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Analyse au cas par cas : portraits des professionnels

6.3 Romain : un doyen aux multiples casquettes

Ce cas se réfère à la situation exposée précédemment, car l’entretien au sujet du décès accidentel de l’élève de seize ans s’est déroulé à deux voix : avec le directeur, Richard, et un de ses doyens, également membre de la cellule de crise. Romain, le doyen, est aussi le père d’un des meilleurs amis du défunt et il connaît la famille à titre privé. De plus, son épouse, qui travaille dans le même établissement, est également une des enseignantes de l’élève décédé.

Lors de la soirée où l’accident mortel s’est produit, le fils de Romain participait à la même fête que le défunt.

Assumer tous les rôles et apprendre de l’expérience tout en s’appuyant sur le leadership du directeur

Avec le décès de cet élève, Romain, depuis longtemps dans l’établissement mais nouvellement doyen, a vécu sa première réelle situation de crise, en tout cas « de cette ampleur ». Dès le départ, il a dû endosser diverses « casquettes » : celle du doyen qui doit rappeler son directeur, celle du père qui attend anxieusement son fils pas encore rentré de la nuit, et celle de l’ami proche de la famille.

Je n’ai jamais imaginé un truc comme ça. J’attendais, j’attendais, et [mon fils] n’arrivait pas. Et puis je me suis dit : “ Bon, mon directeur me dit qu’il faut le rappeler. Un dimanche aussi, c’est du sérieux ! ”.

Donc je rappelle, et il est en train de m’annoncer la nouvelle quand il y a mon fils qui arrive en face de moi. C’est vrai que c’était un moment assez compliqué. (…) J’ai raccroché et j’ai pris mon fils dans mes bras et on a fondu en larmes. (…) On perd quand même le fils d’amis. On est allés manger chez eux le vendredi soir. (…) Je connais mieux l’oncle et la tante [du défunt], mais comme nos fils sont vraiment extrêmement proches, les parents avaient le souhait depuis longtemps de nous inviter.

Pour autant, quand il a intégré la cellule de crise juste après la nouvelle, le dimanche après-midi, Romain a enfilé sa « casquette de doyen, il n’y avait pas de doute. (…) On sent et on voit qu’il faut faire les choses », même si la situation était difficile, car elle a bouleversé toute la famille :

L’impact, chez nous, dans notre famille, c’était un peu une déflagration, parce que ma femme a été aussi très très impactée. Elle enseignait dans cette classe. Ça a été une semaine, deux semaines vraiment très compliquées. Mon fils a quand même eu un petit down on va dire. À un moment donné, il n’y a plus rien qui avait de l’importance.

Il affirme toutefois avoir pu tenir son rôle de membre de la cellule de crise sans trop de problème, même si parfois les deux caquettes ont pu se mélanger, sans pour autant qu’il y décèle un conflit de rôles :

Il y a des petits moments où… mais franchement j’ai eu assez peu de peine à faire la part des choses.

(…) Bien sûr que la deuxième casquette de parent, d’ami, elle est là aussi. (…) C’est vrai qu’un des moments extrêmement forts pour moi c’était le lundi matin ici à 7 heures 35, quand ils sont arrivés tous (la famille du défunt). Ça, c’est vrai que c’était un moment extrêmement particulier où, là, les deux casquettes se fondaient complètement finalement, parce qu’on prend les gens dans nos bras. C’est un moment, je pense, en même temps qui était beau quelque part vraiment.

Cette proximité avec la famille, qu’il juge particulièrement forte et digne dans cette épreuve, l’a peut-être obligé à tenir le coup et à assumer son rôle de doyen :

On se dit qu’on n’a pas le droit de défaillir si, eux, ils sont aussi solides. Non, je n’ai vraiment pas eu de soucis. À aucun moment, je me suis dit : « Je ne vais pas y arriver, il faut que je rentre à la maison. »

Dans l’entretien commun, le directeur, Richard, avait d’ailleurs précisé que les personnes impliquées dans la cellule de crise devaient assumer leur rôle ou se retirer : « Ça ne rend pas service aux gens s’ils sont là (…) et puis que ça ne va pas. Ils deviennent une encouble dans la gestion de la crise. Il faut qu’ils soient capables de se retirer ou de me le dire. (…) Quitte à revenir après. » Ces propos laissent supposer que Romain avait réellement le choix de rester ou pas.

Pour gérer cette situation, Romain estime que son directeur a « été essentiel dans ce dispositif » et que son leadership a été déterminant – « je suis convaincu de ça » – ainsi que son « empathie aussi. On sent que ça [le] touche ». Sans la présence du directeur, sans son calme et son sang-froid, et sans son expérience, Romain semble convaincu que la crise aurait été nettement moins bien gérée : « D’ailleurs, je le lui ai dit après coup. Enfin je [lui] avais écrit ou je ne sais plus. »

C’était capital. Il dit qu’on s’en serait bien sortis, s’il n’avait pas été là. Je pense qu’on aurait fait le nécessaire du mieux qu’on aurait pu, mais là, moi, j’ai vraiment senti quelqu’un (…) qui avait ce calme, qui avait cette lucidité, qui avait de l’expérience et qui a mené cette barque dans cette tempête de façon remarquable, vraiment.

Grâce au leadership du directeur, Romain a apprécié œuvrer dans une « équipe soudée. (…) On a vraiment tous été dans le même sens. » Une équipe qui « s’est réparti les téléphones (…)

aux enseignants qui enseignaient dans cette classe, personnellement, le dimanche, pour qu’ils puissent se préparer quand même » et qui a étroitement collaboré « avec l’association intercommunale qui gère tout ce qui est scolaire, parascolaire. [Parce que] là on a quand même des gens avec qui on collabore presque au quotidien. »

Romain était aussi en contact régulier avec la famille, principalement avec l’oncle du défunt qu’il connaissait bien, mais également avec les parents, ce qui a été aidant dans plusieurs étapes de la gestion de cette situation et dans la prise de décisions :

J’étais pas mal en contact avec l’oncle justement, donc on a pu communiquer des choses directement, rapidement. Eux, ils ont été très aidants aussi. Dès qu’on avait une question, ils y répondaient rapidement. On n’allait pas appeler toutes les cinq minutes non plus, donc on envoyait des petits messages, et on recevait des réponses assez rapides. (…) Ce que j’ai trouvé remarquable, c’est comme cette famille a réussi à [faire face]… Ça nous a beaucoup aidés parce que si on a des gens qui perdent complètement les pédales et puis qui, quand on leur demande quelque chose, nous répondent : “ On ne sait pas, on ne nous dit pas, on n’a pas les informations ”.

L’attitude des parents de l’élève décédé face à cette épreuve, la force qui se dégageait de cette famille « très croyante », semble avoir été également une ressource pour Romain :

Quand on est allés à cette cérémonie d’adieu, c’est le papa qui m’a pris dans ses bras et qui m’a béni en quelque sorte et qui m’a remercié pour tout ce qu’on avait fait. Alors que ce serait à moi de le consoler quelque part, c’est presque le contraire. Ça donne une force inouïe quand on a des gens aussi dignes et aussi remarquables en face de soi.

Romain souligne l’utilité du protocole, même s’il s’agissait du protocole venant du précédent établissement de son directeur :

Tu avais ce document, Richard. Franchement ce document, moi il m’a marqué quand même. Parce qu’il y a un document sur lequel [le directeur] cochait tout ce qu’on devait faire. Il y avait vraiment un protocole.

C’est grâce à ça je pense qu’on n’a pratiquement rien oublié.

Il émet toutefois une critique envers un point du protocole : le débriefing psychologique, suivi par les quatre élèves les plus impactés, dont son fils. Mais il est difficile, dans ses propos, de clarifier si c’est le doyen ou le père qui parle :

C’était une demande d’une des mamans, ce n’était pas imposé. (…) Mon fils quand il est revenu il m’a dit : “ Ça ne m’a vraiment pas aidé, pas du tout ”. Ça ne lui a pas convenu. Et d’ailleurs je crois pratiquement à aucun des quatre, parce qu’ils n’ont pas donné suite pour le deuxième.

Si cette crise semble avoir été vécue comme une épreuve – « Dieu merci, j’espère qu’on n’y sera plus confrontés » –, Romain semble toutefois globalement satisfait de sa gestion, du moins pour une première de cette ampleur ; d’autant plus qu’elle lui a permis, comme nouveau doyen, d’expérimenter le dispositif dans son entier :

Je pense que j’ai pu mettre le doigt sur…, ou comprendre ou éprouver un dispositif. Et que forcément si ça devait se reproduire, comme ça a fonctionné, on essaierait de reproduire la même chose. Donc, c’est une expérience tragique, mais en même temps forcément un petit peu enrichissante.

Il justifie cette satisfaction par le fait qu’on leur a témoigné de la reconnaissance pour les actions mises en place : « C’était touchant de voir à quel point les gens étaient reconnaissants : la famille, mais aussi les proches de la famille (…). Les gens étaient vraiment très reconnaissants de ce qui avait été fait. »

Au final, Romain espère tirer des enseignements de cette expérience, mais il souhaite également qu’elle puisse enrichir le protocole existant :

Moi c’est ma première expérience vraiment d’une telle intensité. J’avais le sentiment en le vivant, juste après coup et un mois, deux mois après, que les choses se sont faites, alors déjà presque naturellement, mais surtout qu’elles se sont bien faites. (…) Peut-être qu’avec ces débriefings, on se dit : “ On aurait dû, on aurait pu encore une fois faire différemment, il faut qu’on s’en rappelle, ça, c’est vraiment des choses à protocoler. ”

En guise de synthèse

Non seulement Romain a vécu là sa première expérience de gestion de crise comme membre de la cellule de crise, mais il a également été personnellement impliqué comme père du meilleur ami du défunt, comme ami de la famille touchée par le drame et comme époux d’une des enseignantes de l’élève décédé. Toutefois, Romain pense qu’il n’a pas vécu de conflit de rôles et qu’il a su endosser les différentes casquettes en fonction des contextes, sans que cela ne lui pose de réel problème. S’il a été fortement affecté par la situation, il estime pourtant que participer à sa gestion relève de son rôle de doyen. Enfin, il met en exergue l’utilité du protocole, la chance d’avoir œuvré dans une équipe soudée et l’importance du leadership de son directeur ; éléments qu’il estime prépondérants dans la prise en charge globale de la situation.