en confiance.

On peut veiller au choix du lieu d’entretien qui peut être déterminant pour faire renaître (ou mettre à distance) les pratiques effectives. Par exemple, les enseignants interviewés dans leur salle de classe sont dans une situation pertinente pour parler (…), ils sont plus disposés que dans n’importe quelle autre situation. (Lahire, 1998b, p. 27)

Avant le début de l’entretien, nous avons à chaque fois détaillé les objectifs de la recherche.

Nous avons insisté sur le fait que notre but final était de comprendre ce qui se passait dans ces contextes mortifères et quelles pouvaient être leurs réactions et leurs conduites quand de telles situations – par définition, imprévisibles, singulières et contextualisées – survenaient dans leur établissement ou dans leur classe, mais qu’à aucun moment nous ne souhaitions les juger ou juger leurs pratiques. En ce sens, nous faisions nôtres les recommandations de Maulini (2019) :

Un comportement inconsciemment acquis peut sembler irrationnel au savant, mais le déqualifier depuis une position idéale est un acte de violence symbolique (…). Il s’agirait moins de donner raison ou tort au praticien que d’entrer en débat avec lui pour que ce qu’il fait ne soit ni validé, ni invalidé (…), mais questionné. (p. 13)

Pour veiller au respect des aspects éthiques de la recherche, nous avons ensuite fait signer un

formulaire de consentement aux participants, leur garantissant non seulement l’anonymat total (personnes, lieux, établissements, etc.), mais aussi en leur laissant la possibilité de demander, à tout moment, la destruction de l’enregistrement de leur entretien une fois retranscrit (annexe 1). À la fin de l’entretien, pour les remercier de leur collaboration, nous avons remis à chacun un exemplaire du livre que nous avons co-dirigé avec Martin Julier-Costes : La mort à l’école. Annoncer, accueillir, accompagner. À nouveau, notre intention n’était pas de les amener à comparer les conduites qu’ils nous avaient rapportées aux conseils que l’on peut trouver dans cet ouvrage, mais plutôt de leur donner un guide utile auquel se référer si une nouvelle situation survenait, car la mort reste une expérience qui ne pourra jamais être routinisée.

5.3.3 Entretien semi-dirigé

Nous avons opté pour un entretien semi-dirigé qui laisse une large place aux propos de celui qui est interrogé. Nous avons utilisé une grille de questions élaborée à l’avance, mais ces questions ne suivaient pas un déroulement précis et immuable, car nous avons demandé aux professionnels de commencer par un récit de la situation qu’ils avaient vécue, ainsi que les circonstances du décès. Notre idée n’était donc pas de les interrompre à tout moment, mais plutôt de revenir par la suite – ou par moments si besoin – sur certains éléments évoqués pour les faire préciser ou expliciter.

La grille de questions est un guide très souple dans le cadre de l’entretien compréhensif : une fois rédigées, il est rare que l’enquêteur ait à les lire et à les poser les unes après les autres. C’est un simple guide, pour faire parler les informateurs autour du sujet, l’idéal étant de déclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions, tout en restant dans le thème. (Kaufmann, 2006, p. 44)

L’ordre des questions, leur nombre et leur formulation dépendaient donc du récit de l’interviewé, en fonction des éléments qu’il avait déjà énoncés et ceux qui nous manquaient, et en essayant d’intervenir à des moments opportuns pour éviter que la personne ne perde le fil de son histoire. La familiarité que nous avons avec l’objet de recherche nous permettait aussi de garder en tête les questions principales de notre grille et de les sélectionner en fonction des propos, car « plus on connaît son objet et plus on apprend à connaître les questions à ne pas poser et celles à poser si l’on veut observer ou enregistrer autre chose »

(Lahire, 1998b, p. 26). Il nous a aussi fallu rester sur nos gardes durant les entretiens pour ne pas amener des réponses quand certains participants semblaient les demander ou souhaitaient avoir des validations sur ce qu’ils avaient entrepris, car certains d’entre eux nous percevaient non seulement comme une chercheuse, mais aussi comme une professionnelle qui donne des formations sur ce sujet. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien que, parfois, si la personne nous le demandait expressément, nous avons pris un temps d’échange où nous mettions de côté notre casquette de chercheuse pour enfiler celle de formatrice.

Les entretiens ont duré en moyenne une heure et ont été enregistrés à l’aide de deux supports différents, pour éviter une mauvaise manipulation. Il nous aurait été difficile de demander aux acteurs de recommencer leurs récits.

Deux grilles de questions ont été élaborées, puisque notre recherche portait sur deux axes différents : une grille pour explorer la gestion des situations de crise (annexe 2) et une autre centrée sur l’accompagnement des élèves endeuillés (annexe 3).

• La première grille, celle pour la gestion des crises, contenait deux corpus distincts de questions : le premier, à destination des chefs d’établissement et des doyens, était plus orienté sur la procédure mise en place durant la gestion de la crise (connaissance du protocole, application et jugement), sur les actions entreprises et sur le rôle de la personne interrogée en lien avec sa fonction. Le second corpus était destiné aux enseignants confrontés au décès d’un de leurs élèves, avec un accent sur leurs actions, mais aussi sur la manière dont ils avaient été associés – ou pas – aux réflexions et aux décisions de la cellule, dans la mesure où il en existait une dans leur établissement.

• La seconde grille de questions a été élaborée pour les enseignants qui ont eu un élève endeuillé (d’un parent ou d’un membre de la fratrie) dans leur classe. Dans toutes les situations rapportées (à part une), le deuil était survenu pendant qu’ils étaient les enseignants (titulaires) de l’enfant ou de l’adolescent, et non préalablement. Une partie des questions portait sur le moment où le décès du proche a été connu (quelles actions tant envers l’endeuillé qu’envers la classe ?) ; une autre sur le moment où le jeune endeuillé est revenu en classe et sur leur accompagnement à plus ou moins long terme.

Pour les deux axes et pour chaque catégorie de professionnels interrogés, nous avions également prévu des questions sur les affects ressentis en situation, ainsi que les éventuelles

résonances que l’événement avait pu engendrer chez la personne.