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Chapitre 2 : Inégalités systémiques à l’embauche

2.1 Débat sur les inégalités

2.1.3 Thèse de la transformation

En effet, dans les dernières décennies, nombre de recherches menées en psychologie sociale ont montré la persistance des préjugés et des stéréotypes raciaux (Légal et Delouvée, 2015). Ceux-ci continuent à influencer inconsciemment les actions des gens, et ce, en dépit de l’acceptation consciente de l’égalité des « races » par une grande majorité de la population, notamment aux États-Unis (Bielby, 2000; Derous et coll., 2016; Derous et Ryan, 2012; Dovidio et Gaertner, 2000; Gaertner et Dovidio, 1986; Quillian, 2006; Reskin, 2000). Plutôt que de constater leurs disparitions, les expériences de terrain menées dans plusieurs pays ont aussi suggéré que les comportements discriminatoires ont subi des transformations qui les rendent plus subtiles et complexes (Bagley et Abubaker, 2017; Bursell, 2007; Correll et coll., 2007; Eid et coll., 2012; Gaddis, 2014; Midtbøen et Rogstad, 2012; Pager et coll., 2009; Wallace et coll., 2014; Widner et

Chicoine, 2011; Wright et coll., 2013). Aux États-Unis, les recherches menées par la sociologue D. Pager et ses collaborateurs ont montré que la « race » demeurait un facteur très influent dans la stratification sociale en lien avec les opportunités d’emploi, pénalisant particulièrement les Afro-Américains (Pager, 2003, 2007, 2016; Pager et Karafin, 2009; Pager et Pedulla, 2015; Pager et coll., 2009; Quillian et coll., 2017). Outre les difficultés à examiner les motifs et les mécanismes qui sous-tendent ce traitement inégal à l’embauche, ses conséquences demeurent les mêmes pour les personnes qui le subissent : la négation du principe d’égalité dans l’accès à l’emploi. Compte tenu que l’analyse des résultats de notre enquête (chapitre 5) corrobore nettement la thèse de la persistance de la discrimination à l’embauche, nous prenons également position au sein de ce groupe de chercheurs.

Depuis l’adoption du Civil Rights Act interdisant la discrimination, les préjugés raciaux explicites ont nettement diminué dans les décennies suivantes (Schuman et coll., 1997). Selon l’approche du racisme aversif, des valeurs égalitaires et des attitudes raciales négatives cohabiteraient dans l’esprit de la majorité des Blancs, mais ces préjugés ne se manifesteraient plus ouvertement. Cela arriverait seulement dans des contextes où la discrimination est plus subtile et rationalisable sur la base d’autres motifs légitimes (Gaertner et Dovidio, 1986). Dans un contexte d’embauche simulé en laboratoire, une étude menée en deux temps a permis de mesurer les préjugés raciaux et la discrimination dans des cas où les qualifications des candidats étaient ambiguës (Dovidio et Gaertner, 2000). Globalement, les résultats ont montré que la discrimination persistait et que les Noirs étaient discriminés seulement dans les cas où les qualifications n’étaient ni fortes ni faibles. Selon les auteurs, le développement d’une nouvelle forme d’idéologie discriminatoire – le racisme aversif – expliquerait en partie la persistance des inégalités raciales dans la société, même si les préjugés ont diminué. D’autres recherches, menées surtout en psychologie sociale, ont également mis l’accent sur des comportements qui semblent demeurer invariables.

Il a été montré que la compétition entre des groupes pour des ressources limitées augmente la discrimination (Sherif, 1966). Or, même en l’absence de tels enjeux concrets, la seule catégorisation Eux/Nous35 serait suffisante pour déclencher de la discrimination ou des tensions

de nature symbolique ou identitaire (Tajfel et Turner, 1979). Selon cette approche, les

comportements préférentiels envers les membres de son groupe découleraient d’un besoin

35 Bien que toute forme de catégorisation des minoritaires par les majoritaires comporte une part de violence symbolique, Eid (2004) estime qu’il ne faut pas confondre ce processus avec la discrimination.

fondamental de maintenir ou d’accéder à une identité sociale positive et les individus ayant de fortes croyances ethnocentriques seraient les plus enclins à discriminer (Bourhis et Montreuil, 2004; Légal et Delouvée, 2015). Au Québec, des études ont cerné trois caractéristiques liées à la transformation de la discrimination et du racisme (Renaud et coll., 2004). Premièrement, le racisme contemporain serait moins violent et ouvertement manifesté que par le passé. Si la récente hausse des crimes haineux au Québec (Gervais, 2018) tend à signaler la persistance de certains actes violents de ce type, cette idéologie marquerait plutôt les relations sociales de manière souterraine et diffuse. Deuxièmement, si les pratiques discriminatoires semblent constituer un système idéologique intégré, elles se concrétisent généralement sans attitude ni discours raciste36. Dans le prétest de notre enquête, bien que les candidats maghrébins aient été

largement discriminés, aucun employeur n’a laissé de trace d’un discours ouvertement raciste (Beauregard et coll., 2019). Troisièmement, le racisme apparaît souvent comme un moyen de subjectivation qui permet de rétablir ou maintenir l’estime de soi positive d’un individu. Cet argument rejoint la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner, 1979) sur laquelle nous reviendrons à la fin de ce chapitre.

Malgré les changements législatifs et des formes sous lesquelles se concrétisent le racisme et la discrimination, les processus cognitifs au fondement des relations entre les groupes semblent avoir peu changé depuis les années 1960. Devenus plus subtiles et implicites qu’auparavant, il n’en demeure pas moins que le racisme et la discrimination semblent influencer les comportements sociaux. Cela est particulièrement clair dans les études de testing ayant montré que la discrimination ethnique à l’embauche demeure très présente. En Europe, par exemple, les nouvelles directives antidiscriminatoires, adoptées au tournant des années 2000, n’ont pas eu pour effet de diminuer la discrimination à l’embauche qui est demeurée relativement stable (Zschirnt et Ruedin, 2016). Devant ce fait social largement documenté, des chercheurs ont tenté de comprendre si ce traitement inégal fondé sur l’ethnicité était universel ou motivé par une antipathie envers certains groupes minoritaires.