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Richard : un directeur face au décès accidentel d’un élève

Analyse au cas par cas : portraits des professionnels

6.2 Richard : un directeur face au décès accidentel d’un élève

Dans cet établissement regroupant des élèves du primaire et du secondaire, un élève de dernière année (seize ans) est mort, heurté par un train, en rentrant à pied d’une fête. Cet événement s’est passé durant un week-end et sous les yeux de sa cousine, elle aussi élève dans l’établissement. Le directeur, Richard, est nouvellement arrivé, puisqu’il est en place depuis huit mois, mais auparavant il était directeur dans un autre établissement.

Un rôle cadrant et apaisant : « Je gère, je cadre, mais je rassure. »

Richard a appris la nouvelle du décès de son élève un dimanche matin, alors qu’il était à la maison. Sa première réaction, en voyant le numéro s’afficher et avant même de prendre le téléphone, fut de se dire : « Gendarmerie de X, mon dimanche ne va pas se passer comme prévu ! » anticipant par là-même la suite de sa journée. La nouvelle a sans doute dû le bouleverser puisque « [sa] femme a bien vu la tête [qu’il] faisait. [Il] lui explique, mais après il faut essayer aussi de protéger un petit peu la famille. » C’est un imprévu que Richard était prêt à en prendre charge : « Ça n’avertit jamais quand ça arrive, donc il fallait que je fasse avec. » Sa première réaction a été d’appeler ses doyens, sa hiérarchie, la directrice de l’association intercommunale dont dépend son établissement. Avant toute chose, il a cherché à informer les partenaires concernés, puis à réunir la cellule de crise au complet pour le dimanche après-midi. Calmer son équipe semble être un élément prépondérant dans sa gestion de crise :

J’ai confirmé ce que j’avais dit oralement : que [l’élève] était mort et que maintenant il n’y avait pas d’urgence. C’est une des premières choses que j’ai dites : Il n’y a pas d’urgence, on se calme . Parce que c’est un des premiers constats qu’on fait quand il y a ces cellules de crise : tout le monde veut tout faire bien et vite (…). Ce qui est bien, mais “ on se calme, on se calme, on se calme ; il n’y a pas d’urgence, il est mort ”.

Ce calme semble être une des ressources principales de Richard, car il estime être capable

… de prendre du recul. J’arrive à me protéger. Ça m’a mis du temps, mais j’arrive à bien me protéger. Je pense que ce qui m’aide beaucoup, c’est mon calme. Je reste toujours assez calme, c’est un peu désarçonnant, j’ai du sang-froid. Et puis je mets la sécurité qu’il faut, je pense que c’est ça.

Richard allègue à plusieurs reprises qu’il est « pragmatique ». « Je ne suis pas un intellectuel, je suis un homme de terrain ». Pour gérer la crise, il s’appuie d’abord sur « beaucoup de bon sens », mais pas seulement puisque « c’est vraiment le calme qui est le cadre qui donnera la sécurité. Puis là derrière un peu de bon sens ». Il se base également sur son expérience et sur le fait que ce n’est pas sa première situation de crise. Visiblement, Richard est satisfait de la manière dont il a géré les précédentes : « Je pense que celles que j’ai gérées au tout début de ma carrière, sans me lancer des fleurs, mais des retours que j’ai eus, je les ai aussi bien gérées. »

Pour la gestion de cette situation, Richard s’est en premier lieu appuyé sur le comité de pilotage de la cellule : « On ne peut pas porter ça seul, c’est impossible, c’est destructeur de le faire tout seul. Il faut faire confiance et il faut s’appuyer sur l’équipe. » Avec elle, il a délégué d’autres responsabilités, d’abord aux enseignants qui « devaient lire le communiqué aux élèves » et le distribuer, même si c’est lui en personne qui est passé dans les quatre classes les plus touchées par ce décès : celle de l’élève, de son frère et de ses cousins :

Je passais chaque fois accompagné de deux personnes. Il y avait soit une médiatrice, soit une infirmière, soit une psychologue. (…)[Même si la nouvelle était déjà] connue, les jeunes ils ont besoin qu’un adulte à un moment dise des mots assez clairs et nets. J’avais préparé un petit papier. Je n’avais mis que 4-5 points. J’ai tenté de parler, mais c’était difficile quand même. (…) Dans la classe [du défunt], je ne sais plus avec qui j’étais, mais ils étaient tous habillés en noir. On arrive là-dedans, c’est glauque.

Richard avait également demandé aux médiatrices, aux infirmières et au psychologue scolaire d’aller « parler avec les élèves » après l’annonce faite dans les classes. Le directeur avait aussi à disposition « deux noms de pasteur, curé », pour des éventuelles prises en charge privées, surtout pour des jeunes « non-élèves dans l’établissement » mais également affectés par l’événement. Il aurait pu « les mobiliser pour donner les aides extérieures à l’école, parce qu’ils étaient plus neutres et pas rattachés à l’école ». Mais il ne les a finalement pas sollicités. Richard a également consulté les autorités politiques communales, parce qu’il « faut les associer à tout ça. Même s’ils n’ont rien fait concrètement, il faut les tenir au courant. Il faut juste leur dire ce qui se passe, ils sont impactés eux aussi. » Il était également en contact avec la responsable des gestions de crises du Département, « quelqu’un qu’on peut questionner, qui est neutre. (…) Qui peut valider des communiqués, qui peut dire : “Est-ce que vous n’avez pas oublié ci et ça ? ” » En définitive, Richard tire un bilan positif de toutes ces collaborations : « Que ce soient les doyens, que ce soient les infirmières, que ce soient les

médiatrices, que ce soit le secrétariat, que ce soient les politiques, enfin tout le monde a joué le jeu. »

Richard estime qu’il est le patron et que c’est lui qui décide dans son établissement, car il a les pleins pouvoirs. Cette prérogative fait partie de ses fonctions. C’est un décideur et gérer les situations fait partie de son rôle, y compris – et même surtout – quand elles sont difficiles.

Il semble apprécier les gestions de crises, car elles lui apportent un sentiment d’utilité.

C’est moi le patron, c’est moi. Je sais ce que je fais, j’assume. (…) L’intervention sur la crise, (…) ce sont des pleins pouvoirs du directeur, pour moi dans ma conception de la fonction. (…) Qu’on ne vienne pas me dire ce que je dois faire. (…) Quand on a ce type de fonction, on sait ce qui va avec. On prend des décisions tous les jours. (…) Donc si on ne veut pas assumer ce genre d’épisode, il ne faut pas faire ce métier. (…) Et puis, dans ces moments-là – je me sens utile dans mon métier en général – mais dans ces moments-là, on se sent particulièrement utile.

Richard assume son leadership. C’est lui qui va poser le cadre pour ses collaborateurs, ainsi que pour les élèves, car il pense que le cadre sécurise et rassure, ce qui est d’autant plus aidant pour la gestion efficace d’une crise.

Je pose le cadre et je veux qu’il soit tenu, donc je fixe. Mais je pense que le cadre c’est la sécurité, à tous les niveaux, au niveau des élèves, au niveau de mes doyens. Il faut qu’il y ait un cadre et puis là-dedans on peut faire beaucoup de choses. Mais s’il n’y a pas ce cadre, ce n’est pas sécurisant ; il ne faut pas qu’il y ait de surprise. (…) On sait que si c’est mal géré, ça part en catastrophe. Et que si c’est bien géré, on peut amener dans le malheur un peu de positif, un peu de structure, un peu de calme. (…) Oui je fixe le cadre, oui je donne, oui je sécurise, oui j’attends, mais c’est un vrai travail d’équipe.

Richard donne le sentiment de consulter et d’écouter ses collaborateurs, mais c’est lui qui prend finalement les décisions : « J’ai laissé (…) les gens s’exprimer. Après, à un moment donné, j’ai dit : « Toi tu fais ci, toi tu fais ça. » Peut-être parce qu’il estime être le capitaine du bateau et qu’il doit impérativement le sortir de la tempête. Mais pour ce faire, il compte sur l’engagement et la solidarité de ses collaborateurs :

On est tous dans le même bateau, on se serre les coudes. On est tous dans le même bateau, mais on n’est pas sur le même pont. Voilà ! Donc il faut qu’on se serre les coudes les gars ! (…) C’est vrai, je pense qu’on n’a vraiment pas le droit de se louper. Mais c’est un vrai travail d’équipe.

Même si Richard se définit comme « autoritaire », il se déclare également « sensible » et surtout protecteur. « Le porteur de mauvaises nouvelles, c’est toujours le directeur. Ça va aussi protéger les autres. » Toutefois, il exige que les personnes impliquées dans la cellule de

crise assument leur rôle ou se retirent. « Ça ne rend pas service aux gens s’ils sont là (…) et puis que ça ne va pas. Ils deviennent une encouble dans la gestion de la crise. Il faut qu’ils soient capables de se retirer ou de me le dire. (…) Quitte à revenir après. »

Richard insiste beaucoup sur le fait de prendre soin de son équipe de crise, ainsi que de ses enseignants et de ses élèves. En ce qui concerne l’équipe :

J’ai organisé ça, c’est des trucs importants, parce que dans les premières crises je ne le gérais pas bien : un petit pique-nique à midi pour prendre soin aussi des équipes. J’ai fait livrer des sandwichs, des machins, etc., juste pour penser à soi. C’est important si on veut être efficaces sur le terrain, il faut qu’on prenne soin de nous.

En ce qui concerne les enseignants :

J’avais donné comme mission à l’ensemble de la cellule de crise, qu’à la récréation et à midi, on était tous présents dans les salles des maîtres pour prendre soin des gens, pour voir comment ça se passe.

En ce qui concerne les élèves :

Ce que j’ai demandé après pour boucler vraiment la boucle, (…) je souhaitais que ces trois classes de 11ème année directement impactées, (…) je voulais qu’on puisse prendre soin d’eux, mais pas en termes d’individus, en termes de groupe.

S’il a pris soin de son équipe et reconnaît que ses doyens ont aussi pris soin de lui, il déplore de ne pas avoir reçu de sollicitation de la part de sa hiérarchie qui ne s’est pas inquiétée de savoir comment il allait. Il formule l’idée que ce devrait peut-être figurer dans le protocole.

Mes doyens ont pris soin de moi, comme j’ai pris soin d’eux donc je n’ai pas manqué de soins en tant que tels. Mais en termes de hiérarchie, le directeur il va prendre soin de ses enseignants, il va à la salle des maîtres. Ma hiérarchie à moi, c’est monsieur X. J’aurais aimé… aimé c’est un bien grand mot, mais, si j’étais à sa place, on peut dire ça comme ça, alors peut-être le mercredi je téléphonais à mon directeur pour lui demander comment ça va. (…) Juste montrer un peu d’intérêt. Il ne l’a pas fait, ça ne m’a pas empêché de dormir.

Richard connaît les prescriptions liées aux incidents critiques, car il a déjà dû s’occuper de situations de crise dans son ancien établissement. Pour gérer cette nouvelle situation, il utilise justement le protocole mis en place dans son précédent lieu de travail et qui a prouvé son efficacité ; pas celui dans lequel il exerce, car il n’a pas eu le temps de le vérifier et de le mettre à jour.

Il y a un truc, un document : il y a vaguement quelques feuilles pas très à jour. (…) En attendant je garde mon ancienne structure (…). Les noms ne sont pas remis à jour, mais les principes, les protocoles existent, fonctionnent, je les ai testés. Celui-là est un protocole, franchement, qui est vraiment très, très pratique, pratico-pratique.

Même si les protocoles semblent efficaces, et les missions précises, il critique quand même leur rigidité et leur complexité, qui ne semblent pas lui convenir :

Il y a le comité de pilotage et il y a la cellule d’intervention. Et je disais encore, dans le bilan de l’autre jour, que j’ai des fois de la peine… Ce n’est pas dans mon fonctionnement que de séparer et cloisonner ces choses-là. Moi j’ai besoin d’avoir tout le monde sous la main, c’est mieux pour transmettre l’information. (…) J’ai 40 pages de protocoles, de machins, de journal de bord. C’est bien (…), mais déjà c’est très enfermant.

Pour autant, il respecte le protocole, du moins en partie, puisqu’il possède une fourre remplie de feuilles (journal de bord) : traces diverses des actions mises en place durant la gestion de crise. Toutefois, il préfère se baser principalement sur son expérience personnelle :

[Dans cette fourre], c’est toute la gestion de la cellule. C’est surtout ce qu’on a noté, fait : les avis de décès, les communiqués. Il y a tout quoi, toutes mes prises de notes. (…) J’ai tout un protocole, mais aussi le fait d’en avoir gérés, je sais un petit peu ce qu’il faut faire. (…) Je pense que c’est bien de le faire parce que, symboliquement, il faut le faire ; et je le referais, mais je pense que c’est d’une utilité relative. Après, chacun repart avec ses expériences.

Il a également instauré diverses actions généralement prévues (ou suggérées) dans le protocole de gestion de crises, mais toujours bien cadrées et sous son contrôle :

J’avais proposé qu’il y ait (…) un lieu de recueillement des élèves. À cet âge-là, si on ne leur laisse pas un endroit pour s’exprimer, ils vont s’exprimer on ne sait pas où, mais ils vont s’exprimer. Donc je disais autant que ça se fasse sous notre contrôle, sous notre proximité. (…) Il y avait deux tables, une bougie, des feuilles et des crayons. Ça, on l’a mis en place le mardi matin avec une bougie allumée. Pas le lundi, car je voulais séparer les deux choses : le lundi c’était l’annonce, le mardi c’était un moment où ils pouvaient s’exprimer. (…) Et le vendredi en fait j’ai décid…, on a décidé – comme la cérémonie était réalisée un peu de manière particulière – de fermer l’école le vendredi après-midi. (…) Des choses qu’on a mises en place, nous, c’est une cérémonie le matin, ici dans le hall. (…) Je voulais faire une cérémonie d’un quart d’heure avec une prise de parole, évidemment, une chanson, enfin une musique.

Il y avait un poème lu par les copains du défunt, un deuxième morceau de musique, un petit moment de recueillement et puis c’était fini.

Richard insiste sur le fait que la gestion d’une crise doit appartenir entièrement à l’établissement concerné et aux gens du terrain, les plus aptes à faire face à la situation :

Faire gérer ça par quelqu’un d’autre pour moi c’est le pire scénario. (…) Ce sont des décisions hors-sol. On fait avec les gens qu’on connaît, avec les situations, les tristesses. (…) Ce sont les gens de terrain qui règlent ça.

La situation l’a affectée, d’abord parce qu’il se décrit comme « émotif » et que « toutes ces situations [le] marquent profondément » mais également par identification, car « comme parent d’ados, (…) on fait ces transferts en permanence ». Même si ce genre de situations

« ça fait partie de [son] travail (…) et ça fait partie du métier d’enseignant, confronté à des jeunes », il ajoute que cette crise, survenue seulement quelques mois après son entrée en fonction dans ce nouvel établissement, « c’est une épreuve comme directeur, et c’est une épreuve comme nouveau directeur d’un établissement. » Ce n’était toutefois pas sa première situation difficile en lien avec un décès tragique. Il en avait également vécu une en tant que jeune enseignant :

À l’époque, en première année à X, (…) et maître de classe d’une 7ème année, j’ai vécu le moment où un élève se suicide au mois de décembre. Et je me suis retrouvé tout seul. Il n’y avait pas de cellule de crise, ça n’existait pas. Avec cette classe, avec cet élève en moins, mais avec des parents qui m’ont en plus après accusé de tous les maux. Ça a fini en pataquès pas possible pour des mauvaises raisons.

Si ses propos reflètent une certaine souffrance dans ce qu’il a pu vivre, ils soulignent également l’aide que peuvent apporter une cellule de crise et un protocole dans ce genre de situation.

En guise de synthèse

Richard estime que la gestion d’un incident critique appartient principalement à l’établissement et que c’est à lui en tant que directeur de prendre la direction des opérations.

Pour faire face à la situation, Richard allègue qu’il s’est principalement appuyé sur son calme, son sang-froid, son pragmatisme et son bon sens, ce qui lui a permis de poser un cadre directif mais aussi rassurant pour ses subordonnés. S’il se définit comme le capitaine du bateau qui doit sortir l’établissement de la tempête, il souligne l’importance de pouvoir compter sur son équipe directoriale et sur les membres de la cellule de crise pour mener à bien ce genre de mission. Il s’est aussi montré protecteur envers les élèves, les enseignants et l’équipe de la cellule : il a souhaité prendre soin d’eux en organisant diverses actions. Enfin, s’il connaît l’existence d’un protocole et s’il en possède un pas encore mis à jour, il estime qu’il s’est principalement basé sur ses expériences de gestion antérieures pour résoudre la situation.