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Chapitre 1 : Discriminations et frontières ethniques

1.1 Statuts

1.2.4 Discrimination à l’embauche

1.2.4.3 En fauteuil roulant

Selon les rapports annuels de la CDPDJ déposés entre 2012 et 2019, environ la moitié des plaintes de discrimination déposées au Québec concernait le secteur du travail. Le motif de la « race », de la couleur et de l’origine ethnique ou nationale se classait au deuxième rang des motifs

le plus souvent invoqués, après le handicap. Récemment, trois études ont porté sur la problématique de la discrimination à l’embauche dans la région de Québec.

Dans les régions de Montréal et de Québec, des chercheurs ont utilisé le testing pour examiner l’effet du handicap à l’embauche auprès des employeurs privés (Bellemare et coll., 2018). Au total, près de 1 500 CV ont été envoyés en réponse à des offres d’emplois pour lesquelles le handicap n’affectait pas la productivité : réceptionniste, secrétaire, programmeur et commis comptable. Contrairement aux testings scientifiques standards, fonctionnant minimalement avec une paire de CV équivalents par employeur, les chercheurs ont envoyé un seul CV par entreprise. Les données de l’étude ont généré des taux de rappel substantiellement différents entre le candidat de référence (14,4%) et celui avec le handicap (7,2%). En d’autres mots, les majoritaires avaient deux fois plus d’invitations à l’entretien d’embauche que le minoritaire qui, à l’opposé, avait deux fois moins d’invitation en raison de son handicap. Par ailleurs, la mention que l’employeur avait accès à une subvention gouvernementale, une fois sur deux dans la lettre de recommandation du minoritaire, n’a pas eu d’effet positif. Globalement, par rapport aux études menées dans d’autres pays, ces résultats ont révélé une ampleur inédite de la discrimination à l’embauche à l’encontre des personnes handicapées. Enfin, selon la littérature consultée par les chercheurs, cela suggérait aussi que ces minoritaires étaient plus discriminés que ceux pénalisés en raison de la « race » ou de l’ethnicité (Bellemare et coll., 2018)17.

1.2.4.4 À Québec

Jusqu’à récemment, la discrimination fondée sur l’ethnicité n’avait pas été étudiée dans la région de Québec. Or, les données de deux testings ont montré que les Québécoises et les Québécois d’origine maghrébine (ou arabe) font face à une barrière structurelle dans leur intégration sociale et professionnelle.

D’une part, une étude à petite échelle a été menée en focalisant sur les candidates féminines à la recherche d’un emploi peu qualifié de secrétaire (Brière et coll., 2016). Une cinquantaine de paires de CV équivalents en termes d’expériences de travail et de diplôme a été envoyé aux employeurs en réponse à des offres d’emploi parues en ligne. La moitié des CV

17 Récemment, les chercheurs ont poursuivi l’étude de cette problématique en menant un testing d’environ 2 000 CV pour analyser l’effet du CV vidéo. « Lorsqu'elles postulent pour un emploi, les personnes en fauteuil roulant auraient intérêt à dévoiler leur handicap dans une vidéo de présentation. Cette stratégie augmente de 38 % leurs chances d'être convoquées en entrevue d'embauche, selon une étude menée à l'Université Laval » (Duval, 2019). Or, l’écart initial entre les taux de rappel des majoritaires (44,6%) et minoritaires (19,9%) demeure élevé. En effet, même si le CV vidéo améliore la situation des personnes handicapées (27,4%), celles sans handicap (55,2%) restent avantagées.

comportait des noms féminins signalant l’appartenance au groupe majoritaire (Valérie Tremblay), l’autre moitié des noms féminins à consonance arabe (Samira Benounis). Les résultats ont montré que la minoritaire a reçu deux fois moins de réponses positives que la candidate de référence, celle-ci ayant eu deux fois plus d’invitations en entrevue avec le même nombre de CV envoyés. D’autre part, le prétest de notre enquête18 (Beauregard et coll., 2019) constitue la seconde

étude ayant porté sur cette problématique. Globalement, les résultats ont indiqué un préjudice similaire à l’encontre des minoritaires d’origine maghrébine. Notons que les résultats des études susmentionnées s’avèrent similaires à ceux de l’étude ayant porté sur l’effet du handicap.

1.3 Ethnicités

Affectant autant les immigrants que leurs descendants, l’ethnicité en soi serait le principal facteur à l’origine de la discrimination à l’embauche (Carlsson, 2010). Mais qu’est-ce exactement, l’ethnicité? À l’instar des études ethniques au Québec et du concept de majorité (Pietrantonio, 2002), la réflexion autour de ce dernier est souvent négligée. Pourtant, au cœur des dynamiques sociétales, de la redéfinition des frontières ethniques et des débats sur l’immigration, l’ethnicité est un facteur qui suscite le maintien de l’opposition entre un Eux et un Nous (Juteau, 2015). Pour ces raisons, la sociologue estime que c’est un fait social – un objet sociologique central – que l’on a intérêt à comprendre tant dans ses dimensions subjectives qu’objectives. Dans un contexte où l’identité québécoise est caractérisée par son ambiguïté, des majoritaires porteurs de cette dernière se sentent menacés par l’Autre, souvent musulman, et ses différences culturelles (Juteau, 2015). Les événements autour de la commission Bouchard-Taylor, le projet de loi sur les valeurs et la Loi sur la laïcité de l’État ont témoigné de la présence de ces craintes au Québec. Dans cette section, nous abordons les frontières ethniques, les groupes ethniques majoritaire et minoritaires ainsi que les relations entre ces groupes.

1.3.1 Frontières

Les recherches sur la formation des frontières, sociales et symboliques, ont connu un essor important au tournant du millénaire (Lamont et Molnar, 2002). Dans ce contexte académique, la sociologue D. Juteau a rédigé L’ethnicité et ses frontières (2015)19, livre dans lequel elle présente

son analyse des frontières ethniques. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, elle estime que

18 Pour connaître la méthodologie, les résultats ainsi que leur interprétation, voir les chapitre 3, 4 et 5. 19 D’abord paru en 1999, ce livre a fait l’objet d’une deuxième édition et d’une mise à jour en 2015.

l’idéologie pluraliste – fondée sur la diversité des opinions et des ethnicités au sein de la société – a perdu de son attrait dans le champ politique, tant à gauche qu’à droite. Dans le champ scientifique, l’on questionne la pertinence du concept de l’ethnicité, souvent considéré comme un objet éminemment polémique. Bien qu’invisibles, Juteau estime que les frontières ethniques revêtent une grande importance dans les relations entre les divers groupes du Québec et l’accès de leurs membres aux ressources. En soulignant l’importance des différences culturelles dans la délimitation des frontières et la définition de l’identité collective, elle évoque le danger à leur imputer l’origine des conflits entre les groupes ethniques. En aucun cas, prévient-elle, ces luttes ne devraient être réduites à ces seules distinctions ni à des attributs psychologiques. C’est en ce sens que pour analyser les relations ethniques à proprement parler – ce dont il est question dans cette thèse – elle préconise de focaliser sur des inégalités réelles.

Dans son analyse macrosociologique, Juteau (2015) distingue l’émergence des frontières ethniques, des groupes ethniques et des relations entre ceux-ci. En s’inspirant de Max Weber, elle définit les groupes ethniques comme des groupes humains ayant une croyance subjective en une communauté d’origine qui est fondée sur des mœurs communes. Juteau distingue le concept de groupe ethnique, habituellement réservé aux groupes minoritaires, de celui qui lui est apparenté : la nation. Ce dernier est généralement attribué aux groupes qui contrôlent l’État ou formulent un projet politique pour se l’approprier (Juteau, 2015, p. 71). Au Québec, la Révolution tranquille représente à la fois un tournant pour l’acquisition du statut de nation par le groupe ethnique majoritaire, la transformation de son identité et la modification des frontières ethniques20.

L’identité des groupes ethniques – majoritaires et minoritaires – et leurs frontières fluctuent en fonction des intérêts matériels des dominants et des dominés, ainsi que des changements économiques et politiques, liés à la modification des critères d’inclusion et d’exclusion. « En général, les groupes dominants ont intérêt à maintenir des relations sociales fermées sur les plans économique et politique, afin de garantir des chances monopolisées à leurs membres » (Juteau, 2015, p. 37). D’autres intérêts, non matériels, contribuent aussi au maintien des frontières ethniques au profit du groupe majoritaire. Accessible à tous ceux qui appartiennent à la communauté d’origine, l’honneur ethnique21 – une forme de prestige exclusive aux

majoritaires – serait un facteur déterminant pour la solidarité sociale spécifique au groupe

20 À la suite des referendums de 1980 et 1995, la redéfinition de l’identité québécoise a infléchi des points tournants dans la transformation des frontières ethniques au Québec (voir chapitre 5).

21 Pour une fine analyse des fondements et de la puissance de cet honneur ethnique pour le maintien des frontières du groupe majoritaire, voir Juteau (2015, pp. 38-39).

dominant. Enfin, le processus de socialisation et d’ethnicisation des êtres humains, surtout assuré par les femmes, constitue également un facteur de cohésion pour le maintien des frontières.

L’ethnicité est un rapport social historiquement construit, fondé sur la référence à la descendance d’ancêtres communs, réels ou putatifs (Juteau, 2015). Ce rapport constitue le fondement même de ce qui est humain en nous, tant pour les majoritaires que pour les minoritaires. Insister sur le fait que « nous sommes tous ethniques [permet] de rappeler aux majoritaires qu’ils sont eux aussi culturellement spécifiques et que leurs projets prétendument universels correspondent à leur histoire, à leur culture, à leur identité et à leurs intérêts matériels et idéels » (Juteau, 2015, p. 104). Dans ce contexte où coexistent plusieurs ethnicités, le rapport social au sein duquel se constituent les majoritaires et les minoritaires engendre des groupes ethniques aux statuts différenciés.

1.3.2 Nation

Pietrantonio (2005, p. 117) traite les notions de majoritaire et de minoritaire « en termes de pouvoir différencié et de statuts sociaux concrets et symboliques. » Ainsi, un majoritaire est un membre de la majorité qui a davantage de pouvoir et un statut plus prestigieux qu’un membre minoritaire. Le statut de majoritaire – référant aux frontières tant externes qu’internes de son groupe ethnique – lui garantit un accès privilégié22 aux ressources. En associant le statut de

majoritaire au concept d’ethnicité, nous sommes amenés à traiter d’un concept polysémique : la nation. Résultat d’une construction sociale, la nation est souvent envisagée comme une communauté dont les dimensions sont à la fois empiriques, organisationnelles, culturelles et idéelles. « Penser la nation revient à se pencher sur le processus en vertu duquel une collectivité est catégorisée comme nationale » (Juteau, 2015, p. 146). Selon la sociologue, l’émergence d’une nouvelle dynamique ethnique et nationale au Québec est survenue à la suite du renforcement des gouvernements provinciaux au Canada, dès le milieu du 20e siècle.

Sous l’action grandissante de l’État dans le contexte de la Révolution tranquille, la nation canadienne-française, jusqu’alors sous l’emprise de l’Église catholique, a fait place à une collectivité nouvelle, à la fois territoriale et inclusive. « Au cœur et au fondement de ce processus se retrouve le lien entre l’État et le groupe majoritaire », soit les Canadiens français ayant le

22 L’enquête de la CDPDJ a confirmé ce postulat en montrant la discrimination à l’embauche subie par les minorités ethniques dans la région de Montréal (Eid et coll., 2012). Le corollaire de ce préjudice rencontré par les minoritaires est le privilège que cela induit pour les majoritaires, lesquels bénéficient d’un accès privilégié à l’emploi en raison de leur statut de majoritaire, sans faire davantage d’effort.

pouvoir et visant à instaurer une collectivité nationale (Juteau, 2015, p. 148). En s’affranchissant de la domination des Canadiens anglophones, ce passage à la nation québécoise a eu pour effet de redéfinir les frontières ethniques du groupe majoritaire. À l’échelle du Canada, les francophones des autres provinces en ont été exclus. Quant à ce nouveau Nous québécois, seuls les Canadiens français du Québec en faisaient partie. De ce renouvellement des frontières émergeront deux mouvements : une tendance vers la consolidation d’un État-nation québécois, exclusivement fondé sur les Canadiens français, et un penchant pour inclure les Québécois autres que Canadiens français dans cette nouvelle collectivité. Malgré l’adoption progressive d’une conception pluraliste et inclusive de l’identité québécoise dans divers énoncés politiques, le terme « Québécois » ne parvient pas encore à englober tous les habitants de la province, ni à effacer les frontières préexistantes qui excluaient de facto les membres des communautés dites culturelles. À la lumière de l’option pluraliste envisagée pour « la construction d’une collectivité nationale inclusive », avons-nous ouvert la voie à un Nous québécois qui inclut enfin l’ensemble de ses habitants, y compris les minorités ethniques (Juteau, 2015, p. 153)? Plus d’un demi-siècle plus tard, il nous semble que les enjeux nationaux et identitaires se posent en des termes similaires, d’où la nécessité de penser la nation et les minorités québécoises pour aborder la discrimination à l’embauche.

1.3.3 Minorités

Au Québec, deux modèles de la nation civique structurent les réflexions et le débat autour de l’appartenance à la collectivité nationale. D’une part, pour les tenants de la variante assimilationniste, « l’égalité des citoyens passe obligatoirement par un universalisme qui récuse la prise en considération des spécificités historiques et culturelles » des minorités (Juteau, 2015, p. 150). Dans cette perspective, les minorités ont le « choix »23 de délaisser leurs particularités

culturelles pour s’intégrer entièrement à la majorité québécoise ou de demeurer en marge, au sein de groupes ayant un pouvoir et un statut moindres. D’autre part, selon le modèle pluraliste de la nation, la concrétisation de l’égalité des minoritaires et de leurs particularités culturelles implique de reconnaître les rapports de domination existants qui confèrent des avantages aux majoritaires. Dans les dernières années, plusieurs faits ont montré que c’est la première version de la nation

23 Les guillemets sont utilisés pour souligner qu’il s’agit d’un choix davantage théorique que réel, l’intégration des minoritaires à la nation prenant place au sein d’un rapport social complexe dans lequel le pouvoir est inégalement réparti, au profit de la majorité québécoise.

civique qui prime au Québec. Tant l’absence de réponse politique au rapport Bouchard-Taylor, le projet de loi 60, l’affaiblissement du projet de la consultation publique sur la discrimination systémique et le racisme au Québec ainsi que la récente Loi sur la laïcité de l’État témoignent d’un refus de reconnaître le rapport de domination qui favorise les majoritaires au détriment de l’inclusion des minoritaires.

Les débats sémantiques concernant le terme de minorité sont marqués autour du concept de « race ». Il existe de nos jours un large consensus à l’effet que la « race » est un phénomène qui n’existe pas au sens biologique, mais que la réalité de ses effets sur le plan sociologique est bien réelle. Par conséquent, pour mettre l’accent sur la construction sociale qui est à l’origine de la catégorie, plusieurs chercheurs préfèrent utiliser le concept de minorité racisée plutôt que celui de minorité raciale (Ducharme et Eid, 2005; Eid et coll., 2012). De façon semblable, le concept de « minorité visible » est largement employé au Canada, tant par les gouvernements que dans les médias, pour définir les personnes autres que les Autochtones qui ne sont pas de « race blanche » ou qui n'ont pas la « peau blanche » (Mc Andrew et coll., 2013b). Parmi ceux-ci se trouvent les Chinois, les Sud-Asiatiques, les Noirs, les Philippins, les Latino-Américains, les Asiatiques du Sud-Est, les Arabes, les Asiatiques occidentaux, les Japonais et les Coréens. Ce concept est loin de faire l’unanimité et comporte plusieurs limites24.

Contrairement au concept de « race » qui est « caractérisé par l’idée d’immuabilité et de frontières infranchissables » (Juteau, 2015, p. 71), celui de minorité ethnique – dans le sens de minoritaire ayant moins de pouvoir et de statut que les majoritaires – renvoie à la croyance en des origines communes. Si tant le groupe racial (ou racisé) que le groupe ethnique sont des constructions sociales, le second n’implique toutefois pas « une nature indélébile », ni l’existence

24 « Même s’il jouit d’une reconnaissance juridique qui le rend incontournable, entre autres comme base des programmes d’accès à l’égalité au sein des gouvernements et de diverses entreprises, le concept souffre de nombreuses limites. Tout d’abord, même si le choix de visible est justifié par le fait qu’à la deuxième ou à la troisième

génération, les immigrants dont les phénotypes sont similaires à ceux de la population d’accueil peuvent faire le choix d’une assimilation totale à la culture majoritaire, ce qui n’est pas le cas des personnes appartenant à des minorités « racisées », l’expression demeure maladroite (elle semble impliquer que le groupe de comparaison, lui, serait invisible). De plus, le fait d’avoir défini substantivement la catégorie par une énumération de pays d’origine met

indûment l’accent sur une interprétation essentialiste, en sous-estimant les différences dans l’intensité des problèmes ou des processus d’exclusion vécus au sein de divers groupes. Finalement si les concepts de minorité de langues non officielles, minorité religieuse et minorité « racisée » (ou visibles) sont essentiels pour décrire divers systèmes de stratification sociale, d’identification et de mobilisation qui caractérisent les sociétés canadienne et québécoise, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit de catégories mouvantes, contextuelles et qui sont loin d’être congruentes (Tableaux 2 et 3). Ainsi un même individu peut être membre de la majorité linguistique (francophone de langue maternelle), d’une minorité visible ou « racisée » (Antillais ou Africain) et d’une minorité religieuse (Témoin de Jéhovah). Un autre individu appartiendra à une minorité de langue non officielle (italien) mais à la majorité « raciale » et religieuse (blanc et catholique). » (Mc Andrew et coll., 2013b, pp. 4-5).

de « frontières supposément infranchissables » (Juteau, 2015, p. 22). Ainsi, la possibilité d’ouvrir les frontières ethniques pour inclure les minoritaires dans le Nous québécois demeure ouverte. Imaginer cette possibilité nous renvoie aux conceptions de l’égalité, au cœur du rapport social divisant majoritaires des minoritaires. Dans ce texte, nous utiliserons alternativement les termes de minorité racisée (Eid et coll., 2012) et minorité ethnique (Juteau, 2015) de manière à rappeler à la fois le caractère construit de l’idée de « race » et la croyance en l’origine ethnique commune de ces groupes.