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Léonor : une doyenne confrontée à des décès aux conséquences différentes

Analyse au cas par cas : portraits des professionnels

6.7 Léonor : une doyenne confrontée à des décès aux conséquences différentes

Actuellement formatrice d’enseignants, Léonor a aussi été doyenne dans un établissement regroupant des élèves du primaire et du secondaire, même si elle-même n’a enseigné que chez les secondaires. Durant les 15 ans qu’elle a passé dans cet établissement, elle a été confrontée à plusieurs décès, dont deux qu’elle a dû gérer en tant que membre de la cellule de crise. Le premier cas concerne un élève du primaire, âgé de huit ans, décédé dans un accident d’avion à l’étranger et pendant des vacances scolaires. La seconde situation relate le décès subit (un accident cardio-vasculaire), un an après, d’une enseignante primaire de l’établissement, qui se trouve avoir été également l’une des deux maîtresses de l’élève décédé.

Respecter les choix des familles et les rôles, et agir avec humanité

Concernant le premier décès, celui de l’élève, Léonor rapporte qu’elle n’a pas immédiatement participé à la cellule de crise, car l’événement s’est passé durant la pause estivale et qu’elle était en vacances. Sur le moment, il semble que ce soit le directeur de l’établissement et une doyenne « qui ne partait pas » qui ont géré la situation « au plus proche ». Comme c’étaient les vacances, « ils ne pouvaient informer encore personne parce que l’école était fermée, mais ce sont eux qui ont essayé d’être en lien avec la famille ». En reprenant son poste au mois d’août, « une dizaine de jours avant la rentrée des classes », Léonor a pris part à la réflexion des actions à mener dans l’établissement, même si un « courrier supplémentaire au courrier pré-rentrée » avait été envoyé aux familles pour les avertir officiellement du drame. Pour la rentrée des classes, « se sont mis en place plusieurs choses comme un lieu de recueillement en souvenir » du défunt :

Il y avait des fleurs, il y avait une chaise, il y avait toujours une bougie allumée et les élèves avaient pu dessiner en souvenir [du défunt] ou ce qu’ils avaient envie de lui dire. Et les dessins étaient affichés partout dans le pourtour de cet autel.

Il y avait également un « livre du souvenir pour les élèves, parce que ça touchait tous les élèves qu’il avait quittés, plus la nouvelle classe et la nouvelle enseignante ». Le livre « est resté physiquement à l’endroit où il y aurait dû y avoir l’élève », mais les élèves des autres bâtiments disséminés dans la commune « avaient le droit de descendre et d’écrire. (…) Ça a eu beaucoup de succès. ». Ce livre a ensuite « été remis aux parents en face à face ». La remise de ce livre semble avoir rempli une fonction rituelle, liée à la clôture du processus, puisque Léonor précise : « Le livre hommage, je pense que c’est une manière de dire adieu, de dire au revoir et, de manière très triviale, de boucler la boucle. »

Durant cette gestion de crise, la cellule a collaboré d’abord avec les enseignants qui ont joué un rôle important auprès des élèves :

Pour ce qui était vraiment le lien avec les enfants, les rassurer et tout, ça, ce sont vraiment les maîtres de classe qui ont eu une grosse part de participation en fait. Je dirai même à qui on doit la réussite de ça. Parce que même si l’idée de l’autel de recueillement et du livre du souvenir est venue d’une des doyennes, après, la mise en place vraiment réelle et le fait que les enfants y participent, ça, c’est vraiment grâce aux enseignantes.

La cellule de crise a également sollicité l’aide

du psychologue scolaire qui était à disposition avec ses stagiaires et pas que pour les enfants du bâtiment, mais autant pour les enseignants ou les élèves. (…) L’accompagnement a été proposé aux enfants qui avaient envie de pleurer ou de parler. Ils pouvaient sortir de la classe toute la semaine.

Léonor ajoute que ce genre de « possibilité offerte », dans les faits est « relativement peu utilisée ». Elle a également remarqué que, lors d’un décès, « il y a des sensibilités très différentes » qui se manifestent, sur ce qu’il faudrait – ou pas – faire dans ces circonstances, principalement de personnes non incluses dans la cellule de crise. « Par exemple, le conseil d’établissement où la municipale des écoles dirait : “ Non, moi je pense qu’il faudrait avertir comme ça ! ” Il y a tout le monde qui s’en mêle à un moment donné. » Or, Léonor « pense qu’il faut respecter les parents de la victime décédée » et surtout ce qu’ils autorisent l’école à dire. Elle donne comme exemple le décès d’un papa d’élève. La famille n’avait pas envie que cette information soit transmise, alors que certains membres du conseil d’établissement soutenaient : « Mais on est obligé de dire à toutes les familles que le jeune X a perdu son papa ! » Léonor s’insurge contre ce genre de réactions et estime qu’« il y a des choses qui n’appartiennent pas à tout le monde et ça les gens ont du mal le respecter. Ils veulent toujours savoir pourquoi et comment. » Concernant le décès de l’enfant, la doyenne et la cellule de crise était en relation avec la famille, principalement avec le père, car « la maman était tellement choquée qu’on n’a jamais pu communiquer avec elle ». Les diverses informations ont été transmises « toujours en respectant ce que le papa voulait », car pour Léonor, c’était important de « toujours avoir son accord ». Elle estime qu’il « faut respecter ce que disent les familles (…). Il y a des choses qu’on ne dit pas. »

À ce propos, Léonor relève que la cellule de crise a reçu quelques reproches durant la gestion de cette situation, à cause de l’information qui n’aurait pas été distillée à tous les intéressés.

Elle justifie ce manquement :

Il y a toujours les gens qui sont vraiment concernés, qui ont une relation vraiment proche, ce sont les victimes primaires. Et puis il y a les secondaires et après il y a des gens très, très loin (victimes tertiaires). Peut-être que là, il y aurait eu un oubli au niveau de l’information. Ils l’ont entendue, mais ils auraient aimé la recevoir, parce qu’ils l’ont entendue par la presse, ils l’ont entendue par d’autres enfants, d’autres familles, mais ils auraient aimé avoir l’information de première main.

Si cette lacune n’était pas volontaire, voire même que cette information n’était pas une nécessité pour certains cercles, elle ajoute quand même qu’elle « respecte aussi leurs visions, parce que les enfants, après, ils les ont dans les services de garde parascolaires. Donc ça peut être tout à fait légitime. » La doyenne estime toutefois que cette situation a été

globalement bien gérée. Mais elle pense que « même si on essaie de faire au mieux, il y a toujours des gens qui trouveront quelque chose à redire ».

La seconde situation de crise concerne une maîtresse primaire, décédée un an après, d’un accident cardio-vasculaire : « Elle ne s’est pas réveillée ». Léonor était en classe quand elle l’a appris, en fin de matinée : « C’est la collègue doyenne qui m’a appelée. » Léonor a été

« directement touchée » parce qu’en tant qu’enseignante, elle avait eu « ses deux enfants qui sont maintenant des jeunes adultes ». Mais, il se trouvait que la défunte était également une des deux enseignantes qui avaient eu l’élève décédé dans la classe et qui avaient accompagné ses camarades à cette époque : « les élèves qu’il quittait » et ceux qui auraient dû le suivre dans « la nouvelle classe ».

Après avoir été informée de la situation, Léonor a « dû quitter [sa] classe » et a rapidement rejoint les autres membres de la cellule de crise dans le « bureau » de la direction. Leur première réflexion a porté sur les élèves de la défunte pour déterminer qui allait s’en occuper dans l’immédiat : « Parer l’urgence pour qu’ils aient quelqu’un qui leur enseigne. » C’est

« la collègue du binôme » qui a finalement pris en charge la classe, « sur la base du volontariat », et qui a aussi annoncé la nouvelle du décès aux élèves. C’était même « un souhait de sa part », car elle avait « un lien d’affection » avec ces élèves et ne souhaitait pas qu’on leur envoie « quelqu’un qu’ils ne [connaissaient] pas », vu que c’était le même groupe d’élèves qui avaient été affectés par la mort de leur camarade l’année précédente. La doyenne imagine que l’enseignante « a annoncé avec ses mots » : « Je pense que les enfants ont posé beaucoup de questions, donc elle a commencé par répondre aux questions. » Léonor n’en est pas certaine, mais elle pense que cette maîtresse était accompagnée du psychologue :

Je pense qu’elle n’était pas toute seule, je pense que le psychologue devait être là. Il était avec et après, par contre, elle pouvait sortir si les enfants ne voulaient parler qu’au psychologue. Comme ça, la maîtresse elle pouvait continuer non pas à enseigner, mais justement [continuer] à parler de ça. Je crois qu’elle les a fait dessiner pour [la maîtresse défunte].

La deuxième action de la cellule de crise a consisté à rédiger un courrier d’information :

« C’était ça l’urgence. Il fallait qu’il y ait le courrier parce que les enfants allaient arriver à la maison en racontant ça, à la maison ou aux structures de garde parascolaires. » Si la classe concernée par le décès a d’abord reçu « une information orale », ensuite « chaque enfant a reçu une enveloppe qu’il avait l’obligation, le devoir de transmettre à la maison pour informer » ses parents. Quant aux enseignants, ils ont été avertis de la nouvelle par « un mail

d’information (…) de manière collective » durant la pause de midi. Léonor ajoute que, dans l’urgence, ce n’est pas évident de penser à tous ceux qui doivent être informés : « Là encore, je pense qu’on avait dû oublier typiquement la structure d’accueil de midi. »

Comme pour le premier décès, les maîtresses ont collaboré puisque « ce sont les enseignantes qui ont proposé que les enfants dessinent ». Dessins qui ont ensuite décoré le temple où ont eu lieu les funérailles. Léonor ajoute que, comme « à chaque fois », il y a eu des « espaces de parole (…) essentiellement conduits par le psychologue ». Mais il y avait aussi « l’infirmière scolaire et le médecin scolaire dans le groupe ». Durant les semaines qui ont suivi l’ensevelissement, tant pour les élèves que pour les enseignants, « la porte a toujours été ouverte pour l’accompagnement psychologique, mais pas de manière permanente, plutôt sur demande ».

Ce deuxième décès a provoqué « une énorme surprise et une grande tristesse » dans l’établissement, car il s’est produit « en milieu fragile » selon Léonor, et a fortement bouleversé « les collègues proches et les amis », plus que pour le premier décès :

Pour l’élève bien sûr, ça a impacté, parce que c’est un [enfant] qui décède. C’est juste horrible ! En plus, un accident. Mais je pense que ça a été moindre parce qu’il y avait ces vacances, les classes qui changent et puis ce n’était pas du jour au lendemain. Tandis que la collègue, c’était du jour au lendemain, car elle ne s’est pas réveillée. Et c’était de nouveau ce même groupe d’élèves. Là, l’établissement était en deuil.

Les propos de Léonor laissent penser que le lien avec la personne défunte, de même que son insertion dans l’établissement – voire dans la commune – ainsi que la cause du décès, sont des éléments significatifs par rapport aux émotions qu’une mort peut déclencher quand elle se produit. Elle cite l’exemple d’un autre enseignant, décédé peu après, mais suite à un cancer.

Il était déjà hospitalisé depuis longtemps. (…) Il n’y a pas eu du tout le même impact parce que ce n’était pas quelqu’un de la commune. Il n’habitait même pas dans le canton, ça faisait moins de temps qu’il était là et il n’avait pas ses enfants dans l’établissement. Donc tout ça fait qu’il y a eu une information et une proposition de suivi évidemment pour les élèves et les collègues, mais rien de plus.

Alors que pour l’enseignante « très appréciée » et « connue de tout le monde parce qu’elle habitait la commune », l’établissement a été fermé pour la cérémonie funéraire. « Il n’y a eu évidemment aucune obligation ou sommation de présence aux funérailles pour les élèves, mais ils avaient congé parce qu’on devait dire adieu à cette collègue. (…) C’était magnifique ! C’était bondé de monde. » Léonor ajoute que ses collègues continuent à se souvenir de ce

décès et à mettre « un mot (…) sur les réseaux sociaux » à la « date anniversaire » de la mort de cette enseignante : « Ses collègues proches se rappellent exactement de la date. (…) C’est encore très présent. »

Ces décès à la suite – « on a perdu un élève et deux enseignants en quinze mois » – ont fait prendre conscience à Léonor « que la mort fait partie aussi de l’école. (…) On pense toujours que ça ne peut pas nous arriver. Or, on ne sait pas. »

Concernant les prescriptions, Léonor explique : « On connaissait le protocole. Après, évidemment, dans le protocole ce n’est pas écrit que ça se passe pendant les vacances scolaires » faisant ainsi allusion au décès de l’élève. Même si tous les membres de la cellule de crise avaient « suivi le cours GRAFIC peu de temps avant » et que « le protocole était assez clair », la formation et les procédures ne semblent pas tenir compte de tous les imprévus possibles :

Alors il y a un protocole, après il y a un contexte qui n’est pas forcément idéal. C’était un événement imprévu et soudain, mais le protocole ne tient compte que de la situation dans le fond idéale et parfois ça ne l’est pas. (…) Même si on essaie de faire au mieux, il y a toujours des gens qui trouveront quelque chose à redire.

Léonor ajoute pourtant que la cellule de crise intervient surtout pour « un événement imprévu », car si la mort est prévisible et anticipée, comme pour quelqu’un qui a une maladie létale, alors

on a pu se préparer, on a pu faire le chemin, on a pu anticiper même si on ne sait pas exactement quand ça va avoir lieu. Je pense que ce n’est que le directeur, un petit peu plus tout seul [qui va gérer], avec le conseil de direction, mais pas avec la cellule de crise.

Selon la doyenne, la cellule de crise a principalement « un rôle énorme au niveau informatif et accompagnement » mais également pour « donner les rôles et faire accepter les rôles ».

Elle a « l’impression qu’il y a des gens (…) qui aimeraient peut-être avoir ce pouvoir décisionnel que peut avoir la cellule de crise. Mais ils n’en font pas partie et du coup, ils trouvent toujours des choses à dire. » Si les protocoles sont importants pour « bien cibler les priorités, n’oublier personne dans la communication et être attentif aux élèves », il faut aussi du « bon sens ». Elle précise qu’en tant que doyenne elle a l’obligation de participer aux cellules de crise, mais elle semble apprécier cette facette de sa fonction : « C’est toujours triste, mais en même temps ce n’est pas mal d’être au front et devant pour essayer de prendre