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Chapitre 1 : Discriminations et frontières ethniques

1.4 Intersectionnalité

1.4.4 Discrimination intersectionnelle

La discrimination multiple28 existe depuis longtemps (Collins et Bilge, 2016), mais sa

reconnaissance en tant que concept légal est relativement récente (Sheppard, 2011). Ce concept réfère à une situation dans laquelle un individu subit une discrimination fondée simultanément sur plusieurs critères prohibés par les lois. Profondément influencée par le contexte social et politique, la discrimination intersectionnelle exercée à l’encontre des gens d’origine arabe et de religion musulmane est en recrudescence au Québec depuis l’attentat du 11 septembre 2001 (Rousseau et coll., 2011). Dans cette section, nous traitons de l’essor de ce concept dans le système de justice et les recherches scientifiques.

1.4.5.1 Droit antidiscriminatoire

Jusque dans les années 1990, les dispositifs de lutte contre les discriminations reconnus par le droit et utilisés par les instances de justice ne permettaient pas de considérer une pluralité de formes de discrimination conjointement. D’abord fondé sur une conception unidimensionnelle de la domination, le droit antidiscriminatoire intègre de plus en plus les considérations de l’approche intersectionnelle. Celles-ci s’inscrivent dans le passage à une vision substantialiste du droit qui est plus sensible aux inégalités reproduites par le système de justice (Bilge et Roy, 2010), innovation qui est surtout due au développement de la perspective de l’intersectionnalité (Collins et Bilge, 2016) et à la montée de cette pensée au sein des Nations Unies (Bilge et Roy, 2010). Deux critiques majeures du droit antidiscriminatoire ont été formulées à partir de celle-ci.

D’une part, toute discrimination n’est que rarement fondée sur un motif isolé et un rapport de domination unique. Par exemple, au Québec, les femmes immigrantes racisées subiraient des préjudices en raison de la combinaison de plusieurs motifs (Chicha, 2012;

Gauthier, 2016). D’autre part, négliger ce caractère multidimensionnel de la discrimination conduirait à soutenir le statu quo d’un système producteur d’inégalités sociales (Bilge et Roy, 2010). Selon ces auteurs, la posture intersectionnelle implique d’adopter un point de vue plus contextualisé des cas de discrimination en s’appuyant sur des motifs qui, plus que de simples attributs illégaux, sont saisis comme des marqueurs d’inégalités et des effets des rapports de pouvoir. Dans le champ des études de testing, des chercheuses et des chercheurs ont modifié leurs outils méthodologiques et grilles d’analyse afin de tenir compte de l’existence des discriminations intersectionnelles.

1.4.5.2 Testings intersectionnels

Le principal avantage de la méthode du testing, surtout utilisée pour analyser la discrimination à l’embauche, repose sur sa capacité à isoler la variable à l’étude. En utilisant des curriculum vitae dans lesquels toutes les compétences sont équivalentes, les chercheurs signalent la variable en question – par le nom29 dans la majorité des cas – et neutralisent ainsi tout autre facteur. C’est

aussi afin de ne pas introduire de biais dans les mesures et éviter les amalgames des facteurs discriminatoires que ces derniers ont, sauf exception, limité leurs études à l’analyse d’une seule variable. Depuis environ quinze ans, les chercheurs adaptent de plus en plus leurs outils méthodologiques selon l’approche intersectionnelle. Cela permet d’étudier les différences selon le sexe à l’intérieur d’un même groupe (Browne et Misra, 2003; McBride et coll., 2014) ainsi que les situations où plus d’un motif discriminatoire est en cause.

S’inspirant de l’intersectionnalité de manière explicite ou implicite, des testings menés aux États-Unis ont intégré cette perspective dans leur dispositif méthodologique, ce qui a permis d’affiner l’analyse de la discrimination subie à l’embauche. L’étude de la sociologue D. Pager (2003) a porté sur les effets croisés de la possession d’un dossier criminel chez les Blancs et les Noirs dans l’accès à l’emploi. Pour ce faire, un test de situation a été mené avec deux paires d’acteurs : candidats blancs avec et sans dossier criminel, et une paire analogue de candidats noirs. Ce test a généré des taux de rappel très distincts selon les profils des candidats : Blancs (34%), Blancs ex-criminels (17%), Noirs (14%) et Noirs ex-criminels (5%). Si la chercheuse avait limité son étude à l’effet du dossier criminel, il aurait été impossible d’en connaître les impacts

29 Pourtant, si la quasi-majorité des études par testings utilisent le nom pour véhiculer indirectement l’ethnicité, aucune étude n’a encore montré hors de tout doute que des facteurs situationnels et d’autres caractéristiques n’influençaient pas aussi le processus (Calvès, 2007; Midtbøen et Rogstad, 2012).

précis auprès des candidats afro-américains. L’intersectionnalité met donc en lumière l’existence de contrastes significatifs selon la possession d’un dossier criminel et la « race » des candidats.

Une autre recherche a porté sur l’effet combiné du genre et du statut parental (Correll et coll., 2007). Dans un premier temps, le testing a montré que les mères étaient invitées en entretien environ 50% moins souvent que les femmes sans enfant et les pères. Ensuite, dans l’autre portion de l’étude menée en laboratoire, les mères étaient perçues comme moins compétentes que les femmes sans enfant et elles se faisaient offrir un salaire moindre. À l’opposé, les pères étaient globalement avantagés par leur statut parental. Ainsi, l’étude a montré que les mères subissent davantage de préjudice en raison du croisement des variables du genre et du statut parental, soit le fait d’être une mère. Alors que les femmes sans enfant étaient moins discriminées, les pères bénéficiaient plutôt d’avantages par rapport à leurs semblables n’ayant pas d’enfant.

Dans une étude menée dans la région parisienne, des chercheurs ont examiné la discrimination à l’embauche fondée sur les effets croisés du genre et des origines maghrébine, africaine subsaharienne et asiatique (Petit et coll., 2013). Suite à l’envoi de huit CV pour chacune des 300 offres d’emploi qualifié, l’analyse des résultats a montré de fortes discriminations à la fois selon le genre et l’origine, les femmes30 et les Français d’origine étrangère de tout genre ayant

systématiquement moins de chance d’accéder à l’étape de l’entrevue.

Dans le test de discrimination effectué par Gaddis (2014), les CV avec des diplômes provenant des universités d’élite ont généré un taux de rappel au moins 50 % plus élevé que ceux dont les diplômes étaient acquis dans une université moins prestigieuse. Toutefois, l’étude a montré que cet avantage était plus valorisé pour les Blancs que pour les Noirs, à l’instar de la qualité des CV dans l’étude de Bertrand et Mullainathan (2004). D’autres chercheurs ont mesuré les effets combinés de la classe sociale et du genre dans l’accès à des emplois dans des firmes d’avocats renommées. Les résultats de l’étude ont montré que les candidats issus d’une classe sociale privilégiée avaient nettement plus de chance de se faire inviter en entrevue que les candidates issues d’une classe sociale défavorisée (Rivera et Tilcsik, 2016). Aux Pays-Bas, une étude a montré que les candidates arabes étaient plus discriminées que leurs pairs masculins dans l’accès aux emplois très qualifiés (Derous et Ryan, 2012). À l’opposé, d’après les résultats

30 Les femmes d’origine asiatique représentent toutefois une exception. En effet, les auteurs soulignent qu’elles ont plus de chance que les autres femmes de se faire inviter à une entrevue, voire même une probabilité plus grande que leurs confrères d’origine asiatique d’accéder à l’emploi (Petit et coll., 2013).

d’analyse d’un testing mené en Suède, Bursell (2014) a montré que les minoritaires masculins et d’origine nord-africaine étaient plus discriminés que leurs consœurs.

En somme, l’intégration de l’approche intersectionnelle dans ces études révèle l’existence des inégalités dans l’accès à l’emploi des gens qui sont généralement confondus dans une même catégorie sociale. De plus, ces recherches suggèrent que l’ajout de la variable du sexe aux motifs à l’étude (origine ethnique, dossier criminel, statut parental, etc.), ne génère pas toujours les mêmes résultats. Parfois perçu comme un désavantage, le sexe féminin peut aussi s’avérer un avantage dans d’autres situations. D’où l’intérêt à approfondir cette analyse dans un testing à l’embauche au Québec, pratique inédite.