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« N’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut jamais être assuré et qui a toujours le pouvoir d’être méchant quand il le voudra ? »

Étienne de La Boétie, Discours de

la servitude volontaire

Après avoir opposé une philosophie politique chimérique ou utopique (art. 1) et un savoir politique tiré de l’expérience effective (art. 2) ― mais l’expérience d’un pouvoir fondé sur la crainte ― ; après avoir montré que les hommes sont nécessairement soumis aux affects, et qu’ils ne sont pas, pour cette raison, à blâmer (art. 5), Spinoza énonce ce que l’on pourrait appeler sa thèse au sujet des institutions politiques. Elle peut être lue comme faisant écho, comme répondant à la question d’Étienne de La Boétie citée ci-dessus.

§ 6. ― Un État dont le salut dépend de la loyauté de tel ou tel, et dont les affaires, pour être bien dirigées, exigent que ceux qui les mènent veuillent agir loyalement, n’aura aucune stabilité [1]. Pour qu’il puisse subsister il faudra ordonner les choses de telle sorte que ceux qui administrent l’État, qu’ils soient guidés par la raison ou mus par une affection, ne puissent être amenés à agir d’une façon déloyale, ou à mal agir [2]. Et peu importe à la sécurité de l’État dans quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’en fait

courant, la maudissent; et qui montre plus d’éloquence ou d’ingéniosité à dire du mal de l’impuissance de l’Esprit humain est tenu pour Divin. » Éthique, IV, Préface.

95 « Pour apporter dans cette science la même liberté d’esprit qu’on a coutume d’apporter dans les recherches

mathématiques, j’ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie. » T.P., I, § 4.

ils les administrent bien. La liberté d’esprit, ou force d’âme, est en effet une vertu privée, tandis que la vertu de l’État, c’est la sécurité [3]97.

[1] Le salut de l’État ne doit pas dépendre de la loyauté (fide), de la « fidélité » ou du « bon vouloir » de quelques-uns. Qu’est-ce que la loyauté ? Une vertu morale. La politique à concevoir ne doit pas dépendre de la disposition morale des gouvernants : nous avons là une dissociation de la morale et de la politique, très significative du point de vue de l’histoire de la philosophie. Il ne s’agira donc pas de moraliser les gouvernants, avec pour unique garantie leur déclaration de bonne foi. Comment entendre cela ? Le salut de la cité, dans la tradition, dépendait essentiellement de la vertu et de la qualité du dirigeant. Il s’agissait de faire devenir roi le philosophe ou le philosophe, roi. Ici, il ne s’agit plus d’installer un philosophe au pouvoir. Il est rare qu’un philosophe au pouvoir reste philosophe, d’une part, et d’autre part, comme dit Machiavel, les États dont la vie dépend de la virtù du prince ne lui survivent pas98.

[2] Puisque la simple disposition morale des gouvernants ne suffit pas à maintenir libre un régime, il faudra « ordonner » (ordinandæ) les choses de telle sorte que ceux qui administrent l’État, qu’ils soient conduits par la raison ou par les affects (sive ratione

ducantur sive affectu) ne puissent être amenés à agir d’une façon déloyale, ou mal agir.

Telle est, croyons-nous, la grande thèse du Traité concernant l’institution politique. La politique doit être encadrée de telle sorte qu’il ne soit pas possible de pervertir l’appareil étatique ; afin que le bien commun ne puisse être subordonné à l’intérêt d’un particulier. Par sa forme même, l’État doit être soumis aux intérêts des citoyens, non seulement sur le mode de l’allégeance morale, mais par un contre-pouvoir effectif ; par une garantie constitutionnelle, dirait-on peut-être aujourd’hui99. Tout se passe comme si Spinoza reformulait la topique machiavélienne (« celui qui veut gouverner les hommes doit les supposer méchants ») en l’inversant : les gouvernés doivent supposer les gouvernants « méchants », et se garantir a priori de leur « méchanceté ».

97 T.P., VI, § 6.

98 « Les États dont la vie dépend de la vaillance (virtù) de leurs princes durent peu, celle-ci mourant avec eux

et se perpétuant rarement. » Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XII, op. cit., p. 215. ― Machiavel affirmait aussi, « contre l’opinion générale », « qu’un peuple est plus sage, plus constant et plus avisé qu’un prince. » Ibid., p. 286.

99 L’idée d’un droit constitutionnel ― comprenant la possibilité qu’un décret soit jugé anticonstitutionnel ―

[3] « Peu importe à la sécurité de l’État dans quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’elles le soient en effet. » Un tel énoncé peut paraître polémique, dans la mesure où l’auteur invite à négliger ce qui pourrait paraître l’essentiel. L’intention ici n’est pas le critère déterminant. On regardera plutôt aux effets et aux résultats observables. Une promesse de bonne foi est une condition nécessaire, mais jamais suffisante. C’est en ce sens que l’on peut dire que la philosophie politique de Spinoza est, avant la lettre, un « conséquentalisme ». On n’exigera pas des politiques qu’ils aient l’esprit libre (d’ailleurs comment s’en assurer ?), mais seulement que leurs conduites servent l’intérêt public. ― L’article suivant clôt le chapitre I :

§ 7. ― Puisqu’enfin tous les hommes, barbares ou cultivés (sive barbari, sive culti), tissent partout des liens coutumiers et forment un statut civil, il ne faut pas chercher les causes et les fondements naturels de l’État (imperii causas et fondamenta naturalia) à partir des enseignements de la raison (non ex rationis documentis), mais les déduire de la nature ou condition commune des hommes (sed ex hominum communi natura seu conditione deducenda), ce que je me propose de faire au chapitre suivant100.

Pourquoi importe-t-il à Spinoza de ne pas chercher les causes et les fondements de l’État à partir des enseignements de la raison ? Si les hommes étaient parfaitement rationnels d’emblée, il n’y aurait nul besoin d’institution, lisait-on à l’article 1. Or, on constate que tous les hommes, barbares ou cultivés, ont un statut civil, et définissent, à leur façon, le bien et le mal ; bien que la raison ne soit pas, ici et là, cultivée également. Ce n’est donc pas de la raison comme faculté (calcul, logique, délibération), mais des passions que se forme originairement la société politique. Supposer que la société civile résulte d’un accord raisonnable, c’est présupposer ce qu’il s’agit d’engendrer. La méthode consistera, notamment, à éviter cette présupposition.

À l’opposition classique entre état de nature et état civil, Spinoza, je ne dirai pas substitue, mais plutôt fait succéder celle entre « société barbare » et « société cultivée », deux modes de société ayant chacune un statut civil, et ne se distinguant donc pas sous ce rapport précis. Il n’y a pas de société sans « justice » ; tout dépend, en effet, de ce que l’on appelle « justice ». Je fais remarquer, avant de passer à la deuxième partie, qu’un usage voisin du mot « barbare » se rencontre au XIXe siècle chez J.S. Mill quand, dans son Essai

sur la Sujétion des femmes, il écrit : « il n’y a pas lieu de penser que les institutions

100 T.P., I, § 7.

barbares (barbarisms) les plus tenaces sont moins barbares que celles dont l’homme

s’affranchit plus tôt101. »

101 John Stuart Mill, De l’asservissement des femmes (1869), chap. I, trad. M.-F. Cachin, Paris, Payot, p. 28.