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Chapitre 2 : Inégalités systémiques à l’embauche

2.2 Traditions de recherche

2.2.1 Essor du testing à l’embauche

Avant d’être repris par des chercheurs d’autres continents, les testings se sont poursuivis en Angleterre dans les années 1970-1980. Par exemple, suite à l’amendement du Race Relations Act, une étude a combiné les tests avec acteurs (Daniel, 1968) et les test écrits (Jowell et Prescott- Clarke, 1970) pour mesurer la discrimination dans l’accès à l’emploi et au logement (McIntosh et Smith, 1974). Selon les chercheurs, la discrimination est un problème qui survient dans différents domaines (emploi, logement et autres marchés), dans divers contextes (recrutement, promotion, formation, licenciement) et à différentes étapes (tri des CV, invitation à l’entrevue, offre d’emploi). De plus, ceux-ci ont innové en incluant dans leurs tests un candidat italien afin de pouvoir distinguer l’effet de la « race » de celui de l’origine étrangère. Globalement, les résultats ont montré que les candidats asiatiques (Indiens et Pakistanais) étaient les plus discriminés et que l’ampleur de la discrimination demeurait similaire à celle des études précédentes.

Par ailleurs, un test de correspondance a été mené auprès d’employeurs des secteurs de la comptabilité et de la gestion financière avec des candidats de diverses nationalités et « races » (Firth, 1981). Les résultats ont montré que les Britanniques avaient plus de chance de se faire inviter en entrevue que les candidats blancs d’autres nationalités38 et que les candidats asiatiques

et caribéens subissaient le plus haut taux de discrimination. Plusieurs mois après, Firth envoya un questionnaire à l’ensemble des employeurs qui avaient été préalablement testés. Selon les questionnaires retournés comptant pour près de 60% de l’échantillon, la quasi-totalité des employeurs a affirmé qu’ils traiteraient également un Blanc britannique et un non-Blanc. Deux autres études combinant les tests écrits et par téléphone ont observé des taux de discrimination substantiels à l’égard des candidats noirs et asiatiques (Brown et Gay, 1985; Hubbuck et Carter,

1980). En somme, dans près d’un cas sur trois, ces études ont montré que les candidats minoritaires se sont vus refuser l’accès à un entretien d’embauche sur la base de la « race » (Riach et Rich, 2002).

2.2.1.1 Amérique du Nord et Australie

Aux États-Unis, les premiers testings à l’embauche ont mesuré la discrimination fondée sur la religion (Jolson, 1974) et le sexe (Levinson, 1975) ainsi que les préférences des employeurs à la suite de l’adoption des politiques d’affirmative action (McIntyre et coll., 1980; Newman, 1978). Toutefois, les recherches étatsuniennes ont surtout traité de la discrimination raciale sur le marché du logement et d’autres produits39 et l’accent sur le marché du travail n’a pris de

l’importance qu’au tournant des années 1990.

Dans ce contexte, les chercheurs étatsuniens ont graduellement intégré les candidats latino- américains dans leurs tests. Par exemple, dans un test avec acteurs40 mené dans la région de

Washington, ceux-ci ont reçu un traitement moins favorable que les candidats anglophones plus d’une fois sur cinq (Bendick et coll., 1991). Deux autres études similaires ont indiqué un taux de discrimination similaire à l’encontre des candidats noirs et latino-américains de Chicago, San Diego et Washington (Cross, 1990; Turner et coll., 1991). De plus, les résultats d’une étude menée à San Diego et Chicago ont montré que les majoritaires avaient au moins 30% plus de chance de se faire inviter en entrevue et offrir un emploi que les testeurs latino-américains (Kenney et Wissoker, 1994). Mesurant la discrimination au sein des restaurants huppés de Philadelphie, l’étude de Neumark et coll. (1996) a montré que les femmes avaient près de 40% moins de chance d’accéder à l’entretien d’embauche et de se faire offrir un emploi que les

39 Par exemple, un test de situation mené sur le marché du logement, à Boston, a démontré que les Noirs recevaient environ 30% moins d’offres que les Blancs (Yinger, 1986). Sur le marché des automobiles neuves, un test effectué à Chicago a indiqué que les vendeurs proposaient des prix significativement plus élevés aux femmes et aux Noirs qu’aux Blancs, corroborant une discrimination raciale et fondée sur le genre (Ayres et Siegelman, 1995).

40 Les tests de situation ont été vivement critiqués durant les années 1990, aux États-Unis. D’abord, Heckman et Siegelman (1993) ont jeté le doute sur l’équivalence des deux acteurs de la paire dans ces tests (« biais de la personnalité ») et le risque potentiel que le candidat minoritaire agisse afin d’infirmer ou confirmer la discrimination (« biais de la motivation »). Ils ont également reproché à cette technique de ne pas pouvoir rendre compte des « caractéristiques non-observables » qui influencent les décisions des employeurs sur le marché du travail. Par ailleurs, Heckman (1998) a réfuté la thèse selon laquelle la discrimination serait encore un facteur important pour expliquer la persistance de la disparité des revenus entre les Blancs et les Noirs aux États-Unis. Selon lui, ces inégalités seraient plutôt fondées sur des différences d’habiletés et proviendraient des contextes sociaux défavorisés dont sont issus certains travailleurs. Pour effectuer un test de situation palliant à ces difficultés, Pager recommande de suivre un protocole, une éthique de recherche spécifique ainsi que de fournir une formation initiale et une supervision des testeurs tout au long de l’étude (Pager, 2007). À la suite de ces critiques, les chercheurs ont apporté des modifications aux tests subséquents (Darity Jr. et Mason, 1998).

hommes. D’autres données recueillies lors des interactions ont indiqué que les salaires et les pourboires étaient substantiellement plus élevés dans ce type de restaurant41.

Au Canada, le premier test de correspondance effectué dans la région de Toronto a mesuré la discrimination fondée sur le sexe et l’orientation sexuelle dans l’accès aux stages en droit (Adam, 1981). Les résultats de l’envoi postal ont montré que les personnes homosexuelles, suivies par les femmes, étaient les candidats les plus discriminés à l’embauche42. Dans une

seconde étude expérimentale43 menée dans la région torontoise, des chercheuses ont utilisé des

tests avec acteurs pour mesurer la discrimination à l’embauche à l’encontre des Noirs (Henry et Ginzberg, 1985). Les résultats de l’étude ont montré un taux élevé de discrimination à l’encontre des candidats caribéens44.

En Australie, la première recherche expérimentale utilisant les tests écrits pour mesurer la discrimination fondée sur le sexe a été menée à Victoria (Riach et Rich, 1987). Les résultats ont montré que les femmes subissaient un taux élevé de discrimination dans l’accès à des emplois qualifiés et peu qualifiés45. Une deuxième étude similaire a testé la discrimination raciale à l’égard

des immigrants grecs et vietnamiens (Riach et Rich, 1991). Les résultats du test ayant porté sur près de 1 000 emplois ont montré un taux de discrimination trois fois plus élevé pour les candidats vietnamiens que pour les candidats grecs et similaires à ceux de l’étude précédente. Sur ces continents, des tests aux échantillons substantiels seront menés à la suite de l’essor de cette méthode dans les années 2000.

41 Selon Altonji et Blank (1999), malgré les changements apportés, cette étude souffrait des mêmes lacunes que celles identifiées par Heckman et Siegelman (1993). D’après Midtbøen et Rogstad (2012), seulement l’utilisation accrue des tests écrits, au début des années 2000, a permis de pallier aux désavantages des tests de situation, notamment parce qu’ils permettent un meilleur contrôle des variables et de tester plusieurs types d’emploi qualifiés. 42 Cette étude n’était pas à proprement parler un test de discrimination, mais plutôt un test de préférence car chaque employeur ne recevait qu’un seul CV (Riach et Rich, 2002). De plus, malgré l’aspect novateur de l’étude, l’échantillon était restreint.

43 Celle-ci faisait suite à la publication de deux rapports gouvernementaux ayant étudié le racisme en emploi. 44 Quelques années plus tard, un vaste rapport commandé par le Bureau internationale du travail (BIT) a fait le point sur le contexte global de la discrimination subie par les travailleurs immigrants au Canada (Raskin, 1993). En dépit d’un système étendu de défense des droits humains et de l’existence d’une législation antidiscriminatoire, le rapport a indiqué l’existence d’attitudes latentes discriminatoires dans une partie de la population, de diverses barrières systémiques envers ces groupes et d’un problème de discrimination dans les milieux de travail.

45 Pour atténuer l’ampleur de ce problème, les chercheurs ont suggéré de renforcer la législation pour obliger les entreprises à publier les résultats et les motifs de leurs décisions d’embauche et d’autoriser la Commission de l’égalité des chances australienne à tenir des enquêtes ponctuelles. Vingt ans plus tard, suite à une étude aux résultats similaires effectuée en Angleterre (Riach et Rich, 2006), ils ont réitéré leurs suggestions.

2.2.1.2 Enquêtes du Bureau international du travail en Europe

À l’exception de l’Angleterre, peu de tests de discrimination ont été menés en Europe continentale avant que le BIT ne lance son vaste projet de recherche (Zschirnt, 2016). Dans une rare étude de ce type menée en France, un taux de discrimination élevé à l’embauche et moindre dans la recherche d’un logement avait été observé à l’encontre des candidats antillais (Noirs), mais pas vis-à-vis du candidat portugais (Bovenkerk et coll., 1979).

Dans le cadre du projet mondial de lutte contre les discriminations, les études du BIT ont été conçues de manière à mesurer la discrimination à toutes les étapes du processus d’embauche afin que les résultats de l’ensemble des recherches soient comparables. Plus précisément, il y avait trois étapes au cours desquelles un candidat pouvait subir de la discrimination : soumission de la candidature, invitation à l’entretien d’embauche et offre d’emploi. Chaque recherche fonctionnait principalement sur la base des tests de situation. Les candidats majoritaires et minoritaires46 soumettaient leurs candidatures, surtout par téléphone, et participaient ensuite à

l’entretien si les deux candidats étaient invités. Plusieurs types d’emplois ont été couverts par ces études dont les principales données agrégées concernant les taux de discrimination47 sont

présentées dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1 : Taux nets de discrimination à l’embauche dans la première phase des études du BIT

Pays Taux nets de discrimination selon les étapes du processus d’embauche

Contact initial Invitation à l’entretien Offre d’emploi Taux total de discrimination

Belgique 19% 12% 2% 33%

Allemagne 13% 6% Pas réalisée 19%

Pays-Bas 23% 9% 5% 37%

Espagne 25% 8% 3% 36%

Sources : Arrijn et coll. (1998); Goldberg et coll. (1996); Bovenkerk et coll. (1995); de Prada et coll. (1996)

46 D’origine marocaine en Espagne, aux Pays-Bas et en Espagne, mais d’origine turque en Espagne afin de représenter les principaux groupes d’immigrants dans chaque pays.

47 Il existe deux modes de calculs qui divergent quant à l’inclusion des absences de réponses (ou non-observations) dans les calculs ainsi que des taux bruts et nets de discrimination. Dans la plupart des tests de discrimination effectués aux États-Unis, les chercheurs considèrent une absence de réponse pour les deux candidats comme un traitement égal ou symétrique, laquelle fait ensuite partie du calcul. Or, la grande majorité des chercheurs de ce champ (Bursell, 2014, pp. 407-408) estiment au contraire que cela représente une non-observation qui ne permet pas de déterminer si ce refus repose sur le principe de l’égalité. Celle-ci n’est donc pas incluse dans le calcul. En suivant la seconde approche, qui est également celle retenue dans les études du BIT, le calcul du taux net de discrimination tient compte des cas où seul le candidat majoritaire (A) ou minoritaire (B) a reçu une réponse positive (demande d’information supplémentaire ou invitation en entrevue) et de l’ensemble des candidatures ayant généré au moins une réponse (C). Ainsi, le taux = (A – B / A + B + C) * 100%.

Selon ce tableau, les taux de discrimination substantiels ont été enregistrés surtout aux deux étapes initiales du processus d’embauche à l’encontre de tous les candidats minoritaires. Ces étapes sont déterminantes pour la suite du processus d’embauche, car le candidat discriminé lors de celle-ci ne peut accéder aux étapes ultérieures. Riach et Rich (2002) observent que près de 90% du total des discriminations surviennent à cette étape préliminaire.

Dans la deuxième phase des études du BIT basée sur le même protocole, trois études ont été menées en Italie, France et Suède. Dans l’enquête italienne (Allasino et coll., 2004), les minoritaires d’origine marocaine ont subi un taux net de discrimination à l’embauche de 41%. Pour sa part, l’étude française (Cédiey et Foroni, 2007) a révélé un taux net de discrimination de 51% à l’encontre des minoritaires d’origine maghrébine ou « africaine noire ». Quant à l’étude suédoise (Attström, 2007), les taux de discrimination des minoritaires du Moyen-Orient ont été présentés différemment dans le tableau ci-dessous.

Tableau 2 : Taux nets de discrimination à l’embauche dans la seconde phase des études du BIT

Pays Taux nets de discrimination selon les trois étapes du processus d’embauche

contact initial invitation à l’entretien offre d’emploi Taux total de discrimination

Italie 26,6% 11,6% 2,6% 40,9%

France 33,1% 10,6% 7,3% 51%

Suède N/D N/D N/D 34% (F), 32% (H)

Sources : Allasino et coll. (2004); Cédiey et Foroni (2007); Attström (2007)

Ce portrait d’ensemble indique que les minoritaires du Moyen-Orient (étude suédoise) se font fait discriminer environ une fois sur trois et que les candidats marocains (études française et italienne) subissaient le même traitement inégal près d’une fois sur deux. Par ailleurs, si l’on compare sommairement ces chiffres avec ceux des premières études du BIT, la situation ne semble pas s’être améliorée. Ces données suggèrent même un accès à l’emploi plus restreint pour les candidats minoritaires étudiés. Globalement, la discrimination à l’embauche dénote une tendance structurelle majeure dans les marchés du travail étudiés48. Enfin, l’ensemble de ces

48 Un examen plus minutieux de ces données tenant compte, entre autres, des différents contextes institutionnels, politiques et légaux de chaque pays mais aussi des différences liées aux marchés du travail (taux de chômage, d’activité, etc.), permettrait sans doute de nuancer ces chiffres.

études indique que la très grande majorité des discriminations (près de 90%) survient aux étapes initiales du processus d’embauche (Riach et Rich, 2002; Rich, 2014)49.