• Aucun résultat trouvé

Deuil normal, deuil compliqué et deuil pathologique

La mort et le deuil chez les enfants et les adultes

1.3 Le deuil chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte

1.3.4 Deuil normal, deuil compliqué et deuil pathologique

« Si la clinique du deuil semble admise, les divergences apparaissent au niveau de l’interprétation des symptômes, généralement appréhendés en fonction de leur durée, à savoir de leur persistance dans le temps. » (Berthod, 2018, p. 103) En ce sens, il semble difficile d’établir à quel moment le deuil devient « anormal », car les avis diffèrent selon les auteurs et chacun propose sa propre définition de ce qu’est un deuil compliqué ou pathologique. Divers auteurs ont d’ailleurs proposé d’abandonner le concept de « travail de deuil » et la théorie basée sur des étapes chronologiques pour définir l’ajustement au deuil (Bonanno & Kaltman, 2001). À l’instar de Worden (1982) qui parle plutôt de quatre tâches distinctes auxquelles l’endeuillé doit s’atteler pour ensuite les surmonter : accepter la réalité de la perte et ce qu’elle représente ; vivre pleinement la douleur et la peine, exprimer ses émotions ; s’ajuster à un environnement d’où la personne décédée est absente ; retirer son énergie émotionnelle de la relation avec le défunt (ou de l’objet de la perte), afin de la réinvestir dans une nouvelle relation.

Pour nombre de théoriciens, un deuil est toutefois considéré comme compliqué dès lors qu’il n’y a pas de résolution spontanée de la phase dépressive avec le temps, ce qui correspondrait à environ 20% des situations de deuil (Berthod, 2014). Mais la durée de la phase dépressive ou la longueur du deuil ne fait pas non plus consensus. Pour certains, le deuil ne devrait pas dépasser le cap d’une année (Bacqué, 2003 ; Bourgeois & Ivernois, 2016), ce qui, dans

certaines communautés religieuses (par exemple chez les catholiques), correspond au lever officiel des rites de deuil. Pour d’autres, le deuil ne nécessite pas un terme (Neimeyer, 2001), car certaines personnes peuvent éprouver de nouvelles réactions lors des dates commémoratives (ou anniversaire) du décès.

Les facteurs de complication du deuil s’avèrent nombreux et variés (Bacqué & Hanus, 2000) : la qualité des liens préexistants entre l’endeuillé et le défunt, s’ils étaient ambivalents ou conflictuels, ou s’il s’agit du décès d’un enfant ; des circonstances brutales ou atypiques de décès, comme une mort tragique (meurtre, attentat, catastrophe naturelle, suicide, etc.) ou si l’on a été témoin du décès alors qu’on n’y était pas préparé ; les deuils répétés peuvent aussi fragiliser la capacité de l’individu à surmonter une nouvelle perte ; l’âge de l’endeuillé peut jouer un rôle, car les sujets jeunes semblent ressentir plus de culpabilité et d’anxiété que les sujet plus âgés ; l’environnement peut aussi être un facteur de complication, si l’endeuillé est au chômage ou si l’entourage (personnel et professionnel) ne permet pas une bonne expression des manifestations du deuil ou n’apporte pas un bon étayage social. Ces différents facteurs (et d’autres) peuvent amener l’endeuillé à vivre trois formes de « deuil compliqué » recensés par la littérature : le deuil chronique, le deuil inhibé et le deuil différé (Bacqué, 1992 ; Bacqué, 2007 ; Bacqué & Hanus, 2000 ; Zech, 2006).

• Le deuil chronique : Il se caractérise par une prolongation du deuil habituel dans lequel les réactions sont particulièrement prononcées et par une absence de réelle évolution. C’est un deuil qualifié de « sans fin ».

• Le deuil inhibé ou absent : Les réactions habituelles suite à un décès ne sont pas visibles. L’endeuillé ne refuse pas la réalité de la perte, mais les affects qui y sont liés. Les réactions inhibées peuvent aussi s’exprimer plus tardivement par une dépression chronique ou des troubles somatiques, attribués – à tort – à d’autres causes. Toutefois, des recherches récentes remettent en cause ce modèle, car l’absence de symptômes typiques pourrait aussi être considérée comme une stratégie d’ajustement progressif au deuil : Bonanno (2011) met l’accent sur la résilience propre à l’être humain, qui lui permet de vivre une grande perte sans avoir besoin d’aide particulière pour la surmonter naturellement.

• Le deuil différé : Les réactions habituelles suite à un décès n’apparaissent qu’après

un deuil inhibé. Le déni de la perte est maintenu par des ritualisations dans le quotidien (garder les affaires du défunt, continuer à lui parler ou à lui préparer à manger, sanctuariser la chambre d’un enfant décédé, etc.). Les défenses mises en place par la personne pour se protéger de la souffrance qu’induirait la reconnaissance de la perte et de ses conséquences cèdent à l’occasion d’une réflexion ou un événement particulier. Parfois, l’endeuillé a dû remettre à plus tard l’expression de son deuil parce qu’il avait des préoccupations immédiates plus urgentes ou plus importantes (difficultés financières, prise en charge de proches, etc.). Il se peut aussi que le deuil soit congelé (Métraux, 2004), surtout en contexte de guerre ou de migration, où seule compte la survie immédiate.

Si le deuil compliqué se caractérise principalement par l’augmentation du temps ou de l’intensité de l’expression de la souffrance, le deuil pathologique se distingue par la survenue d’une maladie physique ou mentale durant la période du deuil (Philippin, 2006). Le deuil n’est pas la cause principale de la maladie mais le facteur déclencheur chez une personne qui en était jusqu’alors exempte. « Ainsi, la perte d’un proche a l’effet d’un raz-de-marée induisant une décompensation physique et/ou mentale de l’endeuillé, dont le fonctionnement était alors établi sur des fondations peu solides. » (Philippin, 2006, p. 165). Diverses affections cardio-vasculaires peuvent apparaître et s’intensifier ou alors on observe l’émergence d’une pathologie psychiatrique. Les différents deuils pathologiques se caractérisent par l’exacerbation d’affects tels que la culpabilité, la dépression aigue, la présence d’idées suicidaires, une baisse de l’estime de soi, l’identification au défunt, une symptomatologie délirante, etc. (Bacqué & Hanus, 2000 ; Philippin, 2006).

Rappelons toutefois les polémiques qui ont entouré la sortie du DSM-V en 2013 et qui mettent en lumière la difficulté d’établir des définitions consensuelles autour de ce que peut être un « deuil normal » (Bourgeois-Guérin, 2014). Le Dagnostical and Statical Manual of Mental Disorders (DSM), édité par la Société américaine de psychiatrie (APA), est un manuel qui fait référence auprès des psychiatres et qui est régulièrement utilisé par les praticiens. Or, jusque dans les années 1980, la dépression, phase centrale du deuil qui permet le détachement avec l’objet aimé et perdu, n’y était pas considérée comme une pathologie.

Une première modification majeure intervint dans la publication du DSM-IV, en 1994, puisque les symptômes dépressifs n’étaient qualifiées de normaux que s’il n’excédaient pas deux mois, ce qui peut représenter un délai très court en fonction de la perte vécue. Mais dans

le DSM-V, paru en 2013, des modifications ont été apportées à la définition de la dépression et le critère d’exclusion du deuil a été supprimé, ce qui a suscité de nombreuses et vives réactions dans les médias, les milieux cliniques, académiques et scientifiques.   (Bourgeois-Guérin, 2015)

Si pendant longtemps, la littérature sur le deuil – à l’instar de Freud (1917) et de Worden (1982) – a soutenu qu’il fallait affronter la perte pour se détacher de l’être aimé et mettre ainsi une fin au processus du deuil, on constate ces dernières années l’émergence de nouvelles recherches qui démontrent que beaucoup d’endeuillés conservent des liens avec les défunts (même si la nature des liens se modifie), parfois pendant plusieurs décennies, sans pour autant qu’il s’agisse d’un mauvais ajustement au deuil (Berthod, 2014 ; Hagman, 2001 ; Klass, 2006 ; Klass & Walter, 2001 ; Molinié, 2006 ; Stroebe & Schut, 1999).

Pour Stroebe et Schut (1999), l’ajustement au deuil passe surtout par une oscillation entre des processus orientés vers la perte et des processus orientés vers la restauration, soit des moments où l’endeuillé se confronte à l’absence du défunt, au souvenir, au manque et aux émotions qui y sont liées, et d’autres moments où il prend du temps pour lui-même (sorties avec des amis, etc.) ou s’investit dans son travail par exemple. Pour ces auteurs, chaque endeuillé développe ses propres stratégies et il n’y a pas de limite de temps. Toutefois, les personnes qui ne se centreraient que sur une orientation (quelle qu’elle soit) seraient plus susceptibles de développer un deuil compliqué.

Figure 3 : Modèle en double processus d’ajustement au deuil (DPM) (Zech, 2006, p. 157)

Les travaux de Klass (2001, 2006) ont mis en évidence qu’un nombre conséquent d’endeuillés ressentaient la présence des morts et continuaient même à leur parler, sans pour autant que ce soit pathologique ou que cela corresponde à des hallucinations (selon les critères de définition de ce que peuvent être des hallucinations visuelles ou auditives).

Dans cette perspective, le deuil n’a pas vraiment de terme. La relation avec le défunt n’a pas besoin d’être rompue. Au contraire, elle doit revêtir une signification nouvelle pour l’individu en deuil et déboucher idéalement sur une forme de développement personnel. (Berthod, 2018, p. 103)

Ces constats ont été repris dans les recherches de Molinié (2006) qui définit les morts comme des êtres sociaux qui continuent à jouer un rôle dans la vie des vivants, mais dans une relation qu’elle qualifie de dynamique et pas de passive.  Pour Hagman (2001),  le lien d’attachement à l’objet peut et même devrait être conservé, pour autant qu’il passe par une reconstruction du sens chez l’endeuillé et implique la transformation des significations et des affects associés à la relation avec la personne perdue.

Chaque réponse à la perte est relative à « la personnalité de l’endeuillé, à sa relation avec le défunt, et à son milieu familial et culturel » (Hagman, 2001, p. 25) ; de plus, les affects du deuil doivent être conçus comme un mode de communiquer et non plus comme des symptômes de régression ou de déni. Le deuil s’apparente dès lors à un processus transformatif intersubjectif devant déboucher sur un

« développement personnel » [personal growth] de l’endeuillé. (Berthod, 2009, p. 164)

Pour Berthod (2014 ; 2018), le deuil n’est pas à considérer comme un processus – ayant une fin identifiée –, mais plutôt comme une succession de moments et de circonstances d’intensité émotionnelle et affective variable, dans des contextes sociaux souvent distincts et fragmentés.

Il postule que les endeuillés vivent leur deuil « en pointillé », comme s’ils ouvraient et refermaient le dossier du mort, plus ou moins régulièrement, parfois collectivement, en fonction des circonstances, des contextes, des opportunités (Berthod, 2014). « Il importe par conséquent d’appréhender le deuil, non plus en terme de processus, mais d’intensité contextuelle. » (Berthod, 2018, p. 105) Ces dernières recherches remettent ainsi en question les paradigmes de deuil normal et de deuil compliqué ou du moins les nuancent.