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Chapitre 2 : Inégalités systémiques à l’embauche

2.3 Enjeux de la discrimination

Le terme de victime est utilisé spécifiquement sur les plans juridique, judiciaire et légal lorsque les droits d’une personne donnée son brimés par une situation sociale. Or, dans la littérature portant spécifiquement sur les testings mesurant la discrimination à l’embauche ou les conséquences psychologiques et sociologiques de celle-ci, les auteurs l’utilisent avec précaution. Si des recherches ont montré que les personnes subissent réellement des préjudices liés à ce traitement inégal, souvent de manière imperceptible, d’autres ont insisté sur l’agentivité des chercheurs d’emplois qui modifient leurs pratiques afin de contourner cet obstacle structurel. Dans cette sous-section, nous abordons les enjeux psychosociologiques, juridiques et de santé liés à la discrimination, de manière générale et concernant spécifiquement le recrutement. Puis, nous terminons par une revue des principales stratégies adoptées par les minoritaires en vue de contrer ce phénomène.

2.3.1 Enjeux psychosociologiques

La principal effet envers autrui de la discrimination à l’embauche est explicite dans la définition même de ce concept : priver une personne de la possibilité de faire valoir ses compétences dans le cadre d’une entrevue d’embauche (Eid et coll., 2012). Ce traitement inégal peut engendrer plusieurs autres conséquences, tant des « effets envers autrui » que des « effets sur soi » (Légal et Delouvée, 2015).

Dans les sociétés contemporaines, le travail représente le principal mécanisme par lequel l’individu accède au système de redistribution des revenus, des droits et des protections sociales telles l’assurance-maladie, le régime de retraite, l’assurance-emploi, etc. Cet accès limité conditionne également les possibilités qu’un individu a de se sentir utile socialement et de se réaliser au travail, lequel est un fondement de l’identité pour plusieurs personnes qui le placent dans le haut de leur échelle de valeurs (Méda et Vendramin, 2013; Mercure et Vultur, 2010). Les statistiques suggèrent un lien fort entre la discrimination des principales minorités racisées du Québec et leurs taux de chômage nettement plus élevés que la moyenne (Eid et coll., 2012). Selon d’autres analyses, ce phénomène entraînerait aussi la déqualification des personnes de certains groupes minoritaires, telles les femmes immigrantes racisées et hautement qualifiées (Chicha-Pontbriand, 1989; Chicha, 2012; Gauthier, 2016). Dans ce cas de figure comme dans celui du chômage ou de l’inactivité non-rémunérée, l’impact se mesure quantitativement en une importante diminution des revenus et des cotisations pour les divers mécanismes d’épargne

prévus pour la retraite. À terme, des chercheurs estiment que la persistance des comportements discriminatoires risque de fragiliser la cohésion sociale, d’ébranler les fondements de l'État de droit et d’engendrer un coût social et économique élevé pour les sociétés (Cédiey et Foroni, 2007; Zschirnt et Ruedin, 2016). Outre ces effets, la discrimination engendrerait également des « effets envers soi » (Légal et Delouvée, 2015, pp. 73-82)

En effet, subir de tels comportements inégaux ou juger en faire l’objet influence négativement les émotions et l’identité sociale d’un individu (Légal et Delouvée, 2015). La stigmatisation ou la dévalorisation découlant de ces pratiques peut avoir pour effet de diminuer l’estime de soi des gens, voire de légitimer et perpétuer des inégalités pourtant considérées illégales selon les lois en vigueur. De plus, les stéréotypes négatifs à leur égard peuvent les amener à dévaluer leurs compétences et à être moins aptes à détecter les discriminations dont ils sont les sujets, voire même à ne plus être en mesure de les défier (Hirsh et Cha, 2008). La discrimination peut également avoir des conséquences importantes au niveau émotionnel en engendrant un sentiment d’injustice, des affects négatifs, une anxiété dans les interactions avec autrui, un plus grand niveau de stress et une détérioration de la santé physique ainsi qu’un repli sur soi et son groupe d’appartenance. À l’instar du sociologue R. Merton (1949), Légal et Delouvée (Légal et Delouvée) soulignent aussi la possibilité des « prophéties autoréalisatrices », c’est-à-dire que les membres des groupes discriminés soient inconsciemment amenés à confirmer les attentes découlant des stéréotypes négatifs que les autres entretiennent à leur égard.

2.3.2 Enjeux juridiques

L’analyse des lois et des plaintes de discrimination permet de fournir un aperçu des modèles de la discrimination et de la variation du contexte de l’application des lois dans le temps (Pager et Shepherd, 2008). Analyser le processus de traitement des plaintes au sein des institutions publiques permet, entre autres, de focaliser sur les recours individuels et de faire ressortir les enjeux d’accès à la justice en matière de discrimination (Dowd, 2016). D’autres études, notamment celles portant sur les effets du droit antidiscriminatoire pour le recrutement et les employeurs (Cortéséro et coll., 2013) ont montré que les décisions d’embauche relèvent d’un arbitrage complexe et fondé sur un amalgame de contraintes sociales et organisationnelles.

Au Québec, les programmes d’accès à l’égalité en emploi ainsi que les mandats d’éducation et d’enquête constituent les principaux éléments du dispositif de lutte de la CDPDJ contre la discrimination. Au niveau individuel, une personne s’estimant victime de discrimination a deux

recours. D’une part, elle peut intenter une procédure judiciaire formelle auprès de la Cour du Québec ou de la Cour supérieure. D’autre part, elle peut déposer une plainte qui sera traitée par le mécanisme prévu par la Charte des droits et libertés de la personne, lequel comporte deux étapes (Dowd, 2016). Premièrement, lorsque la plainte est déposée, la CDPDJ intervient pour enquêter, évaluer et tenter de trouver un terrain d’entente entre les parties. Or, plusieurs facteurs font en sorte que le délai de traitement moyen d’une plainte prend près de 400 jours. Outre les récentes compressions budgétaires qu’a subies la Commission, les procédures internes ainsi que son standard élevé de preuve suffisante nuiraient aussi à l’efficacité du traitement des plaintes. Deuxièmement, l’article 84 de la Charte prévoit que la Commission a, en présence d’une preuve suffisante, la possibilité – et non l’obligation – de s’adresser à un tribunal et de représenter gratuitement58 la victime de discrimination. Après l’audition des parties, le tribunal tranche le

litige. Or, selon M.-A. Dowd (2016), ex-vice-président et président par intérim de la Commission, le Tribunal des droits de la personne comporte une infrastructure administrative assez lourde et ne traite qu’un nombre limité de litiges. Ce dernier a de plus suggéré des propositions de réforme afin de diminuer le délai de traitement des plaintes et d’en faciliter l’accès.

En France, Cortéséro et ses collaborateurs (2013) ont mené une cinquantaine d’entrevues pour analyser les enjeux de la diversité à l’embauche et, de manière indirecte, les pratiques discriminatoires. En analysant les réponses des employeurs, les chercheurs ont défini trois registres argumentaires auxquels ceux-ci ont recours : la justice sociale; la rationalité instrumentale; les typifications fondées sur les idéologies et les stéréotypes, ce registre étant toujours imbriqué et présent dans les mécanismes des deux autres. Par ailleurs, ils ont analysé les actions des recruteurs au regard de ces registres, souvent imposés par la structure hiérarchique de leurs milieux de travail. Globalement, ceux-ci font face à trois options : critiquer ouvertement ces pratiques, quitter l’entreprise ou se taire et demeurer loyaux à leur employeur. Selon les chercheurs, les deux premières options sont surtout réservées aux élites managériales, soit les seules pouvant disposer des ressources pour espérer gagner ce combat et demeurer en poste. La troisième option, impliquant pour certains recruteurs d’agir à l’encontre de leurs valeurs pour demeurer fidèle à leur employeur, serait la plus commune. Au terme de leur étude, les auteurs

58 « Lorsqu’elle décide de ne pas saisir un tribunal au bénéfice d’une victime malgré le fait que la preuve de discrimination soit suffisante, la Commission doit motiver sa décision. Le plaignant ou la plaignante peut alors saisir lui-même le Tribunal à ses frais » (Dowd, 2016, p. 55).

ont montré que les décisions d’embauche des employeurs relèvent plus d’un arbitrage complexe et fondé sur un amalgame de contraintes sociales et organisationnelles que de discriminations univoques.

2.3.3 Enjeux de santé mentale

Globalement, les événements sociopolitiques majeurs peuvent altérer les stéréotypes, les préjugés et les perceptions de discrimination (Widner et Chicoine, 2011). De plus, les médias constituent à la fois une importante source de diffusion et de renforcement de ces schèmes de pensée (Légal et Delouvée, 2015, p. 89). Plusieurs études ont montré qu’il y a eu une hausse de la discrimination à l’encontre des minorités arabes et musulmanes en Occident suite aux événements du onze septembre 2001 (Rousseau et coll., 2011). Dans ce cadre, ces chercheurs québécois ont comparé l’évolution des perceptions de discrimination au sein des immigrants d’origine arabe et haïtienne avant et après le tragique événement. Les résultats ont montré que les immigrants arabes ressentaient une nette augmentation de la détresse psychologique et des perceptions de discrimination à la fin de l’étude. Les auteurs ont suggéré que ce contexte pouvait aussi influencer les perceptions d’autres groupes immigrants.

Une autre étude a scruté les facteurs susceptibles d’affecter le bienêtre psychosocial des immigrants de quatre groupes ethniques de la région de Montréal, notamment la discrimination (Rousseau et Drapeau, 2002). Près du tiers des répondants de l’étude ont rapporté avoir subi de la discrimination, laquelle a été ressentie lors de la recherche d’un emploi, du recours aux services publics, du contact avec le milieu scolaire ou de la recherche d’un logement. De plus, les personnes ayant rapporté de tels traitements présentaient un niveau de détresse psychologique plus élevé et un niveau de satisfaction plus faible que celles n’ayant pas rapporté d’expérience de discrimination. Selon les auteures de l’étude, il est permis de croire que l’association entre la perception de la discrimination et la santé mentale est bidirectionnelle, c’est-à-dire que la discrimination et le sentiment d’être exclus peuvent provoquer des symptômes dépressifs et que ces symptômes peuvent amener les gens à exagérer les situations de discrimination. Bref, les résultats de l’étude ont montré que l’expérience de la discrimination est d’une ampleur

considérable et que celle-ci entretient un lien négatif59 avec la santé mentale pour les groupes

étudiés (Rousseau et Drapeau, 2002). 2.3.4 Stratégies individuelles

Aux États-Unis, Pager et Pedulla (2015) ont analysé les stratégies adoptées par les chercheurs d’emplois afro-américains pour contourner la discrimination à l’embauche. Afin de minimiser ces écueils, certains ont adopté une stratégie de recherche plus élargie en postulant à davantage d’offres d’emplois. Or, si cette stratégie leur permet de maximiser leurs chances de subir une moindre discrimination, elle peut aussi les exposer à plus d’effets négatifs. Entre l’objectif de trouver un emploi rapidement et celui de sécuriser un salaire décent et une trajectoire professionnelle, le dilemme demeure incontournable. Dans tous les cas, dès qu’un changement d’emploi survient ou s’impose en raison d’un licenciement, les Noirs courent le risque d’avoir une carrière encore plus discontinue et des difficultés à se trouver un nouvel emploi. De plus, même s’ils accèdent à l’emploi, ils ont statistiquement plus de chance de subir de la discrimination, notamment en se faisant offrir un emploi au-dessous de leurs qualifications (Pager et Karafin, 2009). Bref, les stratégies adoptées par les Noirs peuvent jouer un rôle dans la perpétuation ou l’atténuation des inégalités sur le marché du travail (Pager et Pedulla, 2015), d’où leur propension à être proactifs afin de contrer les impacts négatifs de ce phénomène social.

Par ailleurs, Kang et coll. (2016) ont également examiné les stratégies utilisées par les minorités ethniques pour éviter la discrimination anticipée sur le marché du travail. Leur étude a été menée en trois étapes : entrevues, expérience de laboratoire et testing. Les entrevues ont montré que certains candidats choisissent de « blanchir » leur CV, c’est-à-dire modifier leur nom60 et omettre des expériences de travail ou de formation en lien avec des institutions

comportant un nom à consonance ethnique minoritaire. En revanche, d’autres candidats rejettent cette pratique. Les résultats du testing ont montré que l’adhésion des employeurs au principe de la valorisation de la diversité ethnique n’était pas associée à moins de discrimination.

59 À l’instar de la montée des risques psychosociaux accompagnant la flexibilisation accrue du marché du travail qui induit une inégale répartition des risques (Méda et Vendramin, 2013), il serait pertinent d’étudier précisément les risques psychosociaux liés à la discrimination à l’embauche.

60 Les individus ont parfois recours à des stratégies individuelles pour échapper aux effets délétères de la discrimination. Par exemple, afin de paraître plus Québécois pour mieux s’intégrer à la société, plus de 150 personnes issues de l’immigration – dont environ le tiers provenait du Maghreb ou du Moyen-Orient - ont changé leur prénom en 2013 (Gerbet, 2014). De plus, devant la difficulté à se trouver un travail, près du quart des immigrants (soit près de 120 000 personnes) auraient quitté le Québec entre 2004 et 2013, notamment pour Toronto (Braün, 2016). Certains immigrants adaptent une partie de leur identité pour mieux s’intégrer; d’autres choisissent de partir avec l’espoir de trouver une société d’accueil plus ouverte à leurs différences.

Ainsi, les résultats de cette étude ont souligné un paradoxe déjà observé dans l’étude de Bertrand et Mullainathan (2004) : les minoritaires sont davantage sujets à la discrimination en postulant auprès d’employeurs favorables à la diversité. En étudiant la dissimulation et la transparence sur les marchés de travail, Kang et coll. (2016) ont observé une interaction entre les présentations de soi des candidats et celles des employeurs qui structure les inégalités économiques.